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Hypothèse, problématisation et démarche analytique

Dans le document Jérémie  BASTIEN   THÈSE (Page 30-35)

L’hypothèse de persistance de la crise du football professionnel européen qui se dégage de la littérature existante suscite notre interrogation à de nombreux égards. Comment expliquer que le football professionnel européen soit présenté comme étant en situation de crise financière alors que sa valeur marchande ne cesse de croître ? Quels sont les déterminants de la crise ? Comment expliquer qu’une activité économique structurellement en crise soit viable ? Quels sont les mécanismes explicatifs du niveau de rémunération des joueurs dans ce contexte de crise financière ? En définitive, cette hypothèse nous conduit à nous interroger sur les mécanismes qui assurent la viabilité du football professionnel en Europe en tant que système productif dans cet environnement conjoncturel défavorable.

L’objectif de notre thèse consiste donc, dans le cadre d’une démarche d’économie positive32, à caractériser et à expliquer la situation de crise financière chronique du football professionnel européen dans le contexte de sa financiarisation, afin d’être en mesure d’en dégager in fine les conditions de durabilité.

Pour mener à bien cet objectif global, nous nous proposons de mobiliser un cadre analytique permettant de rendre compte avec précision des périodes de crise.

(a) Parce qu’elle est une théorie générale qui place l’étude des crises au centre de sa démarche analytique, l’usage de la théorie de la régulation (TR) nous paraît à ce titre pertinente. La TR est effectivement une théorie des crises qui dispose à la fois d’outils conceptuels et d’une typologie précise afin d’appréhender les périodes d’instabilité dans leur diversité et dans leur complexité (Boyer, 2015). Pour la TR, l’étude de ces périodes est fondamentale : les crises permettent de déterminer ex post les régularités sociales et économiques d’un système productif. Autrement dit, en aboutissant à l’identification des facteurs qui ont contribué à la progression générale et relativement cohérente d’un système productif dans le temps, l’analyse des crises conduit in fine à la construction d’un « régime » représentatif des mécanismes qui ont assuré la « reproduction de l’unité d’un système » (Barrère, 2016). Un régime étant stabilisé, se pose alors la question de sa soutenabilité face aux périodes de crise. Dans cette perspective, la persistance de la crise financière du football professionnel européen interroge plus particulièrement l’analyse régulationniste. En général, les crises d’une telle durée sont qualifiées de « grande crise » (Boyer & Saillard, 2002c), dans la mesure où elles engendrent des mutations profondes des structures-mêmes du régime                                                                                                                

32 Notre démarche s’oppose donc aux approches normatives, lesquelles sont fondées sur des jugements de valeurs et dont la visée est évaluative et prédictive (Friedman, 1953 ; Keynes, 1891).

considéré et de ses principales institutions33. Par exemple, comme nous l’avons évoqué précédemment, si la crise du régime fordiste s’est accompagnée d’une nouvelle logique d’accumulation du capital (Juillard, 2002), elle s’est également traduite par une transformation majeure du rapport salarial en tant que forme institutionnelle34(Leborgne & Lipietz, 1988). Ce type de crise marque ainsi une rupture. De nouvelles régularités sociales et économiques émergent conformément aux nouvelles modalités de croissance. Dans notre cas d’application, les deux séries de facteurs identifiées pour rendre compte de l’évolution du football professionnel en Europe ne semblent pas faire état d’une telle rupture.

(b) Dans le même temps, cette coexistence entre des facteurs de crise et des facteurs de croissance est intéressante pour l’analyse régulationniste. En effet, ce double constat rappelle la spécificité de la TR en tant que théorie des crises, voire plus largement en tant que méthode d’analyse d’un système productif. Les approches régulationnistes soulignent effectivement la nécessité de rendre compte simultanément des facteurs qui assurent l’existence d’un régime et des facteurs qui contribuent à le déstabiliser (Boyer, 2004). En cela, la TR s’écarte de l’idée d’opposition mécanique entre croissance et crise, ce qui implique nécessairement de s’inscrire dans une perspective de moyen ou long terme (Petit, 2002) : un régime de croissance n’est pas incompatible avec la reconnaissance de périodes de crise35. En fait, les crises ne sont pas systématiquement synonymes d’effondrement du régime. Si elles peuvent effectivement l’être, les crises peuvent aussi être à l’origine de déséquilibres temporaires qui vont infléchir ponctuellement la trajectoire de croissance du régime considéré sans pour autant remettre en cause les régularités économiques et sociales qui préexistaient (Lordon, 2002). Il s’agit de « petites crises » (Boyer & Saillard, 2002c). Ces crises naissent du régime de croissance lui-même. La montée des contradictions qui accompagnent l’expansion génère une instabilité qui appelle à des modifications d’ordre institutionnel. De nouvelles règles, de nouveaux droits, de nouvelles obligations sont institués (André, 2002) et ils assurent la reproduction du régime. En cela, ils sont constitutifs de sa régulation telle que la conçoivent les économistes régulationnistes. Toutefois, à terme, la montée des contradictions est telle que les facteurs de                                                                                                                

33 Les institutions étant entendues comme « la série des construits institutionnels élaborés et conçus pour fournir aux agents les ressources et les règles du jeu nécessaires à leurs interactions » (Coriat & Weinstein, 2004, p. 43).

34 Comme nous le verrons dans notre chapitre théorique (chapitre 1, sous-section 1.1.3), les institutions sont constitutives des formes institutionnelles dans la TR, ces dernières exprimant quant à elles la codification des rapports sociaux fondamentaux d’une économie donnée (Boyer, 2003b).

35 Dans son étude du capitalisme contemporain aux Etats-Unis, Mickaël Clévenot note que : « L’existence du régime de croissance peut paradoxalement être identifiée par la récurrence des crises financières aux États-Unis et de leur régulation sans modifications majeures du cadre institutionnel » (Clévenot, 2008, p. 12).

déstabilisation provoquent une crise de plus grande ampleur que les précédentes qui met fin à la logique de croissance caractéristique du régime en vigueur. En définitive, un des objectifs majeurs de l’analyse régulationniste est de rendre compte de la nature des crises en fonction de leur impact sur la viabilité du régime considéré. Pour cela, la dialectique croissance/crise est centrale puisque c’est elle qui permet, in fine, d’identifier les voies de sortie de crise à partir de l’ampleur des changements institutionnels que la crise a suscités.

(c) La persistance de la crise du football professionnel européen suscite d’autant plus notre intérêt à mobiliser l’analyse régulationniste qu’elle est révélatrice de la spécificité de la dynamique économique qui caractérise le football. En effet, la reconnaissance d’une situation de crise financière durable n’est repérable dans aucun autre secteur, si ce n’est ceux dans lesquels la régulation publique est au moins partiellement opérante, à l’image du secteur de l’aide à domicile (Gallois, 2013b) et de l’agriculture (Allaire, 2002a ; Laurent, 1992 ; Nieddu, 1998). Ce type de spécificités est fondamentale pour un certain nombre d’approches régulationnistes récentes qui s’attache à identifier et à caractériser dans leur diversité ce qu’il considère comme des « espaces méso » (Chanteau & al., 2016). Par espaces méso, ces approches entendent regrouper tout espace cohérent de règles et de rapport sociaux duquel se dégage une « dynamique intermédiaire » (De Bandt, 1989), i.e. une dynamique économique spécifique à l’échelle « infra-macroéconomique » (Saillard, 2002a). Autrement dit, ces approches soulignent la pertinence de l’analyse du niveau mésoéconomique tout en dépassant la seule prise en compte des secteurs (Laurent & du Tertre, 2008) : dès lors qu’une structure productive s’inscrit dans un ordre institutionnel précis (Allaire, 2002b) à « un niveau

intermédiaire entre le grand et le petit » (Gillard, 1975), les outils de l’analyse

mésoéconomique peuvent être mobilisés. Dans cette perspective, ce type de travaux s’appuie sur l’approche sectorielle de la régulation (Bartoli & Boulet, 1990 ; Boyer, 1990), tout en s’inspirant des travaux français d’économie industrielle des années 1970 (Arena & al., 1988) d’une part, et des travaux d’économie spatiale (Rallet & Torre, 1995) voire plus précisément d’économie de proximité (Pecqueur & Zimmermann, 2004) d’autre part. De ces nouvelles approches en termes de régulation a émergé une méso-analyse régulationniste dont l’objectif empirique est de proposer des études visant à appréhender la pluralité des espaces méso à partir de la dialectique croissance/crise évoquée précédemment. Concrètement, il s’agit de déterminer les modalités de régulation de l’espace méso considéré, ce qui implique d’en dégager simultanément les conditions de croissance, de crise et de sortie de crise. Pour mener à bien un tel projet, il est indispensable de s’interroger sur les articulations entre le régime

macroéconomique en vigueur et l’espace méso considéré : les espaces méso sont autant conditionnés par le régime macroéconomique qu’ils le structurent en retour. Cette démarche analytique multi-niveaux est fondamentale dans la mesure où elle insiste sur le fait qu’un régime macroéconomique ne peut se caractériser qu’à partir des espaces méso qui le définissent36.

Ces trois principaux apports théoriques (a, b, c) nous conduisent à nous interroger sur la validité d’une crise financière durable au sein du football professionnel européen, ce qui nous amène à formuler l’hypothèse abductive37 suivante :

Le football professionnel n’est pas en situation de crise financière durable. Au contraire, son évolution depuis les années 1980 conduit à l’identification d’un régime de croissance. Toutefois, ce régime est hautement instable en raison de son articulation au régime macroéconomique. En effet, les logiques de financiarisation se sont transmises au football professionnel européen et à ses acteurs traditionnels (clubs, joueurs, agents sportifs, instances organisatrices) par le biais de son instrumentalisation par de nouveaux acteurs financiarisés. La conséquence de cette financiarisation du football est double : d’une part, elle a conduit à l’émergence d’une nouvelle configuration de la relation salariale dans laquelle le pouvoir des clubs est limité ; d’autre part, elle soumet l’activité économique du football aux aléas conjoncturels de l’économie globale.

Afin de tester notre hypothèse abductive, nous adoptons une démarche visant à mobiliser conjointement les outils issus de la TR et les outils plus couramment utilisés en économie du sport. Notre thèse opère en ce sens un croisement analytique original38 entre les approches régulationnistes et les études menées en économie (et en gestion) du sport, ce pourquoi nous nous efforçons tout au long de ce travail de revenir avec précision sur les                                                                                                                

36 Nous proposons un approfondissement et une discussion autour des questions relatives à la méso-analyse régulationniste dans le chapitre 1 (sous-section 1.3).

37 Conformément aux approches régulationnistes, nous adoptons une démarche abductive qui s’écarte de la méthode hypothético-déductive plus couramment mobilisée (Boyer, 2015). L’inférence abductive, ou abduction, a été formalisée par Charles Sanders Pierce (1931-1958), un des pères fondateurs de la philosophie pragmatique. Elle « désigne l’inférence par laquelle un individu va former une hypothèse visant à expliquer un phénomène observé en identifiant les causes qui en sont à l’origine » (Hédoin, 2013, p. 17-18). Ainsi, l’abduction implique dans un premier temps l’observation de situations puis leur traduction en faits stylisés, afin de déterminer dans un second temps les outils pertinents d’analyse et de modélisation, pour aboutir au final à une hypothèse explicative. Pour le chercheur, l’intérêt de l’abduction est qu’elle permet « des possibilités d’aller-retour entre ses observations et ses schémas explicatifs » (Chanteau & al., 2016, p. 3-4).

38 Nous ne nions pas l’existence de quelques travaux d’économie du sport qui font référence à la TR. Toutefois, ils n’ont pas pour objectif de mobiliser le cadre analytique proposé par la TR, notamment au niveau mésoéconomique. Nous abordons plus en détail cette question dans le chapitre 1 (section 2).

fondements qui sous-tendent chacun de ces deux types de travaux afin d’apporter davantage de clarté à notre propos. Ce croisement analytique souligne par ailleurs le double intérêt de notre thèse. D’une part, notre démarche vise à l’enrichissement des développements régulationnistes récents en termes de méso-analyse (Laurent & du Tertre, 2008) par l’exploration d’un terrain méconnu par ces approches, et dont la spécificité est porteuse de résultats empiriques novateurs. D’autre part, notre démarche s’inscrit dans la continuité d’un ensemble de travaux hétérodoxes en économie du sport, notamment français (e.g. Andreff, 1989, 2007d, 2015b ; Bourg, 2012 ; Bourg & Gouguet, 1998, 2007), dont nous cherchons à révéler39 ou à prolonger la visée institutionnaliste à l’appui de l’étude du football professionnel en Europe. Au final, l’approche régulationniste nous permet d’apporter un nouveau regard sur des problématiques fondamentales en économie du football professionnel.

5.Matériaux

La mise à l’épreuve de notre hypothèse abductive a impliqué la mobilisation de matériaux et de sources hétérogènes. En premier lieu, l’examen approfondi des rapports de

benchmarking publiés par l’Union des Associations Européennes de Football (UEFA) depuis

la fin des années 2000 nous a permis d’obtenir des données, principalement financières (revenus, charges, masse salariale, dettes, fonds propres, dépenses de transferts), sur les clubs européens de première division. Nous avons par ailleurs recueilli des données similaires sur plus longue période par le biais de l’étude des comptes de résultat et des bilans des clubs qui sont communiqués annuellement dans certains pays (Allemagne et France) par les ligues nationales au travers de rapports financiers.

En second lieu, la consultation de rapports d’étude fournis par des organismes publics (rapports gouvernementaux, rapports ministériels) et par des organismes associatifs (Centre de droit et d’économie du sport, Centre international d’études du sport), voire par des cabinets d’audit et de conseil (Deloitte & Touche, Ernst & Young, KEA European Affairs ou encore PricewaterhouseCoopers), nous a permis d’accéder à de nombreuses informations, enquêtes et éléments d’analyse concernant la situation économique et juridique du football professionnel européen.

En troisième lieu, compte tenu de la difficulté d’accès à certaines données d’une part et de la forte couverture médiatique de notre sujet d’étude d’autre part, nous avons effectué                                                                                                                

39 Nous entendons par là que la portée institutionnaliste des travaux d’économie du sport n’est pas toujours explicite (Bastien, 2016).

une revue de presse (principalement écrite) d’envergure afin d’appuyer un certain nombre de nos développements.

Enfin, nous avons constitué une base de données quantitatives (cf. chapitre 4) dans laquelle nous mobilisons des données économiques d’ordre global (PIB et taux de chômage) issues de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) d’une part, et des données sur l’affluence dans les stades40 d’autre part.

Dans le document Jérémie  BASTIEN   THÈSE (Page 30-35)

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