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1.1.1 Définitions

L'homophobie est un terme très récent, qui désigne un phénomène qui l'est beaucoup moins (Tin, 2003). Les premières définitions du mot remontent au début des années 70, Smith, en 1971, puis Weinberg, en 1972, utilisent ce vocable en référence à la peur. Pour Weinberg, par exemple, il s'agit de la peur d'être en présence d'un homosexuel. La première occurrence du mot homophobie en langue française daterait de 1977 lorsque Claude Courouve l’emploie dans « Les homosexuels et les autres », mais il est absent des dictionnaires avant 1994 (Tin, 2003). Entretemps, la définition a évolué, prenant en compte l'usage du mot qui s'est largement étendu. Ainsi, en 1998, le Petit Larousse définit l'homophobie comme le « rejet de l’homosexualité, l’hostilité systématique à l’égard des homosexuels ». Selon Borillo (2001), c'est la première fois que le mot homophobie apparaît dans un dictionnaire de langue française. Auparavant, seul le terme « homophobe » était défini, depuis 1993, par le Nouveau Petit Robert, pour qui il s'agit de: « celui qui éprouve de l'aversion pour les homosexuels ». Borillo, quant à lui, définit l'homophobie comme « l'attitude d'hostilité à l'égard des homosexuels, hommes ou femmes » (Borillo, 2001, 3), tout en précisant que la notion d'homophobie ne peut être réduite à « un refus irrationnel » ou à la « haine envers les homosexuel-le-s » parce qu'elle intègre aussi la dimension d' « une manifestation arbitraire qui consiste à désigner l'autre comme contraire, inférieur ou anormal » (op., cit.). Aussi, la problématisation de l'homophobie revient à rendre l'homosexualité aussi légitime que l'hétérosexualité. Ce n'est sûrement pas un hasard si la conceptualisation de l'homophobie, et son apparition dans le vocabulaire au cours des années 90, correspondent au moment où l'homosexualité cesse d'être considérée comme une pathologie par l'Organisation Mondiale de la Santé. Plutôt qu'une coïncidence, il s'agit d'un changement de paradigme, qui déplace radicalement le problème et ouvre un champ jusque-là inexploré par la recherche.

Les auteur-e-s qui s'intéressent à cet objet de recherche nouveau qu'est l'homophobie nous

invitent à prendre en compte sa complexité et l'idéologie qui est à son fondement.

1.1.2 Homophobie et hétérosexisme

Dans le « dictionnaire de l'homophobie », Tin (2003) reprend la distinction proposée par Fassin (1999) entre les deux principales acceptions actuelles du terme qui opposent la dimension individuelle de l'homophobie à une dimension collective. La première fait référence à l'aspect phobique, psychologique, de l'homophobie, au rejet des homosexuels et de l'homosexualité, tandis que la seconde correspond plutôt à une idéologie établissant une inégalité des sexualités. Fassin (1999) propose d'employer des termes distincts pour désigner ces deux dimensions : homophobie et hétérosexisme. Pour Tin, « l'origine profonde de l'homophobie est sans doute à rechercher dans l’hétérosexisme… ce régime tend à constituer l’hétérosexualité comme la seule expérience sexuelle légitime, possible et même pensable. » (op. cit., XI). L’ « hétérosexisme » agit comme une pression latente, très forte, à se conformer à cette norme, une sorte de « pousse-à-l’hétérosexualité ». Et, « mieux qu'une norme, qui

supposerait encore une explication, l'hétérosexualité devient, pour ceux qu'elle conditionne ainsi, l'impensé de leur construction psychique particulière et l'a priori de toute sexualité humaine en général » (op. cit., XI). Rapprochant l'hétérosexisme de la notion de forclusion, l'auteur souligne que ce phénomène peut expliquer la peur, la haine, les violences chez les personnes qu'elle conditionne le plus fortement, car la « simple existence d'homosexuels qui, objectivement ne les menace en rien, constitue subjectivement une menace pour l'édifice psychique que, précisément, elles avaient longuement et durement construit sur cette forclusion. » (Tin, 2003, XI). Chez les personnes qui prennent conscience d'une attirance homosexuelle ou bisexuelle, l'hétérosexisme peut favoriser le déni, et être à l'origine de troubles identitaires, parce qu'elle rend invisible toute autre forme d'orientation sexuelle que l'hétérosexualité. L'hétérosexisme, qui revient à présumer que tout le monde est hétérosexuel, pose la complémentarité entre l'homme et la femme comme une évidence, renforçant ainsi les rôles sociaux de sexe. Elle recouvre les notions d'homophobie et de sexisme et, comme le précise Borillo (2001), dans le « Que sais-je ? » sur l'homophobie, « dans cet ordre sexuel, le

sexe biologique (mâle, femelle) détermine un désir sexuel univoque (hétéro) ainsi qu'un comportement social spécifique (masculin / féminin)... L'homophobie devient ainsi la gardienne des frontières sexuelles (homo/hétéro) et celles du genre (masculin/féminin). » (op., cit, 3).

1.1.3 Homophobie et sexisme

Plusieurs auteurs s'interrogent sur les liens étroits qui existent entre sexisme et homophobie. Un chapitre intitulé « L'homophobie: une forme de sexisme » y est consacré dans l'ouvrage « Les minorités sexuelles face au risque suicidaire » (Beck & al., 2010). Dans « homosexualités et suicide », Verdier et Firdion (2003a) présentent quant à eux l'homophobie comme la « clé de voûte de la construction du masculin » (op. cit., 2003, 181), et posent la question « et s'il s'agissait de féminophobie ? » (op. cit., 2003, 181). Gentaz (1994), quant à lui, est l'auteur d'un article intitulé « L'homophobie masculine, préservatif psychique de la virilité », publié dans l'ouvrage « La peur de l'autre en soi » (Dorais, Dutey & Welzer- Lang, 1994).

Ces auteurs font référence aux travaux de Welzer-Lang (2002) qui propose de définir

l'homophobie comme « la discrimination envers les personnes qui montrent, ou à qui l'on prête, certaines qualités (ou défauts) attribuées à l'autre genre. L'homophobie bétonne les frontières de genre » (op. cit., 18). Pour affirmer cela, il s'appuie notamment sur une enquête qu'il a réalisée auprès de 500 personnes à qui l'on demandait à quoi elles reconnaissaient des personnes homosexuelles dans la rue. Deux constats ressortent : d'une part, la plupart des répondants n’évoquent que des homosexuels masculins, ce qui revient à « invisibiliser » les lesbiennes. D'autre part, les participants « assimilent aux homosexuels les hommes qui présentent des signes de féminité (voix, vêtements, postures corporelles.) » Ainsi, « les hommes qui ne montrent pas des signes répétitifs de virilité sont assimilés aux femmes ou à leurs équivalents symboliques: les homosexuels. » (op. cit., 18)

Tamagne (2002) met en évidence que les stéréotypes, notamment issus du discours de la médecine du XIXème siècle, ont modelé les représentations sociales de l'homosexualité. Les caractéristiques associées à l'homosexualité masculine font référence à des traits et comportements considérés comme féminins, tandis que la description des lesbiennes fait référence à la masculinité (Tamagne, 2002). Elle mentionne par exemple la présentation qu'en fait le docteur Kraft Ebbing (1885), et souligne que « selon cette analyse, les vraies lesbiennes sont celles qui ressemblent le plus à des hommes, et toute aspiration masculine dans le vêtement ou dans le comportement est un symptôme de lesbianisme » (Tamagne, 2002, 63). A l'inverse, elle indique que pour décrire les hommes homosexuels « la plupart des médecins s'accordaient à relever des signes indiscutables de féminité » (op. cit., 63).

1.1.4 La lesbophobie

Tamagne (2002) insiste cependant sur la rareté des travaux portant sur l'homosexualité féminine. Les quelques cas rapportés par les médecins du XIXème sont souvent des « jeunes filles conduites chez le médecin par leur famille, parfois en raison de troubles psychiques graves, ou plus simplement parce qu'elles s'opposent à leurs projets de mariage » (Tamagne, 2002, 64). Mais le point de vue médical de l'époque fait état d'un certain scepticisme à l'égard de l'homosexualité féminine qui témoigne d'une incapacité à envisager la possibilité d'une sexualité féminine autonome (Tamagne, 2002, 64). Ainsi, ces stéréotypes ont alimenté les représentations homophobes mais aussi protégé, et même renforcé le sexisme. Tamagne (2002) montre comment les homosexuels eux-mêmes, ont parfois justifié ces

représentations en s'y identifiant, ou bien en y adhérant, « parce qu'ils trouvaient, dans ce déterminisme biologique, une justification à leur condition et un argument susceptible de conduire à la dépénalisation de l'homosexualité » (op. cit., 64).

Dans la continuité de cette analyse du phénomène de l'homophobie dans une perspective différentielle selon le sexe et afin de faciliter la compréhension des processus en jeu, on fera appel au terme lesbophobie pour distinguer l'homophobie qui vise l'homosexualité chez les femmes de celle qui vise l'homosexualité masculine. Le terme lesbophobie est parfois employé « pour désigner les manifestations d'hostilité spécifiques envers les femmes en raison de leur homosexualité réelle ou supposée ». Cette définition, proposée par l'association SOS Homophobie dans son rapport d'enquête sur la lesbophobie, publié en 2008 est complétée par la précision suivante: « Les lesbiennes, dans une société encore très largement dominée par les hommes, sont en effet doublement discriminées, en tant que femmes et en tant qu'homosexuelles. Or le tabou qui entoure l'homosexualité féminine, entoure également la lesbophobie elle-même. » Nous retiendrons la première partie de la définition, car, plutôt que

de la considérer comme une « double discrimination », il s'agit pour nous de prendre en compte la lesbophobie afin de pouvoir observer les différences entre deux formes d'homophobie, celle qui s'adresse aux filles homosexuelles et celle qui s'adresse aux garçons homosexuels. Jusque-là, en France, à notre connaissance, aucune étude n'a vraiment mis en

perspective, de façon croisée, les formes que prend la lesbophobie d'une part, et l’homophobie à l’égard des hommes, d'autre part, selon qu'elles soient exercées par des hommes ou par des femmes. Des études approfondies, qualitatives, mais aussi quantitatives, permettraient pourtant probablement de fournir des données précieuses pour la compréhension des phénomènes liés à l'homophobie, notamment en lien avec le suicide et les conduites à risque chez les adolescent-e-s et jeunes adultes.

1.1.5 Homophobie et construction du masculin

Soulignant que l'intimidation à caractère homophobe est plus répandue chez les garçons et les jeunes hommes, car liée à l'affirmation de la virilité, certains auteurs (Pascoe, 2007; Walton, 2010) insistent sur l'importance qu'elle prend, et sur la façon dont elle s'impose dans cette population : « il s'agit presque d'un rite de passage incontournable dans le monde moderne » (Walton, 2010, 2).

Dans une démarche qu'il qualifie d'éthnopsychanalytique, Gentaz (1994) a analysé 19 entretiens qu'il a conduits avec des hommes en majorité hétérosexuels. Il met l’accent sur la construction psychique de l'homophobie. Il montre comment l’identité masculine se structure autour de la peur de la pénétration sexuelle, affective et corporelle. Dans cette perspective, l’homophobie résulterait notamment des « injonctions faites aux hommes par leur environnement pour qu'ils restent dans les limites de la virilité » (op. cit., 206). S’appuyant sur les théories formulées par Anzieu au sujet du « moi-peau » (Anzieu, 1985) et des enveloppes

psychiques (Anzieu, 1987), Gentaz souligne que l’homophobie "préserve" les hétérosexuels de la féminité en empêchant toute forme d’intrusion masculine extérieure. Afin d'assurer une protection imaginaire et physique des différentes enveloppes psychiques structurant la virilité, l’homophobie s'oppose à l'expression de rapports sensibles et tendres entre hommes. « Elle enferme l’ensemble des hommes homo ou hétéro-sexuels dans une masculinité réduite,

fortement stéréotypée. » (op. cit., 199).

Ferenczi faisait déjà ce constat en 1914: « Il est étonnant de voir à quel point se perdent chez les hommes d'aujourd'hui le don et la capacité de tendresse et d'amabilité réciproque. A leurs places règnent ouvertement entre hommes la rudesse, l'opposition et la rivalité (...) Une partie de l'homoérotisme reste librement flottante et réclame satisfaction, mais comme cela est impossible dans les relations régies par notre civilisation, cette quantité de libido doit subir un déplacement, se déplacer sur les relations affectives avec l'autre sexe (...) Les hommes sont tous, sans exception, des hétérosexuels compulsifs: pour se détacher des autres hommes, ils deviennent les valets des femmes. » On notera que cet auteur fait référence au mécanisme psychique du déplacement. Si l’on suit son raisonnement, on peut penser que ce mécanisme de défense est susceptible de jouer un rôle non négligeable dans la détermination de l'orientation sexuelle des jeunes hommes vers l'hétérosexualité exclusive, dans un contexte où l'homophobie présente dans l'environnement empêche la libre expression de l'homosexualité ou de la bisexualité. A ce sujet, on regrettera que certains psychanalystes contemporains qui s'inspirent de Ferenczi (1914) tels que Bergeret (1999) qui reprend son concept d'homo-érotisme ne s'intéressent pas davantage au rôle joué par l'homophobie dans le choix

l'homosexualité exclusive alors que Freud (1905) considérait que l'attirance exclusive pour le sexe opposé n'allait pas de soi, comme nous l'avons déjà évoqué. En dépit de l'absence de travaux cliniques approfondis sur l'influence de l'homophobie sur l'orientation sexuelle, on peut penser néanmoins qu'elle n'est pas négligeable.

Selon l'étude de Verdier et Firdion (2003a), il apparaît aussi que l’homophobie joue un rôle important dans la construction du masculin durant les jeunes années. Ces auteurs soulignent que la situation est tout aussi difficile pour les jeunes qui sont traités comme homosexuels à cause d’une non-conformité de genre ou parce qu’ils n’adoptent pas les stéréotypes sexuels,

qu’elle l’est pour les jeunes homosexuels.

L'homophobie et l'hétérosexisme concernent donc les personnes Lesbiennes, Gays, Bisexuel- le-s et Transexuel-le-s (LGBT), mais aussi les hétérosexuel-le-s. Voyons maintenant en quoi l'homophobie, phénomène polymorphe, peut expliquer les conduites auto-agressives, chez les

jeunes LGBT ou perçus comme tels.