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Chapitre 2 : Cadre théorique et conceptuel

2.1 Le genre comme catégorie d’analyse

Le concept de genre est utilisé comme angle d’analyse dans de nombreuses disciplines, ce qui témoigne de sa valeur heuristique (Bohart 2011). En anthropologie, le concept de genre a entre autres été introduit par les ethnologues Malinowski (1970 [1930], 2013 [1927]), Margaret Mead (2016 [1935]) ainsi que Terman et Miles (1936) à travers leurs analyses des rôles sexuels et des relations hommes/femmes au sein des sociétés qu’ils étudiaient. Le terme « genre » serait cependant seulement apparu dans les années 1950 dans les milieux psychiatriques et médicaux (Fassin 2006). Il y eut ainsi reconnaissance du fait qu’être un homme ou une femme n’était pas seulement déterminé par la biologie, mais était également construit à travers le social. Plusieurs chercheurs établirent alors que le genre n’était pas conçu et vécu pareillement aux quatre coins du monde et méritait donc davantage d’attention. Aux premiers abords du concept, il y eut une première distinction entre le « sexe », représentant ce qui avait

trait à la biologie et le « genre », de ce qui relevait de la dimension sociale (Woodhead 2016). Le concept a subi de nombreuses transformations au cours des décennies suivantes.

La conceptualisation du genre a sans aucun doute profondément été influencée par les mouvements féministes qui se sont réapproprié le concept au cours du dernier siècle (Colpron 2005, Woodhead 2016, Shapiro 1981). Lévi-Strauss proposait en 1949, par le biais de son volume Les structures élémentaires de la parenté, la théorie selon laquelle la prohibition de l’inceste serait basée sur l’idée de l’échange des femmes comme un « bien » circulant entre les hommes, permettant ainsi l’établissement d’alliances entre les différents groupes et les individus40. Suite à la parution de l’ouvrage, de nombreux chercheurs s’intéressèrent aux causes

de cette apparente subordination et s’appliquèrent à déterminer si elle était réellement universelle. Un premier courant féministe serait né suite au constat du statut universellement inférieur de la femme tel qu’exprimé par Simone de Beauvoir (1949) dans son ouvrage Le deuxième sexe et de sa célèbre phrase « on ne nait pas femme, on le devient » qui exprimait ouvertement la domination universelle des hommes sur les femmes (Colpron 2005, 5; Fassin 2006, 14; Sacchi 1999, 14). Certains chercheurs estiment en effet que cette domination du sexe masculin persiste encore aujourd’hui (Mathieu 1998, Héritier 1996, Scott 1988). La théorie de Lévi-Strauss fut toutefois très critiquée notamment par Rubin (1975) qui la décrit comme une théorie réductrice de l’oppression féminine et insiste sur la nécessité d’investiguer davantage cette question. Nait alors un débat important où l’on tente d’attribuer les comportements et les rôles des genres à la nature biologique ou à la culture. Les premières féministes s’appuyaient sur cette distinction entre le biologique et le social afin de prouver que les femmes n’étaient pas naturellement plus faibles que les hommes et se devaient donc de viser l’égalité (Woodhead 2016).

Un second courant féministe aurait fleuri dans les années 1960-1970 et reposait plutôt sur la mise en évidence des différences entre les hommes et les femmes, soulignant plutôt leurs complémentarités afin de faire prévaloir l’égalité. La sociologue féministe Oakley (1972) proposa d’ailleurs une nouvelle distinction où le sexe était représenté par les données liées à la

40 Ce dernier nuança toutefois ses propos dans la postface d’une édition de la revue de l’Homme ainsi que dans un

texte intitulé « La famille »en insistant sur l’indifférence du caractère masculin ou féminin occupant les différentes positions de son modèle théorique (Lévi-Strauss 2000).

biologie, et le genre, comme un construit social variable et évolutif. Les identités de genre étaient donc plutôt considérées comme étant liées à la transmission à travers divers dispositifs de socialisation (Guionnet et Neveu 2004). Cette deuxième tendance cherchait entre autres à démontrer que l’inégalité des sexes était un produit de la culture occidentale ayant été exporté au niveau global par l’entremise de la colonisation et que cette inégalité n’était toutefois pas homogène au niveau mondial. Il y aurait alors eu, selon Visweswaran (1997, 609), un glissement de la définition du genre, qui serait passé des « questions concernant les femmes » à l’utilisation d’un « point de vue féminin ».

Une troisième vague féministe émergea dans les années 1980 et s’employa à reconsidérer les frontières du concept de sexe suite à plusieurs études démontrant que la notion de sexe était également historiquement et culturellement variable (Woodhead 2016, 493, Colpron 2005, Sacchi 1999). Cette troisième tendance, également désignée comme féminisme de la différence ou féminisme pluriel (Visweswaran 1997, 595), remit également en question l’universalité du statut de la femme en proposant de s’intéresser aux femmes, dans un sens pluriel, reconnaissant qu’elles tiennent des statuts différents en fonction des contextes sociaux et historiques. L’idée étant de faire entendre des voix féminines différentes et non pas seulement celui de la femme occidentale blanche scolarisée (Alvarez 1998), car les femmes occupent des rôles variables et effectuent des tâches diverses en fonction de la société à laquelle elles appartiennent. Plusieurs chercheurs soutiennent alors qu’il est impossible d’associer toutes les femmes à une seule catégorie ou à des rôles universels et qu’il est nécessaire de tenir compte de leur situation locale, de leur âge et de leur statut dans la société qui peut être influencé par leur parenté, le statut de leur famille ou de leur époux ainsi que de leur condition de spécialiste (MacCormack 1980). Les approches féministes ont notamment permis de dénoncer l’important biais ethnocentrique des divers champs scientifiques, dont l’anthropologie, où le biais masculin se faisait ressentir tant au niveau de la construction théorique qu’au niveau de la description ethnographique (Colpron 2005, 4, Shapiro 1981, 447). Rosaldo et Lamphere (1974, 9) soulignent d’ailleurs que les femmes furent pendant longtemps considérées comme inintéressantes, suscitant ainsi peu de descriptions à leur sujet. Ils expliquent que les études précédant leur époque étaient caractérisées par des descriptions des processus sociaux traitant les femmes comme si elles étaient sans intérêt. De plus, les femmes exerçant un certain pouvoir étaient considérées comme déviantes,

manipulatrices et parfois même comme un phénomène d’exception (Colpron, 2005). Par ailleurs, le travail des femmes était très souvent observé et analysé à travers les valeurs et les activités des hommes (Weiner 1984, 28).

Plusieurs auteurs dont Butler (2005 [1990]) mettent toutefois en garde sur les dangers d’associer la notion de genre uniquement en termes d’oppositions de masculin versus féminin. Elle insiste sur le fait que cette classification ne prend pas en compte les orientations sexuelles multiples ainsi que la variabilité des identités personnelles relatives au genre pouvant être marquées par des traits considérés comme à la fois féminins et masculins. De nos jours, de nombreux anthropologues s’entendent pour dire qu’il n’y aurait pas seulement deux genres, féminin et masculin, mais plutôt plusieurs genres de même que de nombreuses conceptions de la notion de genre selon les sociétés. En effet, plusieurs anthropologues et sociologues soutiennent que certaines sociétés reconnaissent l’existence d’un troisième genre (Saladin d'Anglure 1992, Agrawal 1997, Young 2000), d’un quatrième (Roscoe 2000), d’un cinquième (Graham 2006) ou encore d’une quantité « surnuméraire » de genres (Martin et Voorhies 1975). Cependant, considérant le sujet de l’étude, je m’attarderai principalement sur les conceptions et les relations entre les hommes et les femmes.

Je considère donc que le genre ne peut être compris sans prendre en compte le contexte culturel, social, politique et historique dans lequel il se construit. De plus, le genre doit être compris comme « un rapport interindividuel en construction permanente » (Guionnet 2012, 2). Selon le sociologue Éric Fassin (2005, 14), le genre consiste surtout en un outil pragmatique qui aide à penser et adopter des perspectives différentes de la réalité. Raisonner en termes de genre permet ainsi de déconstruire et de questionner de nombreuses réalités sociales qui sont souvent jugées comme naturellement imposées et irrémédiables de manière trop hâtive (Guionnet, 2012, 2). Ainsi, le genre ne servira pas ici d’angle final d’analyse, mais plutôt de porte d’entrée permettant une meilleure compréhension d’un système complexe de sens et de pouvoir (Lemoyne-Dessaint 2009, 19). Ce travail porte toutefois sur l’étude d’un genre en particulier, soit le genre féminin. Sans adopter une approche féministe, je m’intéresserai ainsi à l’expérience d’être femme dans un contexte social, culturel et historique très précis.

Si les études relatives au genre auprès des populations autochtones portaient au départ davantage sur la division sexuelle des tâches, des règles matrimoniales et des réseaux de parenté, le champ

de recherche s’est grandement enrichi et diversifié au cours des quarante dernières années (Bélier 1993). L’analyse du genre comprend un champ bien plus vaste incluant toutes les dimensions de la vie, agissant ainsi comme un véritable « fait social total » variable dans l’espace et dans le temps (Ibid.). De plus, les catégorisations trop rigides nature/culture et domestique/public qui existent encore aujourd’hui dans la littérature, servant d’angle d’analyse à de nombreuses études portant sur le genre dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, peuvent biaiser l’étude des femmes. C’est pourquoi ce travail s’intéressera aux répercussions de la conversion au pentecôtisme dans tous les aspects de la vie des femmes kaingang.