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v. Galbraith et Caves ou la technostructure et le marché

Dans le document aux et siècles L ’ aluminium (Page 153-157)

Les clés de voûte de l’industrie, le marché et l’entreprise — ou la technostructure1— se trouvent peu présentes aujourd’hui dans le discours économique et il est intéressant de revenir aux descriptions disponibles, toujours en vue d’une application à l’aluminium.

Pour anticiper le tournant des années 1975-1980, il faut clarifier un possible désaccord entre Galbraith et Caves. Le premier promeut la technostructure et le second le marché, deux entités complémentaires dont les objectifs peuvent ponctuellement s’opposer car elles diffèrent de nature et de fonction. Le marché, à la polysémie embarrassante, désigne d’abord l’ouverture sur le monde, le lieu où les échanges s’effectuent librement, à la satisfaction des parties. Mais, au-delà de la notion d’équilibre de l’offre et de la demande par la vertu mythique attribuée au prix, le marché désigne aussi un choix de système économique, voire le système dans son ensemble. Il lui revient alors de réaliser le progrès par la croissance, d’optimiser le bien-être grâce à la meilleure utilisation des ressources rares et de stabiliser le revenu national et l’emploi. L’ensemble des acteurs que Caves appelle organisation industrielle, correspond à l’application pratique de la théorie des prix. La technostructure représente une partie du tout qui, à la différence de l’ensemble, le marché, essaie de fonctionner le plus possible de manière autonome et performante pour satisfaire ses clients, ses dirigeants, son personnel et ses propriétaires. Or, cela a été dit, elle a tendance à travailler pour elle-même, pour sa survie. Même si la maximisation du profit ne guide pas en permanence des dirigeants qui peuvent avoir d’autres ambitions, Caves admet qu’elle peut en bonne approximation être considérée comme leur but principal. Hors de l’entreprise la dimension collective n’est pas primordiale, elle doit s’en accommoder. Quand survient, au sein de l’ensemble structure + marché,

un différent entre acteurs, susceptible d’avoirdes répercussions au niveau national, un arbitrage doit être exercé par l’autorité publique. Sinon, le marché tendra à optimiser le profit d’ensemble et la technostructure à assurer sa propre pérennité : tout fonctionnera, pour un temps ! Galbraith et Caves sont donc d’accord sur le fond. Pourtant, au cas où la situation s’aggraverait et par anticipation2, il faut noter l’importance de cette possibilité d’arbitrage ou de recours qui joue par exemple en cas d’excès de pouvoir d’un côté, d’errements3 ou d’abus de l’autre. Le marché4, auquel incombe la fixation des prix, doit prendre en compte les besoins des entreprises dans leur activité, faute de quoi une branche productive peut s’effondrer dans une zone géographique au profit d’une autre5. À terme, la production d’aluminium primaire pourrait connaître un tel sort.

En introduction, le schéma de production de l’aluminium primaire a été présenté, du minerai, la bauxite, à l’alumine point de passage obligé. Le monde entier opère de la même manière. Au stade du métal primaire commence la diversité des applications, laminage, filage, étirage ou refusion et il s’est avéré difficile d’anticiper les évolutions à moyen terme de chaque spécialité dans chaque pays. Les premiers producteurs ont dû commencer à se développer dans tous les domaines, ne négligeant aucune ouverture, aucun contrat. C’était nécessaire et, comme, à l’époque, les différences de rentabilité n’étaient pas problématiques, la solidarité jouait entre les domaines. Et puis, au début des

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Galbraith distingue l’équipe de direction collégiale et l’ensemble des personnes qui, en raison de leurs connaissances spécialisées, même à un niveau hiérarchique relativement modeste, disposent des informations qui orientent la décision au sein de l’entreprise. Il nomme cet ensemble la technostructure.

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Voir le LME, partie 2e partie, § 2. 3

Le cas de la difficile relation entre la Bonneville Power Administration et l’industrie de l’aluminium du Nord-ouest américain, dans les années 1980, présenté par Paul Spies a déjà été signalé.

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Ou l’administration en charge de la concurrence. 5

Comme le démontrent certaines branches d’activité aujourd’hui. L’Économie géographique fera, plus loin, l’objet d’un paragraphe.

années 1980, le LME a pris place entre la technostructure et le marché, nouvel intermédiaire poursuivant ses propres buts. En son sein a été fixé le prix du produit, interrompant la chaîne de valeur à un niveau logique mais crucial. La structure des entreprises a été bouleversée, chaque partie disposant d’une autonomie qui n’impliquait aucunement sa rentabilité.

Schématiquement, le passé récent de l’aluminium se résume ainsi. De la Seconde Guerre jusqu’aux années 1980, les activités de production et de vente des produits1 ont été conformes aux descriptions de Galbraith et de Caves. Leur ensemble se nommait « structure + marché » et les producteurs y ont longtemps joué un rôle majeur bien que décroissant. Après 1980, un autre ensemble prend les rênes : « structure + LME + marché », à trois composantes au lieu de deux. Le pouvoir économique et financier s’est déplacé en quasi-totalité vers le LME et l’ancien lien entre les deux autres parties semble ténu. Une forte tendance à l’augmentation de la complexité et de la spéculation apparaît, là où elles n’avaient pas leur place. Chacun joue sa partie, parfois avec difficulté, et les conséquences s’imposeront d’elles-mêmes. Les années de passage d’un ensemble à l’autre, de 1978 à 1982 environ, seront étudiées dans les paragraphes c et d de la présente partie.

L’avantage absolu de l’électricité d’origine hydraulique condamne à un rôle marginal, à terme, les producteurs d’aluminium les moins bien lotis. Ce n’est sans doute qu’une question d’années. La situation à venir sera-t-elle efficace ? Sera-t-elle acceptée par tous ? Les considérations stratégiques d’indépendance nationale pourraient-elles faire renaître l’interventionnisme industriel des États ?… Il n’est pas possible de répondre à ces questions sur le futur, mais l’alternative du recyclage paraît offrir une transition rassurante sur plusieurs années, laissant du temps pour évaluer les évolutions.

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III. L’économie industrielle autour du monopole de l’aluminium

ou « how big is too big » ?

« Ever since the merger movement of the late nineteenth century, American economists have been recurrently interested in the extent to which large size is necessary for business efficiency1. »

Joe S. Bain (1954)

« Incertitudes, risques et asymétries informationnelles caractérisent aujourd’hui la nouvelle économie. »

P. Médan et T. Warin (2000) Le livre de Médan et Warin2 dresse un panorama récent de l’économie industrielle. Les citations suivantes — entre guillemets — en sont issues, sauf indication contraire. La théorie se concentre sur l’abstraction généralisable quand l’étude empirique se focalise sur le domaine qu’elle considère. Dans le cas particulier, le travail est conforté par la référence au cas général qui illustre similitudes et différences. Ce livre commence par l’étude du monopole, point de départ naturel d’une production innovante, et traite ensuite des autres formes de concurrence imparfaite. Dans l’industrie de l’aluminium, les monopoles locaux — et les ententes internationales qui les respectaient — ont joué un rôle prépondérant pendant les premières décennies. Il faut donc connaître leurs conséquences avant de passer aux situations plus récentes. Pour éviter la monotonie, l’exposé alternera aspects théoriques et analyses pratiques.

Le modèle de marché « Structure — Conduite — Performance » dit de Harvard3, présenté plus haut à l’aide du livre de Caves, a été critiqué et remis en cause, écrivent Médan et Warin, en particulier par Schmalensee en 1982. Son caractère général, ou généralisable, a été mis en question par A. Jacquemin, mais la dimension de référence dépasse le cadre de cette étude. Avec le temps, il est apparu que les conditions d’accès au marché étaient plus importantes que la structure du marché lui-même et une orientation « comportementaliste » plus tardive a été développée, considérant que la structure peut constituer une barrière supplémentaire.

La Nouvelle Économie Industrielle (NEI) est présentée4 comme s’appuyant sur trois dimensions théoriques : « la théorie des coûts de transaction, la théorie des marchés contestables et la théorie des jeux ». Ces dimensions témoignent d’un profond changement de perception, elles seront évoquées rapidement. « La stratégie avait peu d’importance dans le cadre de la concurrence pure et parfaite (CPP) ; elle est au cœur des logiques industrielles dans la concurrence imparfaite ». L’industrie de l’aluminium n’a jamais fonctionné dans le cadre de la CPP, même après la Seconde Guerre mondiale. Elle s’en approche depuis une ou deux décennies, dans une économie en apparence ouverte et plus concurrentielle. Dans une vision évolutive continue comme l’est la vie d’une entreprise et non dans un illusoire équilibre statique, la question fondamentale posée au chef d’entreprise et à l’autorité de régulation des marchés — ou de la concurrence — au nom de la

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« Depuis l’époque des fusions de la fin du XIXe siècle, les économistes américains se sont en permanence posé la question de la taille des entreprises en rapport avec leur efficacité ». Traduction libre.

2 Économie industrielle, Une perspective européenne, Pierre Médan et Thierry Warin, Dunod, 2000. Ce livre est très tourné vers les situations de réseaux et de dérégulation qui prenaient beaucoup d’importance dans les années 2000. Il raisonne encore sur l’analyse marshallienne (par exemple page 11) et illustre le peu de place fait à l’industrie lourde de production dans l’enseignement de l’économie industrielle.

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Le paradigme SCP a été développé au sein de l’université de Harvard par Edward S. Mason à partir de 1939. La continuité a été assurée par ses collègues et étudiants dont Joe S. Bain, auteur de Industrial Organization, Wiley, 1959.

puissance publique d’un pays, est la détermination locale de la taille, non pas optimum mais maximum de l’industrie dominante. De plus, dans un marché mondial hyper compétitif, cette taille est susceptible de varier en fonction de la concurrence internationale. L’extrême importance de la réponse résulte de l’absence de droit à l’erreur et de l’irréversibilité de l’action, sinon en droit, du moins en pratique. Rien d’étonnant alors si l’application des textes réglementaires et les soutiens théoriques ont pu varier en fonction des circonstances — en particulier la guerre.

À l’approche économique usuelle par ensembles prédéterminés, disjoints et statiques, s’oppose la vision continue de Cournot1 dont la logique intéresse car elle est proche de l’idée d’un système vivant en évolution. Or, pour revenir en France, l’histoire d’une grande entreprise comme Pechiney — voir par exemple la synthèse publiée par Mme Monique Périères2 en 1955 — démontre la complexité de son évolution depuis la création de deux entreprises concurrentes à la fin du XIXe siècle. La construction d’une centrale hydroélectrique, souvent la plus haute chute ou la plus puissante de son temps, en France où l’on aime les exploits techniques, entraînait la création, à proximité, de fabrications connexes3 pour consommer l’électricité surabondante des hautes eaux. Cela débouchait souvent sur des activités chimiques. Autour de petites ou moyennes usines d’aluminium, dans les Alpes du nord ou du sud, ou les Pyrénées, se sont créés d’une part un réseau de production, de transport et de distribution d’électricité, et d’autre part un nombre important d’entreprises électrométallurgiques ou chimiques, souvent orientées vers les matières premières nécessaires à l’électrolyse4. Monopole ou duopole n’impliquait aucunement un seul produit et l’effet d’entraînement a été considérable pendant un demi-siècle. La nationalisation de l’électricité des années 1946, 1947 et 1949 a irrémédiablement bouché l’horizon de cette industrie en France. Désormais, elle devait s’implanter à l’étranger. La forte croissance et la modernisation de l’industrie dans le monde se sont effectuées de manière continue, avec une vive accélération dans les années 1950-1970. Les grandes usines construites aux USA, au Cameroun, en Hollande, en Grèce, en Australie, au Canada n’ont pas partout entraîné une concentration analogue du tissu industriel, cette symbiose fructueuse. En revanche, leur taille et les effets d’échelle associés ont facilité le développement et les échanges. En parallèle, la structure de l’entreprise et son mode de management ont changé, suivant l’exemple des États-Unis. Les produits et les marchés aussi ont évolué et cela peut expliquer le besoin de recentrage qui a donné lieu en 1986 à une étude de Jacques Lesourne5 et alii.

Pour avancer, il faut passer en revue les principales composantes de l’économie de l’aluminium et ses modèles.

i. Éléments de construction de l’économie industrielle

Continuum ou pas, toute entreprise peut être située sur une « droite6 » qui relie, d’un côté, la concurrence pure et parfaite (CPP) et, de l’autre, le monopole, en passant par l’entreprise dominante et toutes les autres formes existantes ou possibles. C’est sur cette droite qu’il faut travailler. L’environnement de la droite et sa subdivision en « segments » sont complexes et de nombreux éléments constitutifs doivent être définis. En l’occurrence, quatorze « aspects » vont être abordés. Le

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Cournot et l’économie: quelques repères, par Jean Magnan de Bornier.

2 Une grande Compagnie industrielle française : Péchiney, Monique Périères, In: Revue de géographie alpine, 1955, Tome 43 N°1, pp. 151-212.

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Aluminium plus, par exemple, chlorates ou carbure de calcium. 4

Produits carbonés et fluorés pour l’électrolyse, soude pour fabriquer l’alumine, silicium pour les alliages, etc. 5

Intéressante et publique, elle sera présentée en 2e partie § 2. 6

cas de l’électricité est parfois proche de celui de l’aluminium, parfois il en diffère beaucoup. Le premier exemple tiré du livre de Médan et Warin provient justement d’un Cahier d’EDF1. Il aborde un point critique, très particulier, qui mérite commentaires.

Dans le document aux et siècles L ’ aluminium (Page 153-157)