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b) Le cas américain de la Ceinture manufacturière 2 et l’aluminium

Dans le document aux et siècles L ’ aluminium (Page 186-189)

Paul Krugman a commencé sa Conférence de 1990 par l’histoire de ce que les Américains appellent — ou plutôt appelaient — leur « ceinture manufacturière ». Large parallélogramme, elle couvre une vaste Région qui s’étend de la côte nord-est à la partie nord-est du Middle-west, au nord d’une ligne Portland-St-Louis — voir carte ci-après. Elle s’est construite dans la seconde moitié du XIXe siècle et a conservé sa vitalité jusqu’aux années 1960 environ. À sa grande époque, elle comprenait pratiquement toutes les industries dites « libres3 », c’est-à-dire non attachées à des lieux précis, ni par le besoin d’être proche des consommateurs, ni en raison d’une dépendance quelconque envers des sources de ressources naturelles. Pourtant liées à ce critère-ci, les premières usines d’aluminium se sont installées dans la Région — ce n’est peut-être pas un hasard — près du

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En première approximation, pour une technologie donnée, la production est proportionnelle à la longueur de la série de cuves – ou, mieux, à la surface des cuves d’électrolyse (m2).

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« L’histoire de cette concentration géographique est racontée par David Myers (1983) », écrit Krugman qui cite aussi : « l’œuvre de Chandler (1990) relative à l’apparition de la grande industrie entre la Guerre Civile et les années 1920. Il montre qu’industrie après industrie, un ‘first-mover’ a tracé la route, profitant d’une nouvelle technologie et de coûts de transport en baisse pour construire une ou deux usines de grande taille pour l’époque, destinée à alimenter tout le marché intérieur. Bien que le point ne soit pas souligné par Chandler, ces premières installations ont toutes été localisées dans la ‘manufacturing belt’. Parfois le choix était dicté par la disponibilité de ressources naturelles spécifiques – par exemple, l’hydroélectricité pour les ‘smelters’ de Niagara Falls – mais l’accès au marché semble avoir joué un rôle éminent en éliminant les sites extérieurs à cette Région ». Cette référence concerne clairement Alcoa et ses premières constructions.

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Ce qualificatif exclut a priori l’aluminium du champ de l’étude. Cependant celle-ci conserve tout son intérêt comparatif en raison de la précision de ses hypothèses et de la rigueur de son raisonnement.

milieu de sa limite nord, à l’est des Grands Lacs. Ce furent les usines de Niagara Falls et de Massena1. Réciproquement, l’agriculture y était différente de celle de son environnement distant. Plus intensive en main-d’œuvre, elle était tournée vers la production laitière et la culture maraîchère dont les produits étaient consommés à proximité de leur lieu de production.

La double spécialisation, industrielle et agricole, a longtemps résisté aux évolutions d’ensemble du pays. Dans les années 1870, la zone occupait 44 % de l’emploi américain dans les activités de l’agriculture et de la pêche, et de la production minière et forestière. Vers 1910, cette part avait fondu jusqu’à 27 %, alors que la région occupait encore 70 % de l’emploi industriel. De même, au début, de l’électricité était produite sur place, et du charbon et du pétrole étaient extraits du sol. Puis, à partir des années 1950, la plus grande partie des matières premières consommées est arrivée de l’extérieur. Malheureusement pour la population, l’essentiel de l’activité ancienne n’a pas été préservé longtemps au-delà des années 1960. Beaucoup d’usines ont été arrêtées, un fort taux de chômage s’est installé et le surnom de la Région a changé pour celui peu enviable de ‘Rust Belt’.

À quoi imputer la longévité puis la fin rapide de cette situation ? La réponse que Krugman qualifie d’évidente est que chaque activité manufacturière reste sur place tant qu’elle tire un profit réel de la présence des autres manufactures locales et, sans doute implicitement, de la disponibilité de services pour elle et pour son personnel. Une fois le regroupement des activités effectué, aucun producteur n’a intérêt, à court ni même à moyen terme, à partir spontanément s’installer ailleurs, loin des uns ou des autres. Il attend que se produise un changement majeur qui lui fera comprendre où il doit aller s’installer. Une conséquence sociale grave vient de ce que son départ laisse un vide d’activité que rien ne comble à court terme2. La carte des États-Unis ci-dessous traduit le déplacement de masse vers des pays plus ensoleillés, mais aussi plus neufs en termes de marché et de découverte de gisements de gaz et de pétrole…

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Une description de l’usine de Massena, construite pour partie en 1902 et qui emploie encore 1400 personnes, est disponible sur le site d’Alcoa. L’usine de Niagara Falls, toute proche, fut arrêtée en 1949. Dans les deux cas, la cause de l’implantation est la construction de centrales hydroélectriques qui ont aussi servi de source d’énergie pour d’autres industries venant s’installer à proximité. La question du pourquoi que pose Krugman trouve dans ce cas une réponse simple. Source :

http://www.alcoa.com/massena_operations/en/info_page/overview.asp 2

Carte de l’évolution des localisations industrielles aux États-Unis

Source : http://www.lethist.lautre.net/img_usa/USA_espaces_industriels.jpg (2012)

Un excellent parallèle avec la localisation de l’aluminium primaire est effectué par Jacques Donze1

qui explique : « Jusqu’à la fin des années 60, le facteur énergétique est resté le seul véritablement déterminant pour la localisation de l’électrolyse. On a donc assisté à une migration de la production de l’aluminium d’une région à l’autre selon les disponibilités et les rythmes de la conjoncture. Après 1970, l’intervention de facteurs plus complexes a rendu la localisation plus diffuse ». Il représente le déplacement de cette activité sur la carte des États-Unis et du Canada — reproduite dans la sous-partie L’Électricité et l’aluminium — qu’il commente ainsi : « L’industrie de l’aluminium de première fusion nord-américaine se répartit en quatre grandes régions géographiques. Le nord-ouest Pacifique (États de Washington, Oregon et Montana) produisait, en 1981, 1 796 000 tonnes dans 11 usines. Si l’on ajoute… Kitimat, dans le nord de la Colombie britannique (272 000 t), le nord-ouest détient près du tiers de la capacité installée2 sur le continent. À l’autre extrémité, la vallée et l’estuaire du Saint-Laurent, ainsi que deux de ses affluents (la Saint-Maurice et la Saguenay), viennent en deuxième position avec 20 % de la capacité (1 264 000 tonnes, réparties en 8 usines, aussi bien canadiennes qu’américaines). Le centre-est et le sud-est des États-Unis, comptant 13 usines, peut se diviser en deux sous-ensembles équilibrés, pour des raisons historiques autant qu’énergétiques :

—le centre-est, ou plus exactement la vallée de l’Ohio, qui possède 6 usines représentant 18 % de la capacité installée (1 164 000 t) ;

1 L'industrie de l'aluminium de première fusion dans la région du Saint-Laurent, Jacques Donze, Revue de géographie de Lyon. Vol. 59 n°4, 1984. pp. 301-329.

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Le rapport entre la production et la capacité installée est appelée le taux de marche. Il varie d’une année sur l’autre ; il est descendu à 65 % pour l'ensemble de l'Amérique du Nord, 84 % en Europe occidentale et 28 % en Asie du Sud-est au mois d'octobre 1982, en pleine crise. Source Donze, op. cit.

—le sud-est atlantique (Nord et Sud Caroline, Maryland) et le sud-est central (vallée du Tennessee) qui possède aussi 18 % de la capacité installée (1 157 000 t en 7 usines).

Le sud-ouest des États-Unis enfin (Arkansas, Texas, Louisiane), où sont installées 7 usines représentant environ 975 000 tonnes de capacité, soit 15 % du total.

Avec une capacité totale installée de 6,356 millions de tonnes, les États-Unis et le Canada réunis possèdent donc près de la moitié (47 %) du potentiel de production d’aluminium primaire dans le monde occidental d’après les statistiques de l’I.P.A.I.1… Mais ce qui marque l’originalité de cet ensemble à l’échelle continentale et qui est d’ailleurs aussi sensible pour l’Europe occidentale, c’est la migration dans l’espace qu’ont subi les sites choisis pour la recherche de la meilleure source d’énergie utilisable possible. En effet chacune de ces quatre ou cinq grandes régions de production, au Canada et aux États-Unis, présente des caractéristiques homogènes de par la forme d’énergie utilisée et surtout la période de développement principale. Tous les producteurs, procédant d’une stratégie identique, ont investi au même moment dans chaque région, les unes après les autres. On observe une migration du nord-est du continent vers le nord-ouest du Pacifique, puis vers le sud-ouest, puis vers le Middle West, pour se diffuser ensuite dans l’une ou l’autre de ces régions plus ou moins élargie au gré des conditions économiques et des débouchés commerciaux ».

Ce phénomène d’implantation de l’activité industrielle là où des sources d’énergie ont été trouvées et mises en exploitation2, semble être une caractéristique première des XIXe, XXe et XXIe siècles, voire un « fait stylisé » de la liaison entre électricité et aluminium. Une fois de plus, l’aluminium apparaît comme le précurseur de cette conjonction qui se produit aujourd’hui dans le Golfe persique pour y valoriser le gaz naturel. La pérennité de la situation dépend en premier de la durée de l’approvisionnement en électricité et du progrès technique. Les autres facteurs qui expliquent la rigidité d’une situation établie s’apparentent aux notions de bassin d’emploi et d’aptitude au travail dans l’industrie lourde3. Il faut noter aussi, sans connaître sa justification économique, le maintien pendant des années, en marche réduite ou sous cocon, d’installations techniquement dépassées, voire réputées non rentables4.

Dans le document aux et siècles L ’ aluminium (Page 186-189)