• Aucun résultat trouvé

c) Un modèle de la concentration géographique

Dans le document aux et siècles L ’ aluminium (Page 189-192)

Krugman explique comment la « coalescence » s’est produite et établit des indicateurs d’évaluation de sa résilience en l’absence de changement majeur. Son modèle d’équilibre général5 trouve sa force dans la combinaison de trois composantes économiques : les rendements d’échelle croissants, les coûts de transport et la demande de produits. La tendance naturelle du producteur d’un nouveau6 produit est d’essayer de couvrir la totalité du marché — voire de créer à son profit

1

Dénommée aujourd’hui l’IAI. 2

Toutes proportions gardées, l’évolution en France a suivi des voies analogues : l’usine de Noguères (64) a été construite pour utiliser le gaz de Lacq et l’usine de Dunkerque (59) utilise du courant de la centrale de Gravelines, d’origine nucléaire.

3

Ainsi, les Rapports mensuels de Pechiney du début du XXe siècle expriment la grande difficulté de trouver du personnel et de le stabiliser, dans les usines de Maurienne (Savoie). De ce constat date la politique qui sera qualifiée plus tard de paternaliste qui consistait à construire, à proximité des usines, des logements — voire des cités avec École, église et terrain de sports — pour accueillir les familles.

4

Les Américains ont donné à ces usines, capables de redémarrer un beau jour, le nom de « Lazarus plants ». 5 Il est présenté dans le livre indiqué ci-dessus, Geography and Trade, et décrit de manière mathématique dans

plusieurs articles des années 1980-1990, comme Increasing returns and Economic Geography, JPE, Vol.99, No.3 (Jun., 1991).

6

Cette précision est particulièrement importante dans le cas de l’aluminium. Elle a été suggérée par la ligne de conduite choisie par Alcoa (Cf. 2e partie § 1. V.) et semble généralisable en donnant tout son sens au mot nouveau.

une situation de monopole et de la faire durer — avec un seul site de production. Hors de toute source de matière première locale, une circonstance favorable se produit quand des effets d’échelle croissants compensent l’augmentation des coûts de transport avec l’éloignement des marchés et renforcent les barrières à l’entrée. Une telle formulation rend compte de la difficulté d’atteindre durablement l’objectif quand entrent en jeu des capitaux considérables, une croissance forte et une concurrence, nationale ou internationale1. À la fin du XIXe siècle, les monopoles étaient devenus si puissants aux États-Unis qu’il a fallu légiférer et parfois démanteler des « trusts ». En conséquence, au XXe siècle, les monopoles furent interdits et certaines sociétés poursuivies devant les tribunaux. Aujourd’hui, les exigences de forte rentabilité des détenteurs de capitaux ont une nouvelle fois modifié la donne et accéléré les transformations à l’œuvre depuis les années 1980. La conséquence en est un rythme de délocalisation d’usines plus rapide et du chômage, là où elles ont disparu. La localisation de la production demeure une question d’actualité, aujourd’hui comme hier, dans un environnement mondial avec d’autres critères et donc de nouvelles valeurs des paramètres.

«Supposons, dit Krugman2, un pays constitué de deux régions, appelées Est et Ouest, qui produit des biens agricoles et des biens industriels, avec deux facteurs de production, la terre et la main-d’œuvre. La production agricole est homogène, elle utilise la terre et suit une loi de rendements constants, en concurrence pure et parfaite. La population agricole est supposée égale entre les deux régions, elle est répartie localement en fonction de la fertilité de la terre. En revanche, la production manufacturière qui utilise la main-d’œuvre va s’établir où elle veut, dans une région, ou dans l’autre, ou dans les deux, à raison d’un seul produit par lieu. Elle est différenciée et chaque produit bénéficie de rendements croissants dans un marché de concurrence monopolistique. Les coûts de transport doivent être pris en compte, en rapport avec la part fixe des dépenses de production, en fonction des situations. Enfin, la demande de chaque produit manufacturé est supposée proportionnelle à la population totale. » Un raisonnement intuitif montre qu’il peut exister plusieurs solutions, considérées comme des équilibres équivalents et, à condition que les coûts fixes ne soient pas exorbitants, la localisation de la production résulte de la valeur du ratio coûts fixes/coûts de transport3. Cependant, rien ne permet de prévoir le choix initial des entrepreneurs, car le processus est cumulatif — circulaire dit Krugman — et le choix du premier influence le choix des autres : « History matters ». Cette conclusion s’applique aussi aux producteurs d’aluminium, même si leurs premières implantations ont résulté de la présence locale de « houille blanche ». Ils ont prospéré tout en attirant d’autres industriels, surtout aux États-Unis où la géographie — l’espace — et la disponibilité d’importantes quantités d’électricité étaient propices à une croissance industrielle diversifiée. En France, en Écosse, en Suisse et en Norvège, il n’en a pas été de même, ou du moins pas à la même échelle, parce que les cours d’eau équipés étaient beaucoup moins puissants — des torrents et non pas des fleuves — parce que, dans leurs vallées étroites, la superficie des terrains4 et

1

Ces conditions expliquent – sans jugement de valeur – les nombreuses ententes conclues entre producteurs. 2

Traduction libre. 3

Le choix du travail comme unique facteur de production s’accorde tout-à-fait bien avec l’externalité de la demande et donc avec l’établissement d’un tel ratio de coûts. Mais dans le cas de l’aluminium, la part du travail est faible et le capital semblerait plus adapté. Alors, il faudrait annualiser les dépenses à l’aide d’un loyer de l’argent investi et recourir à un artifice pour relier demande et capital. En outre, le transport concerne non seulement la production mais aussi tous les approvisionnements – électricité, alumine et produits carbonés sont les plus significatifs – qui ne font pas partie du modèle.

4

La terre apparaît comme un paramètre déterminant car la superficie des usines a considérablement augmenté avec le tonnage produit. Si une usine de 360 000 tonnes/an occupe 225 ha, la production de 36 millions de tonnes par an occupe 22 500 ha, soit l’équivalent d’un carré de 15 km de côté !

la taille de la population étaient limitées, et enfin parce que les migrations étaient, ou bien déjà faites — vieux pays — ou bien à venir plus tard avec la révolution industrielle1.

L’importance du transport tient à sa facilité relative et à son coût, pour les matières premières comme pour les produits finis. En 1890, le chemin de fer traversait déjà les États-Unis d’est en ouest depuis des années et il existait aussi des transversales2. Or, les chemins de fer sont eux aussi caractérisés par des rendements croissants, attestés par un coût important de construction et des coûts d’exploitation faibles3. Plus les tonnages et les distances augmentent, plus le coût moyen diminue, ce qui importe dans une industrie de pondéreux qui reçoit et expédie de grandes quantités4. En tout cas, la stabilité de l’ensemble industriel dans le temps est remarquable, les conditions qui ont présidé à sa constitution étaient donc robustes.

« Cependant, écrit encore Krugman, rien n’est éternel et quelque stable qu’ait été la structure géographique initiale de la production, lorsque le changement est arrivé les choses sont allées vite, comme en Californie par exemple à la fin du XIXe siècle. Le début et la fin du processus s’expliquent par le même modèle ! En outre, le changement a pu démarrer, non seulement en raison de conditions objectives, mais aussi par suite d’anticipations auto-réalisatrices, même si leur fondement semble difficile à croire ».

iv. Description du modèle « centre-périphérie » de la concentration géographique

Paul Krugman a développé, à partir de la structure de concurrence monopolistique de Dixit et Stiglitz5, un modèle explicatif de la concentration géographique des entreprises — modèle dit ‘centre-périphérie’ qui relie des dimensions importantes aussi pour le présent travail — les rendements croissants, les coûts de transport et la demande de produits, y compris à l’international. L’industrie de l’aluminium6 pourra être observée à la lumière des enseignements du modèle — déduit de la théorie de l’organisation industrielle7— pour affiner la compréhension de sa localisation-délocalisation sur un siècle, aux États-Unis, en France ou en Europe. Pour des raisons déjà évoquées, l’observation sera davantage centrée sur les États-Unis.

La problématique de Krugman s’apparente à des notions peu en vogue aujourd’hui d’aménagement du territoire. Il écrit « plutôt que de chercher à savoir pourquoi une industrie de fabrication donnée — exemple des tapis à Dalton, Georgia — s’est rassemblée au même endroit, je me demande si la production manufacturière en général peut finir par se retrouver concentrée en une ou quelques parties d’un pays, dite « centre », réduisant le reste du pays à une « zone périphérique » d’activité agricole ». Il concentre sa réflexion sur les « économies externes généralisées » et précise que les économies procurées par ce schéma « core-periphery » sont

1

Le cas de l’Écosse est particulier du fait de sa situation – historique et géographique -au sein du Royaume-Uni. 2

Indépendamment des nombreux problèmes posés par leur développement entre concurrence et monopoles, aux États-Unis, « en 1890, 165 000 miles de chemins de fer étaient exploités », d’après The Rise of Big Business, 1860-1920, Glenn Porter, Harlan Davidson, Inc. 2006, page 44.

3

Les coûts d’exploitation confortent ce point : ils comprennent des coûts fixes de chargement-déchargement et des coûts proportionnels à la longueur du trajet.

4

Au total quatre fois la production dans une usine d’aluminium, davantage quand on part de la bauxite.

5 Monopolistic Competition and Optimum Product Diversity, Avinash K. Dixit and Joseph E. Stiglitz, The American Economic Review, June1977, pp. 298-308. Cet article de base détaille toutes les hypothèses.

6

Les paramètres communs incitent à évoquer cette étude bien que Krugman en ait exclu les industries dépendantes de sources de ressources naturelles. La valeur probante du modèle est alors peu assurée, il guide le raisonnement.

7

Une filiation claire permet de remonter à Edward Chamberlin dont un article Monopolistic Competition, Economica, New Series, Vol. 18, No. 72 (Nov., 1951), pp. 343-362 reformule la théorie, vingt ans après sa première publication. Il y adopte clairement l’hypothèse fondamentale des rendements d’échelle croissants.

mesurables, car liées à une offre et à une demande, et non de pures retombées technologiques plutôt théoriques. « Cette hypothèse est devenue crédible du fait que la concurrence imparfaite et les économies d’échelle, notions familières depuis les années 1980, donnent du poids aux externalités pécuniaires… Elle rend l’analyse plus concrète que s’il s’agissait d’une forme invisible d’externalité ».

La notoriété du modèle permettrait de sauter directement aux conclusions. Cependant, le désir de comprendre impose une présentation des hypothèses et des raisonnements. Le bref rappel qui suit est emprunté au livre Geography and Trade, déjà cité. En revanche, la formulation mathématique qui suppose la reprise d’articles antérieurs ne sera pas abordée. Générale, elle met en œuvre les grandeurs économiques d’utilité et de coût de production, ainsi que plusieurs paramètres. Il en résulte une grande adaptabilité.

Dans le document aux et siècles L ’ aluminium (Page 189-192)