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a) L’équilibre, entre statique et dynamique

Dans le document aux et siècles L ’ aluminium (Page 127-131)

Pour Arena et Quéré5, Marshall a tenté de concilier équilibre et croissance en faisant appel à des phénomènes de nature différente, d’une part la mécanique classique des objets soumis à des forces, et de l’autre la biologie, lien avec le vivant qui fait encore débat aujourd’hui. Sans faire abstraction de facteurs d’évolution et de complexification qui semblent toujours avoir été à l’œuvre, il n’est possible d’exprimer qu’un point de vue rationnel et pragmatique. Une fois dépassées les « certitudes » du monde déterministe de Laplace, le domaine à l’étude constitue un sous-système économique, soumis à des forces internes et à des forces externes dans le système monde. Par construction, variables et aléatoires, ces forces sont de même nature que l’humain. Elles interagissent suivant un algorithme inconnu, en continuel mouvement, impossible à concevoir dans son ensemble et donc à représenter, dans l’état actuel de nos connaissances. C’est pour cela qu’il faut impérativement

1 Sauf peut-être par Domar dans la double nature de l’investissement, Cf. Pierre-Alain Muet, Croissance et cycles, Economica, 1993.

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Rappel : cette discrimination a été très vite appliquée par les producteurs américains d’électricité, voir supra. 3 Dans Industry and Trade, London Macmillan 1923.

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Voir la conclusion et la partie prospective. 5 Op. cit.

réduire le nombre de variables observées, ainsi que le fait Marshall avec son hypothèse de base,

ceteris paribus — toutes choses égales par ailleurs — qui écarte les variables dont on choisit délibérément d’ignorer les effets.

Pour une économie en développement, Marshall analyse ensemble le coût et le temps dans les

Principes — explique Reisman — et il importe donc de ne pas les séparer. Il divise le coût en deux composantes, variable (« prime ») et fixe (« supplementary ») et, avec beaucoup de précautions oratoires, le temps en quatre périodes qui sont la durée du marché, le court terme, le long terme et le siècle.

La distinction entre les deux sortes de coûts trouve son intérêt pour l’étude de l’offre de la firme, dans différentes circonstances ou à des moments différents. Le coût variable est proportionnel à la production, il s’annule avec elle. Il comprend le coût des matières premières, des encours et des stocks, les salaires payés à l’heure ou à la tâche et enfin l’usure normale des installations ainsi que les dépenses d’entretien. Le coût fixe, indépendant de la production, est constitué des charges courantes y compris l’obsolescence liée au temps, les salaires fixes, les frais généraux, les assurances ou les risques non assurables, le fonds de réserve complémentaire, les dépenses de prospective et de protection contre l’incertain et enfin l’anticipation des pertes et des échecs qui génèrent des coûts supplémentaires. Marshall remarque que la production jointe — exemple de la laine et du mouton — entraîne une répartition arbitraire des coûts entre les produits1. Lorsque le procédé de production est maîtrisé et stable, un tel découpage permet d’exprimer les coûts en fonction d’un nombre réduit de variables.

La division du temps est discriminante mais peu précise dans ses limites, parce que les effets du temps varient d’une manière qui échappe à la mesure. Quelle que soit l’activité, ces effets ne sont ni identiques, ni reproductibles. Par ailleurs, le découpage reste comparatif et statique. Il devient pseudo-dynamique par l’identification de stades successifs, et prévisionnel quand il explicite les choix qui s’offrent à l’entreprise. Mais le passage de l’un à l’autre stade ne fait l’objet d’aucune analyse de causalité ou de transition.

• Sur la durée du marché, la plus courte des périodes, l’élasticité du prix de l’offre est nulle, aucun ajustement des quantités n’est possible. La valeur est entièrement déterminée par la demande. Il peut exister des denrées périssables2 dont il faut à un certain moment se défaire et alors leur coût de production n’entre pas en ligne de compte : le passé est le passé ! L’offre, limitée par le temps à l’espace géographique3 qu’il faut parcourir pour réapprovisionner, ne peut pas augmenter. Mais elle peut diminuer au cas où les offreurs dont le prix de réserve est défini, anticipent de futures variations de la production et intègrent présent et futur dans leur stratégie4. Ils sont donc acteurs — ils optimisent — au sein d’un processus fluide où les débits des produits varient et peuvent être soumis à une certaine périodicité. L’anticipation est la règle de gestion de base, la première que le cultivateur applique quand il répartit sa production à venir entre divers produits. L’unanimité dans les choix est alors peu probable puisque les tempéraments individuels comptent et, le

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Au début de la production, électricité et aluminium ont connu une production jointe. Par logique commerciale, tous les profits étaient reportés sur l’aluminium. Cette situation servira de référence.

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Comme l’électricité… 3

La contrainte usuelle est celle du temps de transport ; la célérité de l’électricité change la nature de la contrainte qui devient alors la perte en ligne liée à l’effet Joule : le transport à longue distance est possible mais il coûte cher !

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Cela s’applique parfaitement à l’aluminium car il se stocke facilement. Le LME fournit une autre réponse, avec la possibilité de couverture à terme. Voir plus loin.

plus souvent, il en résulte une heureuse diversité des situations. En revanche, la récente valorisation des produits dits-verts, substituts de l’essence par exemple, pourrait modifier l’apparent équilibre du secteur.

• Pendant la courte période, évaluée par Marshall à quelques mois, voire un an, la quantité offerte est définie par les équipements et les procédés existants1. La nature et la quantité des produits peut changer dans des limites définies, l’augmentation de l’offre est marginale et aléatoire, fonction des prévisions des producteurs et des hasards de la production. Le coût fixe est défini et la firme ne s’intéresse qu’à son coût variable. Si celui-ci n’est pas couvert, la firme minimise ses pertes en ne produisant rien et une trésorerie insuffisante peut entraîner un arrêt brutal de l’exploitation. En revanche, s’il est dépassé, le surplus apparaît comme « quelque chose qui s’apparente à une rente ». Mais surtout, un surplus est nécessaire — au moins en Angleterre2— comme l’écrit Marshall3 : « le vrai prix marginal de l’offre sur une courte période… est presque toujours supérieur, et le plus souvent très supérieur au prix spécial ou marginal ». Et il ajoute : « le coût fixe doit le plus souvent être couvert dans une très grande mesure à court terme » ce qui correspond bien à la perception constante des chefs d’entreprise mais affaiblit à la fois la notion de passé révolu et la séparation entre court et moyen terme. Peut-être ce flottement ou cette pseudo-continuité est-elle caractéristique de la pensée de Marshall, puisque Reisman estime que « L’économie de Marshall est l’économie de la confusion et de la continuité ». Il est possible de réduire les coûts fixes en vendant une partie du capital, d’en modifier la répartition entre produits en modifiant le

product-mix4

, ou encore d’accélérer une dépréciation des actifs. Ainsi, même à court terme, sur la base « de suppositions et d’alternatives » des choix précis sont à faire.

• Le long terme s’étend sur plusieurs années si bien que tous les facteurs ont le temps de varier ; des économies d’échelle sont réalisables ainsi que des entrées et sorties de compétiteurs. Une situation d’équilibre est atteinte au moment où le prix marginal de l’offre est juste suffisant pour inciter leurs détenteurs à engager des capitaux et les travailleurs de tous niveaux à s’investir physiquement dans le domaine d’échange. Sur cette longue période5, Marshall considère que la connaissance de la firme est parfaite, qu’elle regarde vers l’avenir et que ses anticipations se trouveront vérifiées. La part résiduelle de risque est infime, voire nulle. Peut-être la fin du XIXe siècle se prêtait-elle encore à une telle appréciation de réussite à coup sûr. En revanche, Reisman fait remarquer, à juste titre semble-t-il, que la période d’ajustement, c’est-à-dire le passage d’un état à un autre, est la chose la plus compliquée qui soit. Par exemple, quand la demande croît, l’augmentation est-elle permanente ou temporaire ? Pour Marshall il n’y a pas de doute, la firme sait ! Shackle dit presque la même chose en forme d’encouragement : « le choix relève de la pensée parce qu’il est toujours trop tard pour choisir sur des faits ! » Effectivement la firme sait, du moins agit-elle comme si elle savait. L’incertitude ou le doute viendra beaucoup plus tard à l’idée

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La rapidité d’exécution d’Alcoa, poussé pendant la Seconde Guerre à accroître la production américaine d’aluminium, montre que les situations peuvent évoluer plus ou moins vite, en fonction de la nature du besoin. 2

Les différences d’appréciation de cette nécessité entre pays ont conditionné leurs évolutions au XXe siècle. 3

Traduction libre. 4

Dans le cas où l’entreprise module sa production de produits semi-ouvrés, ce qui est le cas de l’aluminium. 5

Pour Aglietta et Cohen, à l’oral, la longue période en économie correspond à la durée d’amortissement des équipements lourds soit 10 à 15 ans. Dans l’industrie de l’aluminium, réputée cyclique, le démarrage d’une production supplémentaire s’effectue idéalement pendant la période de prix élevé.

des gestionnaires, comme un risque à anticiper. Les méthodes japonaises de la qualité qui en traitent datent1 des années 1980.

• Enfin, le siècle est une durée sur laquelle toute prévision est impossible, tout est susceptible de changer. L’équilibre partiel n’est plus qu’une vue de l’esprit. D’ailleurs à propos d’équilibre, Reisman cite Mrs Joan Robinson qui le comparait à une cinquième roue de l’économie : « Il n’a aucun contenu opérationnel. Ce n’est qu’un mot ».

La présente étude porte sur une durée d’environ cent trente ans, pour laquelle les données existent, parfois fractionnaires et éparses, mais accessibles et intangibles2. La réflexion s’effectue ex post, non pas pour évaluer l’action passée, mais pour expliquer et représenter l’évolution. Pendant cette longue période, tout a changé, très loin de la simple extrapolation : les techniques de production, les emplois et les quantités produites, les modes de commercialisation et de transport, le nombre de pays producteurs, l’organisation des entreprises, les conditions des échanges internationaux, les modes de vie et la demande d’une population croissante en nombre et en métissage, etc. Les causes exogènes3 furent nombreuses et le plus souvent déterminantes.

Les deux Guerres Mondiales ont violemment remis en cause les idées généreuses de l’Indépendance américaine et de la Révolution française. Elles ont conforté le rôle assigné au marché. Cependant les conditions de fonctionnement de ce dernier relèvent toujours pour partie de la souveraineté des États et tous n’agissent pas de la même manière tout en se réclamant pourtant du libéralisme.

La réaction face à des préoccupations environnementales croissantes et pressantes, a complètement changé. Réglementaire et d’initiative nationale américaine dans les années 1970, l’obligation de traiter les effluents gazeux fluorés a été acceptée par les « majors » de l’aluminium, malgré son coût. Les effets indésirables étaient patents et la nécessité d’agir incontestable. La mise en œuvre d’une solution adaptée s’est étendue sur une dizaine d’années et ses résultats sur la végétation et l’élevage furent spectaculaires. Le problème est aujourd’hui réglé. L’origine des préoccupations s’est déplacée vers le dioxyde de carbone et les gaz à effet de serre. Mondiales mais diffuses, les émissions gazeuses donnent lieu à des interprétations divergentes qui autorisent la temporisation. La compétition entre les entreprises concernées, menacées dans leur existence, exacerbe les intérêts nationaux et tend à biaiser les règles de la concurrence.

Une fois les nombreuses contraintes identifiées, il semble que parler d’équilibre exprime le fait que des forces antagonistes variables étant à l’œuvre en permanence, il subsiste assez de marges de manœuvre pour que la situation apparaisse sous contrôle. Cela implique qu’il n’existe pas un point d’équilibre unique à tout instant, mais une zone à l’intérieur de laquelle il demeure des possibilités d’évolution. Il est cependant difficile de savoir si la trajectoire suivie dans la zone ne conduit pas, à terme, à un déséquilibre. En dernier ressort, en cas de situation grave, l’État4 peut toujours intervenir et ses vues changer de sens, pour des raisons politiques ou économiques5.

1

En France. 2

Malheureusement, les sources sont parfois discordantes ! 3

Les causes sont dites endogènes quand elles trouvent leur origine à l’intérieur de la firme ou du secteur d’activité et exogènes dans l’autre cas.

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Ainsi, en France en 1982, l’État est intervenu par des nationalisations soit pour soutenir des secteurs économiques en difficulté, soit pour des motifs politiques. L’industrie de l’aluminium a été concernée. Pechiney a été privatisée en 1995.

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Kaldor voyait dans cette éventualité une caractéristique des USA. Il est aussi possible d’y voir une démonstration de leur pragmatisme dans l’application de la méthode « Trial and Error ».

La base matérielle de travail est l’histoire — abondée par les nombreuses recherches effectuées depuis le centenaire de 1986 — d’une branche industrielle de grande importance. Les méthodes et le but sont économiques. L’objectif visé consiste à élaborer une représentation, simplifiée par nécessité, logique, proche de la réalité, de la croissance de deux biens qui, liés par un procédé de fabrication, ont contribué à façonner le monde. Il n’est pas prévu de décrire le fonctionnement idéal d’une hypothétique entreprise représentative, pas plus que celui d’entreprises en concurrence pure et parfaite, mais les modèles de l’économie industrielle seront utilisés comme repères. Au début, il a suffi de deux brevets d’invention, concomitants et étonnamment semblables1, mis en œuvre par quelques entreprises naissantes dans autant de pays, pour engager un processus qui deviendra mondial. Des monographies racontent en détail le passé, les succès et les difficultés rencontrés, et dépeignent les hommes qui y ont contribué. Les plus connues concernent Alcoa, Alcan et Pechiney. Le monde extérieur a beaucoup influé sur leur activité, sa perception passant souvent, au cours des dernières décennies, de l’adoration au dédain oublieux, puis aux lamentations sur l’emploi perdu. Cependant, cette lecture au premier degré ne permet pas de percevoir les mouvements en cours qui renseignent sur le futur proche et indiquent les options ouvertes. Dans les pays industrialisés de longue date, le modèle sociotechnique des années d’après guerre qui a accompagné la croissance est aujourd’hui dépassé. L’apparente continuité d’ensemble de la production mondiale résulte en grande partie d’un surcroît d’activité dans d’autres régions du monde qui ne se sentent aucune obligation, aucune dette envers les pays dont ils utilisent la meilleure technologie. Pour remplacer le modèle devenu obsolète et conserver des outils industriels dans un monde en compétition acharnée plus qu’en concurrence, il leur reste comme stratégie possible le passage, rapide et déterminé, de la production primaire au recyclage. Cependant, les habitudes et la nature des centres de décision ne se prêtent pas à un changement analogue, partout et en même temps.

Dans le document aux et siècles L ’ aluminium (Page 127-131)