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v. Le choix rationnel d’une localisation

Dans le document aux et siècles L ’ aluminium (Page 195-199)

Alfred Marshall a, le premier, observé la localisation de l’industrie et en a déduit le concept d’économies externes. Il a identifié trois causes propices au regroupement géographique d’entre-prises que Krugman formule ainsi : « 1) la proximité géographique des firmes permet la création d’un pool de main-d’œuvre formée à un environnement de travail industriel, réduisant à la fois les risques de chômage et de manque de main-d’œuvre qualifiée ; 2) localement, les industries peuvent trouver à échanger des produits spécifiques, dépourvus de marché ; 3) des retombées — par exemple des échanges d’informations — peuvent accroître les fonctions de production des entreprises par rapport à celles de firmes isolées ». Plus tard, ces causes ont, à l’évidence, présidé à la création de « Parcs industriels » mettant en commun, par exemple au Québec1 dans les années 1970, de vastes terrains plats, un excellent réseau routier, des réseaux d’eau, de téléphone, de gaz et d’électricité de puissance, ainsi que des services portuaires en eau profonde, le tout à distance raisonnable d’agglomérations importantes. La diversité des activités rassemblées semblait de nature à réduire les risques de vieillissement simultané de l’ensemble.

Avant la Seconde Guerre, en revanche, la tendance était à la concentration d’activités de même nature, comme les aciéries, les papeteries ou la construction automobile. Un surprenant phénomène de concentration locale — horizontale — a été observé, par exemple à Dalton (Georgia, USA) pour la fabrication de tapis2, à Akron (Ohio, USA) pour les pneumatiques, ou dans le Lancashire (Angleterre) à la grande époque du tissage du coton. Plus récents, se trouvent les exemples de gigantisme de Boeing (Washington State) et de Kodak3 (New-York State). Il s’agit-là de regroupements d’activités de production, indépendantes de l’existence sur place de toute source de matières premières spécifiques. Pour certaines activités, les inconvénients de la situation sont apparus à long terme et ont engendré l’idée de la diversification, comme palliatif.

Parmi les aspects positifs, la concentration locale d’industries a permis la création d’un bassin d’emploi bénéfique, tant pour les travailleurs que pour les entreprises4. Ensuite, une « Zone industrielle » — formelle ou informelle — a facilité en son sein les échanges de produits et de services non vendables sur le marché qui profitaient, eux aussi, de rendements croissants. Par exemple, elle favorisait l’organisation et la rentabilité des transports — de personnes, de matières premières, de produits intermédiaires, d’électricité, etc. — et de services par des réseaux communs. Enfin, il arrivait que des retombées technologiques proviennent d’échanges, formels ou informels encore, de personnels ou d’informations. Cependant, en dehors de certains cas particuliers de haute technologie telle qu’on la conçoit aujourd’hui, ou de naissance de toute une branche d’industrie dans les années 1890 pour l’aluminium, celles-ci n’ont pas pris une importance significative.

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S.P.I.C.Q. Parc Industriel de Bécancour, Québec, Canada, où a été construite une usine d’aluminium en 1986. 2

Exemple analysé par Krugman. 3

En 1954, Eastman Kodak a consenti, devant la Justice à modifier sa « conduite » — au sens SCP — et à se séparer d’activités de traitement de ses films couleur de manière à laisser une place à la concurrence. Source: W.L. Baldwin, The Journal of Law and Economics, Vol. 12, No. 1 (Apr., 1969), pp. 123-153.

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L’analyse minutieuse des choix de domiciliation des travailleurs et d’implantation des firmes, à laquelle procède P. Krugman, repose sur le pouvoir de négociation des salaires et la réactivité respective des uns et des autres en cas de retournement de conjoncture. Cette situation résulte de la fluidité et de la rudesse des relations de travail, en Amérique. Elle s’appliquerait sans doute dans la Silicon Valley. En Europe, les rigidités ne favorisent pas de telles analyses générales. Ainsi, dans les années 1970-1980, avant un tournant dans le domaine, il existait encore dans les bassins français d’emploi industriel, une « culture » qui percolait au sein de la population et suscitait un fort désir de pérennité et de progression sociale intergénérationnelle — ouvrier →

contremaître → ingénieur — naguère favorable, tant aux individus qu’aux entreprises. Évidemment, ce modèle devait un jour atteindre ses limites.

Les notions à caractère général présentées ci-dessus valent pour l’industrie de l’aluminium à une importante différence près : l’indispensable électricité a toujours conditionné sa localisation, mais pas n’importe où. Un exemple chiffré se trouve dans la synthèse sur l’aluminium de 1968, déjà citée1, qui compare la somme des coûts de l’électricité — pour une quantité standard — et des transports : alumine et produits carbonés jusqu’à l’usine et lingot d’aluminium jusqu’à Chicago, pour trois localisations existantes, nord-ouest Pacifique (avec variante sur l’alumine), Vallée de l’Ohio et Vallée du Tennessee. Les coûts élémentaires sont rassemblés dans le tableau ci-dessous :

Coûts en $/t d’Al /localisation Nord-ouest Pacifique (BPA) Variante N.-O. Pacifique/alumine Vallée de l’Ohio (charbon) Vallée du Tennessee (TVA) Transp. d’alumine 23,59 9,50 17,01 10,17 Tr. prod. pétroliers 5,05 5,05 2,23 3,47 Électricité 31,50 31,50 52,50 63,00 Transport de Iingots jusqu’à Chicago 21,46 21,46 5,85 14,20 TOTAL 81,302 67,51 77,59 90,84 Sous-total Transport 50,10 36,01 25,09 27,84

Source : Aluminum, Profile of an Industry, 1969, p. 153 op. cit.

Il s’agit, dans les quatre cas, de l’arbitrage que le producteur doit faire entre le coût de l’électricité qu’il achète et le coût des transports qu’il paie pour acheminer ses matières premières jusqu’à son usine et son produit jusqu’au consommateur localisé à Chicago, grand marché du Midwest. Les usines existent, situées respectivement sur la Côte Pacifique nord, dans la vallée de l’Ohio — dont le charbon sert à produire de l’électricité — et dans la Vallée du Tennessee. De plus, une variante concerne l’usine du Pacifique qui consiste à transporter son alumine par la mer et non par le train. L’électricité est achetée 2,1 mills/kWh3 à la Bonneville Power Administration, 3,5 mills au fournisseur en Ohio et 4,2 mills à la Tennessee Valley Authority. Dans les trois cas, le facteur décisif est le coût de l’électricité qui compense, plus ou moins, les coûts de transport. Le prix d’achat des matières premières n’est pas compris dans les chiffres.

Le tableau est parlant : pour les postes de coûts considérés, l’usine du Pacifique est mieux placée que les deux autres si elle reçoit son alumine par bateau. La différence n’est pas du tout négligeable, 10 $/t ou 20 $/t, à une époque où le coût total théorique était situé entre 301 $/t et 441 $/t et où une usine produisait environ 100 000 tonnes par an. Dans ce cas, à la différence du modèle de Krugman, la comparaison des coûts est effectuée entre une « matière première » locale et les dépenses de transport induites par la localisation.

1 Aluminum, Profile of an Industry Metals Week, McGraw-Hill Inc. 1968, Philip Farin, Ed.(p. 153). 2

Ce total ne correspond pas à la somme des postes indiqués – 81,60 $/t. Il a été conservé tel quel faute de savoir où se trouve l’erreur.

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L’occasion est fournie de revenir encore une fois sur les rendements d’échelle par les chiffres de la même source qui situent l’ordre de grandeur des coûts fixes d’exploitation — coût du capital — entre 70 et 80 $/t quant les coûts de transport totaux – matières premières et produit fini — varient entre 25,09 $/t et 50,10 $/t. Il apparaît que : 1) le — faible — coût de transport du produit fini ne peut pas être considéré seul, contrairement au modèle de Krugman1, 2) le coût du capital est nettement supérieur aux coûts de transports, mais les proportions rendent possible une comparaison et peuvent servir à déterminer des distances à ne pas dépasser. Il faut éviter cependant de généraliser parce que le temps compte et pas seulement l’histoire.

Enfin, Krugman pose deux questions générales : « comment sont localisées les industries ‘typiques’ ? » et « quelles sortes d’industries sont significativement concentrées ? » Dans l’aluminium primaire — industrie trop jeune pour être typique, surtout dans ses pays d’origine, et trop vorace en énergie pour être concentrée — la carte de Mme Veyret-Verner donne l’idée de raisonner sur les États-Unis et le Canada pris ensemble2. En outre, les deux cartes du livre Aluminum, Profile of an Industry, reproduites ci-dessous, permettent de comparer plus précisément les localisations des usines d’électrolyse — primary smelters — et des usines de recyclage, en 1968. Pour l’électrolyse, la seule forte concentration se trouve dans l’État de Washington et le nord de l’Oregon — onze sites existants ou prévus en 1968. Les autres sites — dix-neuf existants ou prévus — s’étendent sur une bande orientée sud-ouest nord-est, du golfe du Mexique à l’est du lac Ontario. La deuxième carte rassemble première et deuxième fusion et met en évidence la différence de type de localisation entre les deux activités3. Les sites de refusion sont plus nombreux et beaucoup plus concentrés. Ainsi, autour de Los Angeles il y en a onze, et un projet près de San Francisco. Les autres sont presque tous à l’est du Mississipi, treize autour de Chicago et quatre à quelque distance, quatorze dans le nord et le nord-est de l’Ohio, cinq en Pennsylvanie, cinq en Alabama, et dix-huit dans une large zone qui entoure New-York. Une interprétation de la situation peut être tentée en s’appuyant sur le modèle de Krugman qui s’applique puisque l’électricité n’est plus une contrainte : quand le coût du capital — coût fixe — nécessaire à la production d’une tonne d’aluminium est divisé par dix4, le nombre de producteurs augmente, la production se concentre et se rapproche des lieux de consommation — les trois plus grandes villes des États-Unis qui sont aussi les lieux de production des déchets à recycler.

Cette observation intéressante incite à continuer à étudier qualitativement la géographie de la transformation de l’aluminium, toujours à partir de la même source qui distingue les différentes formes de cette transformation : le laminage, la fonderie de pièces, l’extrusion, la tige, la barre et le fil, le laminage mince, le filage, la poudre et la pâte, et enfin le forgeage. Cette géographie s’appréhende facilement, sans entrer dans des considérations techniques, car les implantations sont figurées sur des cartes analogues à celles décrites ci-dessus. Au nombre de huit, elles sont reproduites plus loin. Elles suffisent pour constater que, quel que soit le nombre de sites de

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Cette situation particulière tient à ce que l’aluminium est un produit dense et peu fragile qui se transporte facilement. En revanche les produits transformés, proches du produit fini, sont volumineux et fragiles, leur transport est beaucoup plus coûteux.

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Un rapport de The Aluminum Association, September 2011, fournit de précieuses indications relatives à cet ensemble, Aluminum: The Element of Sustainability, A North American Aluminum Industry Sustainability Report. Source: http://www.aluminum.org/sites/default/files/Aluminum_The_Element_of_Sustainability.pdf

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D’importantes informations sur la deuxième fusion en 1968, accompagnent cette carte : « La croissance récente est beaucoup plus due à l’agrandissement des usines existantes qu’à la construction de nouvelles. Le coût d’une nouvelle usine – 100 à 120 $/tonne de capacité – est un peu supérieur au dixième de celui d’une usine neuve d’électrolyse et il est moins coûteux d’agrandir une unité existante ». Traduction libre.

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transformation, le schéma de base de leur localisation est comparable à celui de la deuxième fusion : Californie et est du Mississipi, sauf pour les tuyaux et tubes (Nebraska). À l’époque, la transformation était encore souvent aux mains des grands producteurs de métal mais les critères de localisation n’en tenaient pas grand compte, le marché était la seule logique.

Une vaste étude de l’industrie mondiale de l’aluminium a été réalisée, en 2010, par l’Université du Québec1 à Chicoutimi. Ses principales conclusions relatives à la localisation des usines d’électrolyse, présentées sans faux-semblant, sont reprises ci-dessous à un double titre, de référence et d’actualisation. Elles terminent le paragraphe consacré à la géographie économique et les citations sont entre guillemets.

À l’aide « des données fournies par Aluminium Verlag, on dénombrait 323 alumineries dans le monde en 2008 dont 255 étaient en activité et 68 ont été fermées depuis 1980 — dont 24 en Chine. Elles sont réparties dans 57 pays différents et leur capacité de production totale s’élève à 49 662 700 tonnes par an»2. En outre, la même année, il existait 116 projets d’extension, de modernisation ou de construction dont 51 en Chine. Un tel recensement « fait apparaître clairement un redéploiement industriel… On constate l’arrivée de nouveaux producteurs localisés dans des pays plutôt périphériques, plus éloignés des grands marchés des pays développés… Il s’agit notamment des Émirats arabes du Moyen-Orient, de la Russie, de l’Afrique du Sud, de l’Islande… »

En matière de localisation « des activités amont, dans l’industrie de l’aluminium, cinq facteurs doivent en principe être considérés dans leur juste mesure : la proximité des marchés, la technologie, la présence de bauxite, la disponibilité de l’énergie et les conditions d’accueil [dans le pays hôte] ». Pour l’électrolyse proprement dite, la proximité des marchés de consommation et le niveau technologique de l’environnement jouent peu. « L’importante quantité de bauxite disponible ici et là sur la planète fait en sorte que la présence d’une réserve à un endroit ne représente pas, à elle seule, un facteur suffisamment attrayant pour l’implantation d’alumineries… La variable incontournable afin d’attirer des alumineries réside encore et toujours dans la disponibilité de lots d’énergie à prix compétitifs… La localisation mondiale des unités de fonte3 d’aluminium primaire s’avère considérablement reliée aux politiques publiques qui déterminent les conditions réelles d’accueil. Ce facteur, plus difficilement mesurable, infléchit souvent la logique en matière d’implantation, comme on l’a constaté avec la plupart des projets récents et actuels. Il fait la différence. Si la politique publique s’avère certes largement ancrée sur l’offre de lots d’énergie à tarifs avantageux, que ce soit en Islande, dans les Émirats arabes, en Afrique du Sud, au Canada ou ailleurs, on a constaté qu’elle se préoccupe aussi beaucoup des conditions générales pour rendre les projets opérationnels. Les investisseurs se préoccupent évidemment de la sécurité, du climat social, des normes environnementales, de la stabilité politique, de la fiscalité, mais aussi de l’attitude des États à l’égard

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Le sujet a déjà été abordé, l’étude était commanditée par Promotion Saguenay et réalisée par l’équipe du CRDT de l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC). Le mot québécois « aluminerie » qui désigne une usine d’électrolyse, n’est pas usuel en France.

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À fin 2012, il y avait 231 usines d’électrolyse installées dans 45 pays (en marche ou à l'arrêt) pour une capacité installée de 56 644 000 tonnes dont 4 160 250 tonnes à l'arrêt, provisoire ou définitif. Compilation de R. P. Pawlek, décembre 2012, qui précise : « qu’en raison des incessants changements dans le secteur, il est possible que la liste ne soit plus à jour. » Source :

http://lightmetalage.com/producers_primary.php

Pour comparaison, à la même date, la même source recense 2554 sites de production d'aluminium secondaire dans 100 pays. Même s’il existe des erreurs sur l’activité – cas d’un site français - le facteur de proportion entre les productions primaire et secondaire est d’environ 1 à 11, c’est-à-dire dans le ratio inverse du coût en capital. 3

de ces facteurs ». Ainsi dites, les choses sont claires mais moins simples qu’attendu, ce qui montre les limites de la modélisation mais ne diminue pas son intérêt pour autant.

Dans le document aux et siècles L ’ aluminium (Page 195-199)