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La géographie sociale : qualifier l’espace pour mieux cerner le territoire

Le territoire dans une approche plus systémique

II- La géographie sociale : qualifier l’espace pour mieux cerner le territoire

La prise en compte de la dimension sociale dans l’étude de l’espace et du caractère spatialisé des relations humaines, rendue indispensable dans une approche sociologique du territoire, est plus particulièrement le fait d’une branche de la géographie, sur laquelle il est intéressant de s’arrêter quelque peu. La géographie sociale, en poursuivant une démarche de qualification de l’espace, qui n’est pas uniquement centrée sur la notion d’appropriation, contribue véritablement à construire le territoire. Ses centres d’intérêt se rapprochent aussi grandement des questionnements propres à la sociologie, ce qui nous permet de nous baser sur cette démarche géographique, pour se diriger vers une approche plus sociologique. La géographie sociale montre en effet que les pratiques et représentations des individus sur un espace contribuent à lui attribuer le statut de territoire. Plus particulièrement, une notion clé, la notion de « formation socio-spatiale » permet de saisir ces pratiques et représentations de manière dynamique, en territorialisant l’action sociale.

1- Le positionnement de la géographie sociale : une indéniable proximité théorique avec la sociologie

Avant de détailler quelques-unes des grandes théories de la géographie sociale, il importe de préciser son positionnement dans l’univers des sciences humaines. « Géographie des faits sociaux et sociologie des faits géographiques, la géographie sociale consiste fondamentalement en l’exploration des interrelations qui existent entre les rapports sociaux et les rapports spatiaux, plus largement entre société et espace »115. Cette branche de la géographie semble donc correspondre parfaitement à l’étude de la dialectique entre social et spatial. A l’intersection de la géographie physique et des sciences sociales – ou des sciences du social ? – sa position n’est cependant pas toujours aisée. Armand Frémont déplore ainsi le manque de considération de certains géographes envers cette branche de leur discipline. Ces derniers prétendent ainsi que la géographie sociale n’est plus de la géographie. Etant centrée sur des faits sociaux, elle se rattacherait plutôt à la sociologie par son objet et ses techniques de recherche. Notre objectif n’est évidemment pas de déterminer ici ce qui relève ou non de la géographie. Notons simplement que le reproche parfois adressé à la géographie sociale correspond justement à ce qui fait son intérêt dans une optique d’approche plus sociologique du territoire. En effet, ce champ disciplinaire représente une entrée tout à fait pertinente pour étudier les rapports espace/société.

« La géographie sociale est donc à la fois la géographie des structures sociales (des rapports qu’elles ont avec leurs espaces et de leur répartition à la surface de la terre) et la synthèse géographique qui, embrassant l’ensemble des activités des hommes (et pas seulement les structures sociales) s’éloigne le plus de l’étude du milieu physique et prépare à la description des sociétés humaines »116. De par la multiplicité de ses champs d’entrée dans l’étude des rapports sociaux spatialisés, cette branche de la géographie se concentre donc fortement sur les pratiques des acteurs sociaux, mais également sur leurs représentations. Nous nous approchons bien des fondements même de la sociologie.

Le positionnement de la géographie sociale, quelque part à mi-chemin entre la géographie physique et la sociologie, permet de mieux cerner le rapport dialectique entre espace et société, en permettant un retour vers la notion de territoire. « Entendu tour à tour comme construction physique et humaine, comme forme de régulation sociale ou comme dimension idéelle (représentation, sentiment d’appartenance), le territoire, produit d’une histoire, apparaît comme

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115. FREMONT Armand, CHEVALIER Jacques, HERIN Robert, RENARD Jean, op. cit., p. 90. Jacques Scheibling montre lui aussi que tout territoire suppose un sentiment d’appartenance ou bien encore ce qu’il appelle une conscience. SCHEIBLING Jacques, op. cit.

116. FREMONT Armand, CHEVALIER Jacques, HERIN Robert, RENARD Jean, op. cit., p. 68.

l’objet de la Géographie sociale »117. Les auteurs se réclamant de cette branche estiment que la plupart des travaux sur le territoire – mot à la mode s’il en est – proposent bien souvent des frontières trop étroites du terme et en limitent donc la portée. A contrario, « la géographie sociale s’efforce de retracer les itinéraires, les cheminements au fil desquels chacun de nous invente son quotidien, à la fois social et spatial, sous les effets conjoints de sa position dans la société, des modèles culturels que nourrit la mémoire collective, de l’imaginaire que sécrète notre conscience socialisée »118. « Position sociale », « modèle culturel », « mémoire collective », à travers ces quelques termes, la proximité de la géographie sociale avec la sociologie est une nouvelle fois plus qu’évidente.

La géographie sociale est donc loin de se concentrer sur le seul aspect des pratiques spatiales des individus. La notion de représentations prend également tout son sens dans cette perspective. Pratiques et représentations doivent être considérées dans le même mouvement pour bien comprendre les modes de vie des individus sur un territoire. En effet, en géographie sociale, les auteurs « partagent un même point de vue selon lequel le territoire est constitué de deux éléments majeurs, soit une composante sociale et une composante vécue. La première qualifie les lieux tels qu’ils sont tissés au gré des rapports sociaux et spatiaux et se situe dans l’ordre de la matérialité. La seconde relève de la psyché individuelle et collective. Sa connaissance passe par la prise en compte des pratiques des acteurs, de leurs représentations, de leurs imaginaires spatiaux »119. La géographie sociale permet donc d’explorer les liens entre territoire et société, tout à la fois à travers les pratiques et les représentations des individus. Pratiques et représentations ne sont toutefois pas déconnectées d’un ensemble contextuel, indispensable à mettre en évidence pour comprendre la manière dont il entre en résonance avec le vécu individuel et collectif des acteurs sociaux. En effet, « sur le socle que dresse la réalité socioculturelle, le territoire témoigne d’une appropriation à la fois économique, idéologique et politique (sociale donc) de l’espace par des groupes qui se donnent une représentation particulière d’eux-mêmes, de leur histoire, de leur singularité »120. La géographie sociale permet donc d’effectuer une sorte de « translation » de l’espace au territoire, grâce à la prise en compte des pratiques et des représentations des individus dans ce territoire. Il nous reste désormais à déterminer comment s’effectue exactement cette translation.

2- Les qualificatifs attribués à l’espace : des outils explicatifs des rapports socio-spatiaux

La géographie sociale a tendance à étudier le territoire plutôt que l’espace, à travers les pratiques et les représentations sociales des individus qui l’occupent. Pour autant, elle n’hésite pas à se « servir » de ce dernier pour mieux définir ce qu’elle entend par le vocable de territoire.

Qualifier l’espace permet de mieux cerner ce qui est entendu par l’utilisation de cette notion.

Plusieurs qualificatifs sont ainsi couramment employés par les géographes sociaux. Ces qualificatifs permettent par exemple de tracer une distinction fondamentale entre « espace de vie » et « espace vécu ». Ces deux concepts sont alors utilisés comme des outils méthodologiques et explicatifs des rapports sociaux. Guy Di Méo les définit de la manière suivante121 :

11111111111111111111111111111111111111111111111111111111111 117. FRAYSSIGNES Julien, op. cit., p. 74.

118. DI MEO Guy, op. cit., 1998, p. 5.

119. GILBERT Anne, « Vers l’émergence d’une nouvelle géographie sociale de langue française ? », Cahiers de géographie du Québec, vol 51, n°143, septembre 2007, p. 202.

120. DI MEO Guy, op. cit., 1998, p. 38.

121. DI MEO Guy, PRADET Jackie, « Territoire vécu et contradictions sociales : le cas de la vallée d’Aspe (Pyrénées occidentales) », DI MEO Guy, Les territoires du quotidiens, Paris, L’Harmattan, 1996, pp. 51-86.

1 L’espace de vie recouvre les pratiques et cheminements quotidiens et routiniers des individus résidant en un lieu donné

1 L’espace vécu dépasse les fréquentations réelles pour s’évader jusqu’à l’espace sans limite que reconstruisent mentalement les individus à partir de leur raison et de leur imaginaire

Cette distinction tracée entre « espace de vie » et « espace vécu » recouvre presque exactement la distinction fondamentale en sociologie entre pratiques et représentations, preuve une nouvelle fois, si besoin en était, de la proximité théorique de ces deux disciplines. Mais la géographie sociale est allée plus loin en s’engageant dans une véritable démarche d’analyse et de compréhension de l’ensemble des facettes d’un territoire. D’autres qualificatifs de l’espace ont ainsi été mis en exergue afin de mieux cerner la complexité de cette réalité.

Figure 6 : Les qualificatifs de l’espace, un édifice emboîté

L’espace de vie serait ainsi constitué de l’espace perçu et de l’espace pratiqué. L’espace vécu reprend l’espace de vie et considère également l’espace social (c’est-à-dire les rapports sociaux spatialisés) ainsi que l’espace imaginé et conceptualisé. Enfin, l’espace représenté comprend finalement l’espace vécu ainsi que le rapport structurel entretenu par chacun avec les lieux. « Ainsi, l’édifice construit sur les bases de la matérialité et des pratiques (l’espace de vie) s’enrichit de la pulpe des échanges sociaux (espace social), des charges émotives, des images et des concepts individuels, quoique d’essence sociale, qui forgent notre représentation du monde sensible et contribuent à lui conférer du sens (espace vécu) »122. Qualifier l’espace permet de bien rendre compte de différentes visions de cet espace. Le territoire regroupe tous ces qualificatifs et leur confère un sens collectif centré sur trois éléments majeurs : la matérialité (les pratiques), la psyché individuelle et les représentations collectives – sociales et culturelles – de l’espace.

Par ailleurs, d’autres auteurs insistent sur la nécessité de bien choisir le qualificatif à attribuer au terme d’« espace ». Certains préfèrent ainsi la notion d’espace représenté, plutôt que d’espace perçu. C’est alors une « construction individuelle et collective, en relation directe avec l’espace de vie (avec la diversité et l’intensité des pratiques spatiales) mais où intervient l’imaginaire, le rêve »123. Chacun qualifie ainsi l’espace selon la réalité qu’il souhaite mettre en évidence, sans qu’il y ait une réelle définition commune de tous les types d’espace qui pourraient former territoire. Ce détour par l’espace, bien que permettant de préciser l’acception du terme

« territoire » adoptée par chacun, s’il est intéressant à prendre en considération dans le cadre d’une analyse sociologique du territoire, n’est cependant pas le plus opérationnel.

11111111111111111111111111111111111111111111111111111111111 122. DI MEO Guy, op. cit., 1991, p. 127.

123. GUMUCHIAN Hervé, Représentations et Aménagement du Territoire, Paris, Edition Economica, 1991, p. 67.

Espace perçu Espace pratiqué

Espace de vie

Espace social

Espace imaginé

Espace vécu

Rapport structurel au lieu

Espace représenté

3- Les formations socio-spatiales : une territorialisation de l’action

Qualifier l’espace représente un moyen de définir le territoire. La diversité des qualificatifs employés montre d’ailleurs bien la diversité des formes d’appropriation sociale existantes. « Sur le socle que dresse la réalité socioculturelle, le territoire témoigne d’une appropriation à la fois économique, idéologique et politique (sociale donc) de l’espace par des groupes qui se donne une représentation particulière d’eux-mêmes, de leur histoire, de leur singularité »124. Le concept de territoire est donc analysable par les qualificatifs attribués à l’espace, mais également par l’attribution de significations supplémentaires, comme par exemple la dimension identitaire, la dimension politique, la dimension symbolique ou encore la dimension historique.

Il est également possible de mettre en évidence quatre « thématiques », ce que Guy Di Méo appelle des « instances ». Ces quatre instances recouvrent les logiques géographiques, économiques, de gouvernance et de représentations du territoire. Ce dernier fonctionne alors selon des logiques sociales spatialisées, autrement nommées des formations socio-spatiales (FSS). Ces dernières « peuvent être assimilées à des unités géographiques cohérentes, c’est-à-dire à des espaces plus ou moins perceptibles et délimités, mais toujours suffisamment présents dans le "sens commun" pour faire l’objet de représentations collectives »125. Outre sa caractéristique purement physique, les FSS recouvrent donc la dimension politique du territoire, en traduisant les modes de découpage et de contrôle de l’espace, mises en place par les sociétés.

Elles soulignent également l’importance de l’histoire en matière de construction symbolique des territoires. Le champ symbolique est effectivement très important dans cette perspective car il permet de décrire la mise en œuvre d’une identité collective, cette dernière étant raffermie par un certain nombre d’éléments érigés en valeur culturelle et patrimoniale.

Sans s’appuyer entièrement sur ces formations socio-spatiales pour ancrer notre approche sociologique du territoire, il est intéressant de montrer qu’elles constituent un cadre d’analyse qui permet d’avancer dans la compréhension de la logique territoriale. Elles permettent en outre d’appréhender le territoire de manière dynamique. En effet, ce terme est parfois considéré comme étant trop réducteur dans un monde social en perpétuelle évolution. « Le territoire est un arrêt sur image du vécu, dans les territorialités de plusieurs acteurs sociaux simultanément engagés dans une action exigeant du sens, de l’étendue et de la subjectivité »126. Appréhender le territoire de manière plus dynamique conduit donc à l’apparition d’une nouvelle notion, celle de territorialité, qu’il sera indispensable de mieux cerner afin d’en étudier la pertinence dans le cadre de notre étude.

La géographie sociale, de par sa proximité avec les démarches sociologiques, est particulièrement pertinente à convoquer pour éclairer de manière théorique la notion de territoire.

Pour cela, grâce à l’utilisation de qualificatifs attribués à l’espace, elle nous invite à nous intéresser aux différentes dimensions du tout social : pratiques et représentations, mais également dimension politique, économique, culturelle… Plus encore, elle met en évidence le caractère réellement dynamique du rapport société/territoire, et l’importance de prendre en compte ces dynamiques.

11111111111111111111111111111111111111111111111111111111111 124. DI MEO Guy, op. cit., 1998, p. 38.

125. DI MEO Guy, op. cit., 1991, p. 75.

126 DI MEO Guy, op. cit., 1998, p.277

III- Une approche dynamique du territoire, en interaction constante avec les