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Les forces d’évolution des relations sociales pendant la guerre (1914-1918)

Chapitre 1. Les origines immédiates de l’Organisation internationale du travail 134 Ce chapitre propose d’éclairer l’enchaînement des évènements pendant la guerre qui Ce chapitre propose d’éclairer l’enchaînement des évènements pendant la guerre qui

1.1. Les forces d’évolution des relations sociales pendant la guerre (1914-1918)

Afin de comprendre les enjeux que représente pour le gouvernement britannique la création d’une organisation internationale du travail, il est nécessaire de saisir au préalable la réalité des forces politiques et ouvrières, ainsi que les projets sociaux pensés pendant la guerre pour le futur. Trois pratiques qui ont lieu dans cette période sont observées: des changements dans l’organisation de la vie politique et sociale, des nouvelles lois sociales et des projets pour la reconstruction.

L'évolution des forces politiques et ouvrières.

Dans le cas de la Grande-Bretagne, la Première Guerre mondiale entraîne en effet de nombreux changements dans les relations sociales, dont les traits saillants sont un renforcement de la position des travailleurs, une augmentation du nombre des membres des syndicats, et un interventionnisme croissant de l’Etat dans la sphère économique afin de réguler la production.139 Pendant toute la durée de la guerre, une des préoccupations majeures du gouvernement britannique est de maintenir la paix sociale afin de ne pas entraver la production industrielle: le nombre important d’ouvriers engagés dans les forces armées a pour conséquence un manque de main d’œuvre qualifiée. Associé à la pénurie des matières premières, et aux autres dysfonctionnements internes comme ceux des transports, cette situation contraint le gouvernement à composer avec les syndicats. Ceux-ci, ainsi que les travaillistes, sont plus étroitement associés aux cabinets de guerre successifs, à l’image des politiques « d’union sacrée » adoptées par d’autres pays pendant la guerre. Cependant, les mécanismes déployés dans le cadre de la loi d’août 1914 Defence of the Realm Act qui accorde dès l’entrée en guerre de la Grande-Bretagne de larges pouvoirs au gouvernement pour modifier l’organisation des pouvoirs publics, des mécanismes de contrôle social et introduire la censure, restreignent les libertés des syndicats.140 C’est avec ces contraintes que les syndicats agissent malgré tout pendant la guerre.

En raison de leur mobilisation dans l’industrie qui sert à l’effort de guerre, les ouvriers sont proportionnellement moins touchés par les pertes humaines provoquées par le conflit. De plus, la représentation syndicale leur permet de mieux défendre leurs intérêts et de protester vivement contre la dilution et les réquisitions. La combativité des syndicats ne

139 Chris Wrigley, “The First World War and State Intervention in Industrial Relations, 1914-1918” in Chris Wrigley ed., A History of British industrial relations, volume II, 1914-1939, Brighton, The Harvester Press, 1987; Kathleen Burke (dir.), War and the State: the transformation of British Governement, 1914-1919, Londres, Allen and Unwin, 1982; Pierre Purseigle, “Belligérence libérale, La Grande-Bretagne face à la Grande Guerre”, Vingtième siècle. Revue d’histoire, vol.4, n°120, 2013, pp.27-42.

140 L’ensemble des relations sociales est géré par le Munitions of War Act de 1915. Sur les syndicats: Noel Whiteside, “Welfare legislation and the unions during the First World War”, Historical Journal, vol. 23, 1980, pp. 857-74.

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faiblit pas pendant la guerre, bien au contraire; le nombre de syndiqués progresse fortement, et les syndicats n’hésitent pas à braver la trêve industrielle pour organiser de grandes grèves notamment en 1915 et 1917. Leurs motifs ne sont pas politiques, il s’agit de revendications salariales et ces coups de force pendant la guerre leurs permettent d’ailleurs d’obtenir le doublement de leurs salaires, et une lente amélioration de leurs droits sociaux. En août 1918 un salaire minimum est instauré dans tous les secteurs considérés comme sous-rémunérés ; ils obtiennent également l’institution de conventions collectives à l’échelon national dans les chemins de fer, les mines et l’industrie des munitions, ainsi que l’accroissement des pouvoirs des délégués syndicaux.141

En raison des impératifs de production imposés par le conflit, l’Etat britannique doit s’impliquer dans les questions à caractère social entre les travailleurs et les employeurs. En devenant pourvoyeur d’emplois, l’Etat est amené à contrôler un large pan de l’économie et doit donc prendre part aux négociations pour aboutir à des conventions collectives entre employeurs et ouvriers. Les rapports entre l’Etat et les syndicats vont s’en trouver irrémédiablement transformés. David Lloyd George joue un rôle de première importance dans ces transformations. Lorsqu’il forme son gouvernement en 1916, afin de s’assurer de la collaboration des ouvriers, il inclut des travaillistes et des syndicalistes dans son gouvernement.142 Cependant, ses nombreux succès politiques et ses talents de négociateur social ne font pas oublier les mesures extraordinaires prises en temps de guerre. Cet héritage lui aliène une partie des syndicats, et la suspicion durable du mouvement travailliste.143

Cette méfiance est renforcée par les changements que le parti travailliste connaît pendant la guerre: le parti gagne de plus en plus de voix dans l’électorat, et si en 1911 les réformes libérales de Lloyd George peuvent apparaître comme avant-gardiste, ses idées en 1919 semblent désormais bien timides pour le Labour. Par ailleurs, la position hostile de Lloyd George à l’égard de la Russie bolchévique engendre la suspicion des travaillistes sur ses intentions réelles. En même temps, son anti-bolchévisme permet d’expliquer les motivations de Lloyd George à trouver une autre voie pour que les aspirations sociales des peuples puissent s’exprimer. Il serait réducteur néanmoins d’envisager les programmes de réformes envisagées pour la nation, ou l’implication de Lloyd George dans la création d’une organisation sociale internationale uniquement comme une assurance contre la

141 Francois-Charles Mougel, op.cit.; Philipppe Chassaigne, op.cit ; Noel Whiteside, “Welfare legislation and the unions during the First World War”, op.cit.

142 Hugh Armstrong Clegg, A History of British Trade Unions since 1889, op.cit.

143 Chris Wrigley, David Lloyd George and the British Labour Movement, London, Harvester Press, 1976.

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révolution et le bolchévisme; le Premier ministre est un libéral convaincu de la nécessité de réformer la société.144

Le premier gouvernement de coalition de Lloyd George met en place deux réformes majeures qui participent à la démocratisation de la société: le Fisher Education Act de 1918 qui généralise l’enseignement primaire jusqu’à 14 ans et tente de développer l’enseignement secondaire et le Representation of the People Act voté la même année qui accorde le droit de vote aux femmes à partir de trente ans et l’élargit pour tous les hommes à partir de vingt-un ans. Cette dernière mesure a pour conséquence une augmentation de l’électorat de 8 à 21 millions.145

L’extension des droits sociaux conduit à restructurer les compétences gouvernementales. C’est donc dans un esprit de conciliation sociale que de nouveaux ministères, ainsi que plusieurs commissions comme la Commission Whitley voient le jour.146 La Commission Whitley (1916-1919) recommande la création de comités paritaires mis en place en 1919 pour améliorer la gestion des relations entre patrons et ouvriers dans l’industrie, au niveau national et local. Ce système connu sous le nom de Whithley Council produit deux effets majeurs: l’augmentation du pouvoir des syndicats, et une centralisation du pouvoir à l’intérieur des syndicats.147

Lloyd George décide par ailleurs de créer un ministère du travail à la fin de l’année 1916 et nomme le travailliste et syndicaliste écossais John Hodge (1855-1937) à sa tête en décembre 1916.148 La création de ce nouveau ministère implique une réorganisation importante de la machine administrative. Désormais, alors que le ministère de l’intérieur conserve toutes les affaires liées à l’administration du travail (comme les inspections dans les mines et les usines), le ministère du travail se trouve chargé de tous les autres dossiers et notamment celui de conseiller le cabinet de guerre sur les aspects politiques de la question du travail.149 La création de ce nouveau ministère correspond à une victoire pour les syndicats et les travaillistes. C’est la prise en considération de leurs intérêts et la reconnaissance de leur poids dans la société. Par ailleurs, ce ministère fait rapidement

144 Chris Wrigley, David Lloyd George and the challenge of Labour: the post-war coalition, 1918-1922, op.cit.

145 Martin Pugh, State and Society, British Political and Social History 1870-1992, London, Edward Arnold, 1994.

146 Du nom de son président John Henry Whitley (1866-1935) député à la Chambre des Communes.

147 Hugh Armstrong Clegg, A History of British Trade Unions since 1889, op.cit.

148 Derek Fraser, The Evolution of the Welfare State, Macmillan, London, 1973, p.155.

149 Edward Phelan, “The Preliminaries of the Peace Conference, British Preparations” in James Shotwell, op.cit., pp. 105-6.

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preuve de dynamisme dans la prise en charge des dossiers concernant les travailleurs et est ainsi amené à penser les questions sociales et la reconstruction au plan international.150

Les projets sociaux pour la reconstruction.

En même temps que le gouvernement prend de nouvelles mesures (lois, nouveaux ministères) qui affectent la situation des travailleurs, des projets de reconstruction les concernant sont pensés pendant la guerre. On distingue deux grands mouvements pour la reconstruction. Un premier mouvement du côté gouvernemental. De nombreux sous-comités sont créés au ministère de la reconstruction établi en 1917 sous la direction de Christopher Addison (1869-1951) afin d’élaborer des recommandations notamment en matière de santé, d’éducation, de sécurité de l’emploi et de politique du logement. Les projets les plus aboutis voient le jour sous forme de lois comme le Housing and Town Planning Act de 1919 qui prévoit pour la première fois un large plan de construction de logements financé par des subsides du gouvernement, et le Unemployment Insurance Act de 1920 qui étend plus largement à d’autres catégories le schéma de la loi de 1911, couvrant désormais 11 millions de travailleurs.151 Ces plans gouvernementaux de reconstruction s’inscrivent de manière globale dans la continuité des lois et des institutions conçues et mises en place avant la guerre par les libéraux. Ces projets sont plutôt de nature conservatrice, c’est-à-dire qu’ils tentent d’appliquer les solutions et les mesures déjà expérimentées avant la guerre aux problèmes qui se posent en 1919. Cependant ces intentions sont confrontées assez rapidement, d’une part aux réalités économiques qui se dégradent dès l’été 1919, et d’autre part à l’opposition des membres conservateurs du gouvernement. Deux visions de l’après-guerre s’opposent: certains experts comme William Beveridge (1879-1963) souhaitent transformer les expériences développées pendant la guerre en opportunités pour planifier la reconstruction, mais ils se heurtent aux éléments les plus conservateurs de la coalition Lloyd George après l’élection de 1918. Ceux-ci, avec les industriels, font pression pour démanteler les contrôles étatiques établis pendant la guerre et souhaitent avant tout le retour au laissez-faire économique.152

150 Rodney Lowe, Adjusting to democracy, the role of the Ministry of Labour in British politics, 1916-1939, Oxford, Clarendon, 1986.

151 Bentley Gilbert, British Social Policy, 1914-1939, op.cit.; Martin Pugh, State and Society, British Political and Social History 1870-1992, op.cit.

152 Pat Thane, The Foundations of the Welfare State, op.cit., pp. 137-155; Noel Whiteside, “Welfare Insurance and Casual Labour: A study of Administrative intervention in Industrial Employment 1906-1926”, Economic History Review, vol. 32, 1979; Philip Abrams, “The failure of social reform: 1918-1920”, Past and Present, n°24, 1963, pp.43-64, Rodney Lowe, “The Erosion of State Intervention in Britain 1917-1924”, Economic

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Ainsi, si certaines avancées sociales sont obtenues par la classe ouvrière pendant la guerre qui souvent sont d’ailleurs autant le résultat d’une action de grève que d’un choix gouvernemental, on n’assiste pas à la mise en chantier d’une politique sociale générale et planifiée. Des lois à cadre limité sont édictées et des projets de reconstruction visant des pans spécifiques de la population sont projetés mais pas de planning gouvernemental global. Cette situation explique en partie l’espoir que vont mettre les travaillistes et les syndicalistes dans la création de l’OIT.

Le second mouvement pour encadrer la reconstruction d’après-guerre d’un volet social se développe au sein du Labour lui-même. La situation politique internationale, notamment la révolution russe, joue certes un rôle dans les changements qui s’opèrent dans le parti. Cependant, c’est l’expérience du dirigisme industriel pendant la guerre qui oriente le programme électoral de 1918. Les travaillistes ont été associés aux politiques collectivistes menées par le gouvernement Lloyd George et leur nouveau programme adopté en 1918, Labour and the New Social Order, reprend à son compte un interventionnisme d’Etat accru à-travers des nationalisations. Les bénéfices tirés des nationalisations et des impôts doivent permettre de financer des réformes sociales en matière d’éducation, de logement et de santé. Néanmoins, suite aux élections de 1918 la représentation parlementaire des travaillistes, bien qu’ayant progressé par rapport à l’avant-guerre, reste encore trop faible pour implémenter son programme et faire face aux exigences des syndicats qui s’expriment à travers des soulèvements sociaux en 1919.153

Toutes ces modifications intervenues sur le plan social en Grande-Bretagne pendant la guerre, la participation des travaillistes au gouvernement de Lloyd George, l’augmentation des adhésions syndicales, la faiblesse des projets gouvernementaux de reconstruction et la révolution bolchévique sont des facteurs décisifs de l’engagement britannique dans la création de l’OIT.

History Review, May 1978, pp. 270-286, Bentley Gilbert, British Social Policy, 1914-1939, op.cit.; Anne Crowther, Social Policy in Britain: 1914-1939, London, Macmillan, 1993.

153 Andrew Thorpe, History of the British Labour party, 3nd ed., Basingstoke, Palgrave MacMillan, 2008;

Hugh Armstrong Clegg, A History of British Trade Unions since 1889, op.cit.

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