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Chapitre 1. Les origines immédiates de l’Organisation internationale du travail 134 Ce chapitre propose d’éclairer l’enchaînement des évènements pendant la guerre qui Ce chapitre propose d’éclairer l’enchaînement des évènements pendant la guerre qui

1.2. L’influence des idées et des réseaux sociaux transnationaux

Les idées et les revendications des mouvements transnationaux syndicalistes, socialistes et réformateurs sociaux qui s’expriment juste avant ou pendant la Première Guerre mondiale lors de conférences internationales ont posé les jalons préliminaires de la caution britannique à la création de l’OIT.

Le mouvement de la réforme sociale.

Les Britanniques officient au sein de l’Association internationale pour la protection légale des travailleurs (AIPLT). Cette association fondée à Paris en 1900 pendant l’Exposition universelle est une institution de droit privé constituée d’une élite d’académiciens et de politiciens qui organisent différentes réunions pour discuter et promouvoir une législation sociale internationale.154 Elle possède une section britannique relativement active qui rassemble des Fabiens, des membres du parti travailliste, et des dirigeants syndicalistes. Après la guerre, certains de ces membres jouent un rôle en marge de l’Organisation du travail nouvellement créée, soit comme fonctionnaire international, à l’instar de la juriste Sophy Sanger (1881-1950), soit comme lobbyiste très actif sur la scène nationale afin de promouvoir une législation protégeant les ouvriers telle Lady Hall (1887/8-1974).155

Les acteurs gouvernementaux britanniques se sont toujours tenus à distance de l’AIPLT, les ministres concernés par les questions sociales et économiques estiment qu’elle est noyautée par l’Allemagne et la jugent trop germanophone.156 Cependant, lorsque les Libéraux prennent le pouvoir en 1905, le gouvernement décide d’y envoyer des représentants officiels, en particulier quand l’association met en route des projets de conventions. Il s’agit d’Herbert Louis Samuel (1870-1963), sous-secrétaire au ministère de l’intérieur en 1905. Impliqué dans les questions sociales nationales comme la mise en place du Children Act de 1908, il est également membre de la section britannique de l’AIPLT, et

154 Sandrine Kott, « From Transnational Reformist Network to International Organization: The International Association for Labour Legislation and the International Labour Organization (1900-1930s) », in Davide Rodogno, Bernhard Struck, Jakob Vogel (ed.), Shaping the Transnational Sphere: Experts, Networks, and Issues from the 1840s to the 1930s, New York, Berghahn Books, 2014; Michel Cointepas, “L’entrée de la direction du travail dans les relations internationales à travers la naissance du droit international du travail”, Cahiers du Chatefp, n°7, mars 2007; Jasmien Van Daele, « Engineering Social Peace: Networks, Ideas, and the Founding of the International Labour Organization», International Review of Social History, vol.50, 2005, pp.435-466; Malcolm Delevingne, “The pre-war History of International Labor Legislation” in James Shotwell, op.cit., pp.19-5; Ernest Mahaim, « L’Association internationale pour la protection des travailleurs.

Son histoire, son but, son œuvre», Revue économique internationale, 1904, pp.6-17.

155 Gertrude Tuckwell, « The First International Labour Association: the Passing of the British Section », Journal of Comparative Legislation and International Law, vol.3, 1946, pp.53-56.

156 Sandrine Kott, « From Transnational Reformist Network to International Organization: The International Association for Labour Legislation and the International Labour Organization (1900-1930s) », op.cit.

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c’est à ce titre qu’il est nommé par le gouvernement pour suivre le travail de cette association. En 1906, il propose de transformer l’AIPLT en une organisation internationale avec des pouvoirs législatifs afin de développer une législation internationale obligatoire dans le domaine du travail.157 A ses côtés, le gouvernement désigne également Sir Malcolm Delevingne (1868-1950), fonctionnaire anglais qui fait toute sa carrière au ministère de l’intérieur.158 Il s’occupe particulièrement des questions de santé, de sécurité et d’aide sociale sur le plan de la politique intérieure, tandis que sur la scène internationale il est le délégué gouvernemental britannique aux conférences internationales de Berne sur la législation internationale du travail en 1905, 1906 et 1913.

Sur la proposition de l’AIPLT, la Suisse convoque en effet deux conférences successives à Berne en 1905 et 1906, la première est de nature technique et la seconde diplomatique. Elles permettent d’adopter deux conventions, l’une réglementant le travail de nuit des femmes et l’autre l’emploi du phosphore blanc dans l’industrie des allumettes. Les travaux de la troisième conférence de 1913, dont les conventions en élaboration portent sur l’interdiction du travail de nuit pour les jeunes ouvriers de l’industrie de moins de seize ans, et la limitation des heures de travail pour les femmes et les jeunes ouvriers de l’industrie sont interrompus par la guerre.159 C’est dans ce cadre de conférences que Delevingne se familiarise avec les procédures et les idées sociales prévalant dans les milieux de réformateurs sociaux avant la guerre. Il est ainsi fréquemment en contact avec les hommes qui participent au travail de l’AIPLT comme le Belge Ernest Mahaim,160 et le Français Arthur Fontaine.161 Malcolm Delevingne rédige alors son propre projet d’organisation sociale internationale qu’il dote de trois organes séparés, représentant respectivement le gouvernement, les employeurs et les travailleurs destinés à se réunir séparément et conjointement.162 A partir de l’expérience de l’AIPLT, il considère que la fonction de collecte et diffusion d’informations doit jouer un rôle important dans un organisme social international.

157 Bernard Wasserstein, Herbert Samuel: A Political Life, Oxford, Clarendon Press, 1992. Herbert Samuel est surtout passé à la postérité pour son engagement dans le sionisme et son poste de premier Haut-Commissaire du mandat britannique sur la Palestine de 1920 à 1925.

158 Peter W. J. Bartrip, “Delevingne, Sir Malcolm (1868-1950)”, Oxford Dictionary of National Biography, op.cit.

159 Nicolas Valticos, Droit international du travail, Paris, Dalloz, 1983, p. 26.

160 Sur Ernest Mahaim et le réseau de l’AIPLT: JasmienVan Daele, “Engineering Social Peace: Networks, Ideas, and the founding of the International Labour Organization”, op.cit.

161 Michel Cointepas, Arthur Fontaine (1860-1931), Un réformateur, pacifiste et mécène au sommet de la Troisième République, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2008.

162 ABIT, Shotwell Papers, Pre-Commission documents, British documents, 1.06.D01, Suggestion for scheme of an International Organization to deal with Labour questions, plan daté du 18 décembre 1918.

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« This Office should be an international clearing house for information on industrial subjects -collecting and focusing the industrial experience and results of industrial investigations of the different countries- and a center for the specialist international congresses which are held from time to time on such subjects ».163

Malcolm Delevingne officie au premier plan en 1919 lors de la création de l’OIT à Paris. Il fait en effet parti de la Commission de législation du travail chargée d’en préparer les contours par la Conférence de la Paix. C’est à travers sa personne que les idées du mouvement de la réforme sociale internationale (dont les projets ont trouvé écho en Grande-Bretagne en particulier dans certains cercles intellectuels comme la Société Fabienne et les libéraux internationalistes) sont introduites dans les projets de constitution de l’Organisation. De plus, c’est lui également qui permet de nouer des contacts officieux sur les enjeux de cette future institution avec les Français. En effet, en 1918, Malcolm Delevingne occupe la position de sous-secrétaire d’Etat adjoint au sein du ministère de l’intérieur. De novembre 1918 à janvier 1919 il correspond à titre privé avec Arthur Fontaine sur le sujet d’une possible organisation internationale sociale et lui expose les idées officielles développées au sein du ministère du travail.164 Il est alors en accord avec Fontaine qui l’assure de l’adhésion générale du gouvernement français avec ces idées, même si ce dernier souhaite que cette future organisation entérine déjà la législation internationale existante, c’est-à-dire les Conventions de Berne, avant d’établir des nouvelles règles.165 Leur correspondance témoigne d’un lien important entre les idées des Britanniques et des Français dans les cercles gouvernementaux avant les discussions officielles à Paris. Cette relation permet à Delevingne d’assurer ses collègues britanniques de la réception favorable que les Français feront à leurs propositions. Représentants respectifs de leur pays à la Conférence de Paris, au sein de la Commission de la législation du travail, ils peuvent s’attendre à un soutien réciproque et une concordance de vues sur le fond qui va faciliter la tâche du gouvernement britannique.

163 ABIT, Suggestion for scheme of an International Organization to deal with Labour questions, op.cit.

164 ABIT, Shotwell Papers, Pre-Commission documents, The Delevingne-Fontaine Correspondance, 1.10.F03.

165 ABIT, ibidem, 1.10.F04.

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ILLUSTRATION II : Arthur Fontaine et Sir Malcolm Delevingne

Photo de gauche : Arthur Fontaine (France), membre de la Commission de législation internationale, Paris, 1919, et du comité d’organisation de la conférence de Washington, Londres, 1919 ; Président du Conseil d’administration de l’OIT de 1919 à 1931.

Photo de droite : Sir Malcolm Delevingne, (Grande-Bretagne), membre de la Commission de législation internationale, Paris, 1919, et du comité d’organisation de la conférence de Washington, Londres, 1919 ; délégué gouvernementale à la 1ère session de la Conférence de l’OIT, Washington, Oct.-Nov. 1919 ; membre du Conseil d’administration, sessions 1 à 8, 1919-1921.

© Archives du BIT.

Les mouvements socialistes et syndicalistes.

Parallèlement au mouvement de la réforme sociale, les socialistes et les organisations syndicales se réunissent aussi afin d’accorder leurs revendications face à leurs gouvernants.

En effet, pendant la guerre, les pays belligérants et les neutres accueillent plusieurs conférences de la Fédération syndicale internationale (FSI) ou de l’Internationale socialiste.

Deux d’entre-elles ont lieu sur le sol britannique. La première, la Conférence de Leeds en juillet 1916 rassemble des syndicats affiliés des pays de l’Entente. Sous le leadership du français Léon Jouhaux (secrétaire de la Confédération générale du travail) et de William Appleton (secrétaire de la British General Federation of Trade Unions) cette conférence opère un virage important en ce qui concerne l’attitude des syndicats face à la législation sociale internationale. Et même si ces propositions reflètent essentiellement les opinions des syndicats européens, la résolution finale exige expressément la création d’une organisation internationale du travail et certains droits des travailleurs à être incorporés directement dans les traités de paix.

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« The conference declares that the peace treaty which will terminate the present war and will give to the nations political and economic independence should also insure to the working class of all countries a minimum of guarantees of a moral as well as of a material kind concerning the right of coalition, emigration, social insurance, hours of labour, hygiene, and protection of labor, in order to secure them against the attacks of international capitalistic competition. (…)

The labors organizations shall have active participation in the inspection and controls of the application of those laws. (…)

There shall be established an international labor office which shall coordinate and consolidate the various inquiries, studies, statistics and national reports on the application of the labor law ; it shall make an effort to create uniform methods of statistics, secure comparative reports of international conventions, prepare international inquiries, and study all those questions which refer to the development and application of the laws concerning accident prevention, hygiene, and safety work. »166

Aux côtés des syndicalistes, les dirigeants de l’Internationale socialiste se préoccupent eux aussi des droits des travailleurs et de la possibilité de les faire progresser dans le cadre du règlement de la paix. Dans cet esprit, la seconde conférence qui a lieu en Grande-Bretagne, la Conférence socialiste et syndicaliste des Alliés à Londres en septembre 1918, demande la tenue d’une conférence internationale du travail en même temps que celle de la paix :

« In the official delegations from each of the belligerent countries which will formulate the Peace Treaty the workers should have direct official representation.

A World Labour Congress shall be held at the same time and place as the Peace conference that will formulate the Peace treaty closing the war.»167

Ainsi que l’insertion dans les traités de paix d’une charte du travail établissant la justice sociale, une magna charta du travail selon l’expression du syndicaliste américain Samuel Gompers.168

Parmi les leaders de la Seconde Internationale, Arthur Henderson (1863-1935) représente une des figures majeures du syndicalisme britannique, incarnant plutôt la conciliation dans les relations sociales. Méthodiste wesleyen, il est aux cotés de David Shackleton et Georges Barnes, un des principaux syndicalistes du parti travailliste qu’il

166 Résolution de la conférence de Leeds, juillet 1916 in James Shotwell, op.cit., vol. II, p. 23.

167 Resolution of the Allied Labour and Socialist Conference, September 19, 1918, Concerning War aims and the Peace Conference in James Shotwell, op.cit., vol. II, p.77-80.

168 Sur les différentes conférences syndicales et socialistes pendant la Première Guerre mondiale et leur influence sur la création de l’OIT: Reiner Tosstorff “The International Trade-Union Movement and the Founding of the International Labour Organization”, op.cit.; Carol Riegelman, “War-Time Trade-Union and Socialist Proposals” in James Shotwell, op.cit, vol I, pp.55-79.

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dirige de 1908 à 1910, puis de 1914 à 1917. Il milite avec Barnes pour le développement d’une législation internationale du travail obligatoire dans le cadre d’une organisation internationale afin de trouver des solutions pour améliorer les conditions de travail.169 Parallèlement à ses fonctions gouvernementales pendant la guerre,170 il entreprend avec d’autres dirigeants de son parti de reconstruire la Seconde Internationale et il s’investit pour organiser une conférence internationale du travail en même temps que celle de la paix, aux côtés du socialiste belge Emile Vandervelde, du français Albert Thomas et du syndicaliste américain Samuel Gompers. Cette conférence a lieu à Berne en février 1919, et malgré des dissensions internes, ses dirigeants dressent tout un programme de réformes sociales comprenant notamment la journée de huit heures, le salaire minimum, l’assurance chômage, et la liberté d’association et souhaitent que la Commission de législation du travail qui se réunit au même moment à Paris en tienne compte.171

Suite aux promesses de Lloyd George pendant la guerre, Henderson pense pouvoir représenter la cause des travailleurs à la Conférence de la Paix. Lorsqu’il est consulté par la délégation britannique officielle du travail à Paris en 1919, c’est une figure éminente de la Seconde Internationale qui parle et peut faire entendre le programme de son parti, dont les instances dirigeantes ont abandonné le syndicalisme de combat pour tenter de parvenir à leurs buts par des voies étatiques. Néanmoins, le seul rôle officiel qui lui est dévolu par Arthur Balfour, le ministre des affaires étrangères, fin janvier 1919 est de conseiller les membres britanniques de la commission de législation du travail : sa mission est volontairement réduite par le gouvernement britannique pour éviter des débordements dans le contexte révolutionnaire de 1919.172

Les Britanniques sont donc bien informés des différents vœux et des résolutions émis lors de ces réunions, d’insertion dans les traités de paix de dispositions sociales. Et c’est précisément en s’appuyant sur les revendications de ces différentes assises que les fonctionnaires britanniques des ministères du travail et de l’intérieur entament leur propre réflexion en envisageant deux possibilités: soit introduire directement dans les traités de paix une série de réformes sociales (comme la journée de huit heures), soit créer un organisme qui s’occuperait des questions sociales au niveau international.

169 Markku Ruotsila, “The Great Charter for the Liberty of the Workingman: Labour, Liberals and the Creation of the ILO”, op.cit.

170 En 1914, il entre dans le cabinet Asquith comme président du Board of Education et ensuite dans le cabinet restreint formé par Lloyd George, avec lequel il rompt abruptement en 1917 à son retour de Russie.

Chris J. Wrigley, Arthur Henderson, op.cit; Ross McKibbin, “Arthur Henderson as Labour Leader”, op.cit.

171 Reiner Tosstorff « The International Trade-Union Movement and the Founding of the International Labour Organization », op.cit.

172 Chris J. Wrigley, Arthur Henderson, op.cit; Ross McKibbin, “Arthur Henderson as Labour Leader”, op.cit.

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