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Chapitre 3. Les débuts de l’Organisation internationale du travail

3.2. La conférence de Washington (1919)

En dépit de ces difficultés, la première conférence de l’OIT rassemble les délégations de trente-neuf pays du 29 octobre au 29 novembre 1919 à Washington. Selon plusieurs témoins, les Britanniques y exercent leur leadership de manière aisée.287 La délégation officielle britannique comprend plus d’une vingtaine de personnes (sans compter le secrétariat).288

TABLEAU III: DÉLÉGATION DE LA GRANDE-BRETAGNE À LA PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’OIT,WASHINGTON 1919.

(Source : ABIT ; Compte-rendu de la Conférence internationale du travail, 1919) 1. Délégués du gouvernement:

M. G. N. Barnes, Membre du Parlement; Membre du Cabinet de guerre.

Sir Malcolm Delevingne, Secrétaire d'État adjoint au ministère de l'Intérieur.

Conseillers:

M. G. Bellhouse, Inspecteur Général des fabriques.

Dr T. M. Legge, Inspecteur médical des fabriques.

Mlle Constance Smith, Inspectrice des fabriques.

M. I. H. Mitchell, Commissaire industriel au ministère du Travail.

M. J. F. Price, Directeur au ministère du Travail 2. Délégué patronal:

M. D. S. Majoribanks, Administrateur-délégué des Établissements Armstrong Whitworth & Co.

(Ltd.).

Conseillers:

M. G. S. Maginness, Directeur-adjoint de la Maison Kynoch (Ltd.).

Dr S. Miall, Administrateur de la Brimsdown Rüssel Lead Co.

M. A. J. C. Ross, Administrateur-directeur de la Hawthorne, Leslie &Co. (Ltd.).

M. Howard Williams, Directeur Général adjoint du London & North Western Railway.

Mme. B. Majoribanks, ancienne Directrice du bureau de placement féminin de la Société H. W. G.

Armstrong Whitworth & Co (Ltd.).

M. J. Sexton, Membre du Parlement et de la Fédération des ouvriers des transports.

M. T. Shaw, Membre du Parlement et de la Fédération des ouvriers de l'industrie textile.

M. A. Onions, Membre du Parlement et de la Fédération des mineurs.

Mlle Margaret Bondfield, Membre du Comité parlementaire du Congrès des syndicats ouvriers.

Miss Mary MacArthur, Fédération nationale des ouvrières.

287 Edward Phelan and the ILO, the life and views of an international social actor, op.cit.; Hector Hetherington, International Labour Legislation, London, Methuen & CO. Ltd, 1920, et ABIT, Shotwell papers, 7-01-S01, Reports on conference by Royal-Meeker.

288 C.f. Tableau III: Délégation de la Grande-Bretagne à la Première conférence de l’OIT, Washington 1919.

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En raison des dispositions prises antérieurement dans cette perspective (travail préparatoire) les Britanniques exercent une influence prédominante sur les travaux de la conférence. Ils occupent plusieurs postes stratégiques et président la plupart des commissions et sous-commissions chargées de rédiger les propositions. Les Britanniques sont en effet membres de toutes les commissions et Sir Malcolm Delevingne préside la commission du travail des enfants, et la commission de vérification des pouvoirs, Mlle Constance Smith préside la commission du travail des femmes, le Dr T. M Legge préside la commission des travaux insalubre, et Tom Shaw préside la commission des heures de travail. De plus, on constate une continuité entre les acteurs britanniques à l’origine de la création de l’OIT et ceux présents à Washington, puisqu’à côté de Delevingne, Barnes occupe le poste de vice-président de la Conférence, Butler en est le secrétaire général et Phelan l’assistant secrétaire en chef. Le gouvernement s’est entouré en outre de plusieurs conseillers spécialisés sur les normes de travail dans les usines, ainsi que de fonctionnaires du ministère du travail. La délégation des employeurs est quant à elle majoritairement composée de directeurs d’entreprises, tandis que du côté syndical c’est le TUC qui est représenté sous la direction de George Harold Stuart-Bunning (1870-1951), secrétaire de la Fédération des postiers et président du TUC en 1919. Notons que la délégation britannique est la seule en 1919 dont chaque partie a nommé une ou deux femmes; certes à titre de conseiller, et donc sans droit de vote.289

Les enjeux de cette Conférence sont nombreux pour les acteurs britanniques. La conférence de Washington est en effet cruciale afin de démontrer la légitimité de l’OIT, internationaliser les questions sociales et ainsi poursuivre sur la voie de la réglementation sociale internationale. En termes politiques, la coalition gouvernementale (libéraux et conservateurs) attend aussi que la Conférence soit un succès pour répondre aux demandes des ouvriers et des syndicats britanniques et ainsi faire baisser la pression populaire dans le pays. Les fonctionnaires tiennent à garder la haute main sur la gestion de la conférence, sur le choix des thèmes, des conventions, des procédures et du personnel futur de l’Organisation, afin d’être en mesure de créer un modèle organisationnel qui leur permette de défendre leurs intérêts dans le futur.

289 Carol Riegelman Lubin and Anne Winslow, Social justice for Women: The International Labor Organization and Women, Durham, Duke University Press, 1990.

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TABLEAU IV: LISTE DES CONVENTIONS ET RECOMMANDATIONS INTERNATIONALES ADOPTÉES À LA CONFÉRENCE DE WASHINGTON EN 1919.

(Source : Normlex, http://www.ilo.org/dyn/normlex/fr) Conventions

C001 Convention (n° 1) sur la durée du travail (industrie), 1919 C002 Convention (n° 2) sur le chômage, 1919

C003 Convention (n° 3) sur la protection de la maternité, 1919 C004 Convention (n° 4) sur le travail de nuit (femmes), 1919 C005 Convention (n° 5) sur l'âge minimum (industrie), 1919

C006 Convention (n° 6) sur le travail de nuit des enfants (industrie), 1919 Recommandations

R001 Recommandation (no 1) sur le chômage, 1919

R002 Recommandation (no 2) sur la réciprocité de traitement, 1919 R003 Recommandation (no 3) sur la prévention du charbon, 1919

R004 Recommandation (no 4) sur le saturnisme (femmes et enfants), 1919 R005 Recommandation (no 5) sur l'inspection du travail (services d'hygiène), 1919 R006 Recommandation (no 6) sur le phosphore blanc, 1919

Dans les faits, les syndicats sont les grands arbitres de cette conférence. Ils bénéficient de l’atmosphère de tensions sociales en Europe qui tend à favoriser les travailleurs et obtiennent l’adoption de six conventions et autant de recommandations qui portent sur la durée du travail dans l'industrie, le chômage, la protection de la maternité, le travail de nuit des femmes et des enfants et l’âge minimum pour le travail dans l'industrie.

La convention sur la durée du travail dans industrie, qui porte sur la journée de huit heures, constitue une victoire toute symbolique et particulièrement importante pour le mouvement syndical international, car il s’agissait de l’une de ses revendications centrales. Néanmoins, cet enthousiasme va être tempéré par le fait que le gouvernement britannique ne ratifie pas cette convention. Son entrée en vigueur devient alors, après la conférence de Washington, un cheval de bataille pour les syndicats britanniques et la FSI.290 D’une manière générale, on constate une tendance lors de la conférence à produire des conventions avec un standard élevé d’exigences, assorti d’un délai de mise en œuvre destiné à laisser aux Etats le temps nécessaire pour atteindre ce standard, plutôt que de baser une convention sur des minimums accepté par tous. Cette tendance à élaborer des conventions « par le haut » en matière de droit social est la politique ambitieuse également suivie par Albert Thomas lors de son mandat de directeur de l’OIT. Elle correspond en tous points à la fonction que le gouvernement britannique souhaite que l’OIT développe: devenir une aide pour que les autres pays puissent rattraper les standards sociaux britanniques.

Par ailleurs, les syndicats démontrent également leur efficacité lors de cette première conférence en initiant une structure collégiale: leurs représentants se rassemblent dans des réunions séparées pour se consulter et tenter d’obtenir une opinion convergente sur les

290 C.f. Chapitre 11.3. Le paradoxe britannique : l’exemple de la convention des huit heures.

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différentes questions afin de voter d’une même voix. Cette innovation incite les gouvernements et les employeurs à faire de même. Cette pratique n’était pas prévue dans la constitution de l’OIT, mais elle a comme conséquence de renforcer le tripartisme de l’Organisation.291

Enfin, c’est le groupe syndical qui est à l’origine du choix du futur directeur de l’OIT, Albert Thomas, et, réussit à le faire nommer contre l’avis des Britanniques. Au regard de leur implication dans la création de l’OIT, il est en effet légitime de se demander pourquoi le premier directeur de l’OIT n’est pas britannique ? Dès la rédaction de la constitution de l’OIT adoptée par le Conseil suprême en avril 1919, les Britanniques se préoccupent en effet de trouver la personne adéquate, britannique de préférence, pour le poste de directeur de l’Organisation. Les membres de la délégation britannique présents à Paris correspondent abondamment à ce sujet entre eux, ainsi qu’avec des fonctionnaires du ministère du travail et de l’intérieur.292 Appleton, le secrétaire de la GFTU est envisagé dans un premier temps, mais sa position politique (il est un opposant à l’interventionnisme étatique dans la gestion des relations industrielles) couplé au fait qu’il a été écarté lors de la conférence d’Amsterdam et ne dispose pas de la confiance des syndicats continentaux, n’en fait finalement pas un bon candidat aux yeux du gouvernement britannique.293 Dans les cercles du Foreign Office le nom du socialiste suédois Karl Hjalmar Branting (1860-1925),294 est évoqué mais rapidement écarté en raison de son âge. A défaut de trouver le candidat idéal, ou de vouloir proposer une personnalité d’envergure, le gouvernement britannique mise sur Harold Butler, qui a surtout le mérite d’être « dans la place » depuis le début de l’Organisation. Sa nomination n’est cependant pas aisé compte tenu de la présence d’ores et déjà d’un britannique, Sir Eric Drummond, à la tête de la SDN. Les Anglais pensent donc à des personnalités étrangères ou à des syndicalistes britanniques, mais n’arrivent finalement pas à présenter une personnalité de premier plan pour le poste de directeur. Le gouvernement de Lloyd George est donc pour un investissement contrôlé des ressources humaines britanniques dans l’OIT en dépit des enjeux et des objectifs établis pour défendre les intérêts britanniques.295 Tel n’est évidemment pas l’avis des internationalistes qui eux vont tenter de promouvoir le travail de l’Organisation à partir de sa création.

291 Reiner Tosstorff, “Albert Thomas, the ILO and the IFTU: A case of mutual Benefit?”, op.cit.; Bernard Béguin, Le tripartisme dans l’Organisation internationale du travail, Genève, Centre européen de la dotation Carnegie pour la paix internationale, 1959.

292 ABIT, Shotwell Papers, Organizing Committee, Barnes-Delevingne Correspondance et Troup-Delevingne correspondence.

293 ABIT, Shotwell Papers, Organizing Committee, Lettre de Barnes à Delevingne du 7 juin 1919.

294 http://www.nobelprize.org/nobel_prizes/peace/laureates/1921/branting-bio.html (consulté le 21 janvier 2013).

295 ANB, CAB27/272, International Labour Policy, 1925.

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C’est au cours du premier Conseil d’administration du BIT qui se tient à Washington du 27 au 28 novembre 1919 à la suite de la Conférence internationale que le groupe ouvrier réussit à faire nommer le socialiste français Albert Thomas à la direction de la nouvelle organisation au détriment d’Harold Butler. Au début du conseil deux candidats sont en lice:

le Français Arthur Fontaine et Harold Butler. Le premier est nommé immédiatement président du conseil d’administration offrant l’opportunité aux Français de proposer un nouveau candidat comme directeur de l’Organisation. Léon Jouhaux saisit promptement cette occasion pour écarter le candidat britannique en proposant Albert Thomas. Le vote au scrutin secret donne les résultats suivants : M. Albert Thomas, 9 voix; M. Harold Butler, 3 voix; bulletins blancs, 6. L’affiliation d’Albert Thomas au parti socialiste français, et le fait qu’il connaisse personnellement de nombreux syndicalistes internationaux, a conféré à Thomas le statut du candidat idéal aux yeux du groupe syndical à l’OIT. De plus, grâce à sa fonction de ministre de l’armement pendant la guerre, Thomas s’est forgé bonne réputation auprès du monde industriel et il a ainsi obtenu également le soutien des employeurs français, Butler quant à lui, ne bénéficie pas d’un soutien gouvernemental fort et son statut de fonctionnaire lui a été préjudiciable auprès des syndicats.296

Concernant l’attitude des employeurs britanniques à Washington, plusieurs remarques préalables sont nécessaires afin de comprendre leur position lors de cette première conférence, puis par la suite. En effet, (comme pour les syndicats), la Première Guerre mondiale modifie les relations entre le gouvernement et les organisations d’employeurs, l’effort de guerre engendrant un rapprochement nécessaire et des consultations étroites entre ces deux groupes d’acteurs. Cette coopération se poursuit après la guerre, les employeurs étant désormais consultés de manière beaucoup plus régulière et formelle par le gouvernement notamment en ce qui concerne la législation sociale.297 Durant la guerre et juste après, trois organismes différents voient le jour en Grande-Bretagne afin de défendre les intérêts des employeurs : la National Union of Manufacturers (NUM) en 1915, la Federation of British industries (FBI) en 1916, et la National Confederation of Employers’

Organizations (NCEO) en 1919. Cette dernière qui rassemble essentiellement des organisations d’employeurs de l’industrie d’exportation et de produits de première nécessité est créée dans le but de coordonner les positions des employeurs.

296 ABIT, Procès-verbal de la 1ère session du conseil d’administration du BIT, Washington 1919; Reiner Tosstorff, “Albert Thomas, the ILO and the IFTU: A case of mutual Benefit?”, op.cit., p. 94 et svtes ; Denis Guérin, Albert Thomas au BIT 1920-1932, De l’internationalisme à l’Europe, Genève, Institut Européen, 1996.

297 James Roy Hay, “Employers’ Attitudes to Social Policy and the concept of social control, 1900-1920” op.cit.

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« On all matters concerning the relationship between employers and employed’

and, more specifically, to provide a permanent channel for communication between industry and governement on labour and social issues ».298

Elle remplit ce rôle grâce à une équipe dirigeante qui représente les plus gros industriels britanniques sous la houlette de Sir Allan Mac Gregor Smith (1871-1941) puis de Sir John Ballingall Forbes-Watson (1879-1952).299 La NCEO est reconnue par le gouvernement britannique comme l’organisation la plus représentative des employeurs selon les termes de la constitution de l’OIT, et à ce titre représente les employeurs britanniques aux conférences et aux conseils d’administrations de l’OIT, mais à partir des sessions de 1920 uniquement. En 1919 M. D. S. Majoribanks (l’administrateur des établissements Armstrong Whitworth & Co.) dirige la délégation des employeurs qui n’a pas de représentant de la NCEO dans ses rangs. Cette question de la représentation patronale en 1919 explique que plusieurs conventions adoptées à Washington et notamment la convention des huit heures soient ensuite dénoncées par la NCEO qui estime que les normes qu’elles contiennent risquent de nuire au fonctionnement de l’industrie britannique.

Dès sa création, la NCEO collabore activement avec le ministère du travail britannique et sa position économique sur la scène nationale pendant l’entre-deux-guerres en fait un acteur incontournable pour l’OIT concernant de nombreuses questions sociales. Les représentants du groupe patronal britannique au sein des organes de l’OIT sont d’ailleurs les secrétaires successifs de la NCEO Alan Smith puis John Forbes-Watson, qui défendent tous deux avec intransigeance les intérêts de l’industrie britannique.300

Le gouvernement britannique est cependant globalement satisfait des résultats de la conférence de Washington. En effet la plupart des conventions élaborées traite de sujets d’ores et déjà couverts par une loi ou par une convention collective en Grande-Bretagne.

Ces conventions internationales vont donc permettre aux autres pays de rattraper leur retard en matière de protection sociale et se conformer aux standards britanniques. Cette conférence s’est déroulée dans l’esprit de collaboration entre employeurs et travailleurs britanniques que le gouvernement a tenté d’initier au niveau national lors de la conférence

298 National Confederation of Employers’ Organizations, Constitution and conditions of Membership, January 1922, p.3-4.

299 Terence Rodgers, “Employers’ Organizations, Unemployment and Social Politics in Britain during the Inter-War Period”, Social History, vol 13, n°3, oct. 1988, pp. 315-341.

300 Terence Rodgers, “Smith, Sir Allan MacGregor (1871-1941)”, Oxford Dictionary of National Biography, op.cit.

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nationale industrielle de février 1919.301 De plus, malgré le fait que le poste de directeur ait échappé aux Britanniques, Butler est nommé sous-directeur de l’Organisation et rien n’empêche à présent les Britanniques de diriger la mise en place de l’OIT en tentant, entre autre, de faire appliquer les méthodes administratives anglaises.

301 Chris Wrigley, David Lloyd George and the challenge of Labour: the post-war coalition, 1918-1922, op.cit.; Rodney Lowe, “The Failure of consensus in Britain: the National Industrial Conference, 1919-1921”, The Historical Journal, vol.21, n°3, Sep. 1978, pp. 649-675.

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3.3. Les premières mesures administratives et la création du bureau de Londres