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Les Lazaristes doivent l’établissement de leurs écoles en Iran à Eugène Boré. Orientaliste et professeur laïc au Collège de France, il est chargé d’une mission éducative en Orient par l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres. Arrivé à Constantinople en 1837, il y est resté quelques mois afin d’approfondir sa connaissance des langues turque et arménienne. En 1838, il se met en route pour Tabriz, en Iran, accompagné par Scafi, missionnaire lazariste de l’École Saint Benoit à Constantinople. En arrivant à Tabriz, il découvre l’avidité de la jeunesse persane pour l’instruction européenne. Au vu de cet intérêt, il s’attelle à la fondation d’une « université » fondée sur l’enseignement de la langue française. Dans une lettre adressée à son frère et datée du « dernier soir de l’an 1838 » Boré exprime ainsi son désir :

302 Revue du monde catholique, la Perse et les missions catholiques, A.G. de Manet, 1877, page 488.

303 Chevalier Lycklama Nijeholt, Voyage en Russie, au Caucase et en Perse, tome II, Paris/ Amsterdam, Arthus Bertrand et C. L. Van, page 1867, 261.

En ce moment, je suis préoccupé d’un plan qui peut être utile pour le nouveau royaume que je visite : établir une espèce d’université. Les Persans aiment l’instruction ; et instinctivement ils savent que, pour le moment du moins, les Français seuls peuvent la leur donner304.

Plein d’espoir dans l’avenir de la mission qu’il s’était donné, il se met à l’œuvre, dès le mois de janvier 1839. Dans un premier temps, il renvoie son compagnon Scafi à Constantinople et ensuite à Paris dans le but d’obtenir le soutien de la congrégation de la mission des Lazaristes pour la création de cette université. En attendant la réponse de Paris, il s’engage à obtenir le soutien du gouvernement iranien. La demande est accueillie et soutenue par le prince Ghahraman Mirza, gouverneur francophile de la région d’Azerbaïdjan, et frère du Shah d’Iran. Au mois de février 1839305, ce dernier accorde un local à Boré pour la

fondation de son université. En compensation, Boré s’engage à instruire gratuitement vingt jeunes Iraniens. Cette position de Ghahraman Mirza envers Eugène Boré est appuyée par le Shah dans une lettre datée du 15 mai 1839:

Il à été décidé que l’honorable M. Eugène Boré, d’une capacité et d’un savoir reconnu et l’une des colonnes de l’église du Messie[…] venu dans la terre d’Orient pour y propager l’instruction, et que dans ce but, il s’était fixé à Tabriz, sur sa demande d’enseigner à la jeunesse persane la langue française et de l’instruire dans les sciences de l’histoire, de la géographie, de la philosophie, de la physique, de la géométrie et de la médecine306.

Contrairement à la réponse rapide et favorable de gouverneur d’Azerbaïdjan, Boré ne reçoit aucune réponse de la part de la congrégation de la mission à Paris concernant sa demande de financement et de personnel.

Il commence alors une correspondance avec l’Académie des Inscriptions et Belles- lettres ainsi qu’avec le ministère de l’Instruction publique français, non seulement dans l’objectif de gagner leur soutien pour établir une université, mais aussi pour encourager le gouvernement français à renouer les relations diplomatiques rompues. Il tente d’exposer dans ses lettres « la sympathie secrète »307que les princes Qâdjârs ainsi que les jeunes

Azerbaïdjanais ont pour la France malgré la rupture des relations entre les deux pays après le départ de la mission du général Gardanne. Selon ses dires, bien que les relations politiques

304 Eugène Boré, Correspondances et mémoires d’un voyageur en Orient, tome I, Paris, Olivier-Fulgence, 1840, page 106.

305Idem, page 111.

306Idem, tome II, pages 432-433. 307Idem, page 291.

soient amèrement rompues, la mission du général Gardanne a pu créer une certaine sympathie dans l’esprit des Iraniens à l’égard de la France et des Français.

Boré est convaincu que le soutien du gouvernement français envers sa mission religieuse et scientifique permettrait de conférer davantage de crédibilité à celle-ci aux yeux des Iraniens. Il propose alors l’installation d’un consulat français à Tabriz pour assurer l’avenir de la mission et pour faire face aux missionnaires protestants américains dont la présence dans la région d’Azerbaïdjan entrave l’action des missionnaires français. Craignant que le gouverneur d’Azerbaïdjan revienne sur sa décision de fonder une école française, il s’adresse de nouveau au ministre de l’Instruction publique français afin de demander l’envoi de quelques livres, notamment d’un livre d’histoire sur Napoléon à destination du Shah d’Iran. Selon lui ce cadeau peut « protéger l’instruction des Lazaristes et d’autre part cela sera un signe de reconnaissance du roi auprès du gouvernement français »308.

Ses correspondances restent sans réponse : il dut attendre longtemps les aides qui lui étaient nécessaires. Cependant, dans l’attente de voir son projet aboutir, il ouvre une école au mois d’avril 1839. « A l’exception des fils de quelques grands personnages arméniens »309,

l’école attire des élèves musulmans. Étant donné qu’il est seul à enseigner, il se borne à l’étude de la grammaire française, s’appuyant pour cela sur un livre de grammaire persane- française qu’il a lui-même rédigé. Il semble que ses élèves étaient déjà familiers de la langue française. Dans une lettre adressée à un ami, Eugène, il écrit qu’au cours d’une promenade, ses élèves lui traduisent des poèmes de Hafez, et certains entre eux essaient même de transmettre le sens mystique de ses poèmes310.

À peine l’école est elle fondée que la nouvelle de la compétence de Boré parvient à la cour du prince héritier, qui réside en Azerbaïdjan. Boré est immédiatement demandé par la reine. Elleveut que le jeune prince âgé de onze ans reçoive une « éducation européenne »311.

Ce projet, cependant, n’aboutit pas. Malgré la réussite de son école, il reçoit une lettre de Scafi lui annonçant le refus de la congrégation d’ouvrir une université attachée aux Lazaristes. Nous n’avons pas eu accès aux documents expliquant les motifs de ce refus. Mais il est probable que le statut laïc d’Eugène Boré en soit la cause : Eugène Boré ne se donne pas le prosélytisme pour objectif. En effet, pour faire face à l’Islam, religion « antinaturelle et

308Idem, page 123.

309Idem, page 294. 310Idem, page 295. 311Idem, page 296.

antisociale »312, il usait volontiers des armes de la science plus que de celles de la religion

catholique.

Eugène Boré désire ardemment l’« annulation de l’influence des missionnaires protestants »313. Or, l’indifférence de la congrégation, ainsi que celle du gouvernement

français envers les demandes de Boré, fournit un terrain favorable aux missionnaires protestants américains.

Il n’est pas inutile de donner ici un petit historique de la présence des missionnaires américains en Iran. Une première mission religieuse américaine arrive en Iran sous la direction de H.G. Dwight et Eli Smith vers la fin de l’époque de Fath Ali Shah : 1830. Cette équipe fournit des informations concernant l’état des Assyriens (Nestoriens) installés en Iran. Cinq ans plus tard, Joseph Perkins et A. Grant missionnés par le comité ABCFM (the American Board of Commission for Foreign Missions), s’installent à Ormia afin d’« évangéliser, soigner et développer un enseignement qui fasse une large place aux sciences modernes »314.Leur présence est accueillie par le firman de Mohammad Shah, désirant

l’enseignement occidental dans le pays, ainsi que par le gouverneur d’Oroumia, le frère de Shah. Par la suite, forts de ce soutien, plusieurs établissements presbytériens sont créés dans les régions peuplées par les Assyriens.Au moment où les Lazaristes arrivent en Iran, des presbytériens américains sont déjà solidement installés dans la région. Le succès de leurs œuvres est exemplaire ; de telle sorte qu’en 1870, ils possèdent un vaste réseau d’écoles, d’itinérants et de petits hôpitaux dans la région du nord-ouest de l’Iran. Dès les premières années de leur installation, ils se sont munis d’une imprimerie pour pouvoir publier leurs livres et manuels. Les établissements des missionnaires américains en Iran sont bien équipés. Les Lazaristes, eux, regrettent de ne pas disposer d’une telle organisation.

Du point de vue américain, la présence des Lazaristes dans la région menace la situation des presbytériens américains, jusque là sans rivaux. Ils tentent donc, de leurs côté, d’empêcher l’installation des missionnaires catholiques dans la région d’Azerbaïdjan.

Boré, cependant, ne renonce pas à son combat. Il rétablit des relations avec les notables de la région pour pouvoir créer d’autres écoles. Au mois de juillet 1839, il en fonde une à Khosrova, un village majoritairement chrétien. Dans une lettre adressée à son frère, il écrit : « bien qu’on m’ait laissé seul, je veux poursuivre une œuvre qu’il sera trop tard

312Idem, page 109.

313 Boré, op.cit., tome II, page 106.

314Florence Hellot-Bellier, « Les chrétiens d’Iran au XIXème siècle (1800-1918) », Paris, Studia Iranica, Association pour l’avancement des études iraniennes, 2006, page 86.

d’entreprendre »315. Avec la fondation de trois nouvelles écoles dans la région de Salmas, le

nombre des écoles passe à cinq en l’espace d’un an. Les anciens élèves d’Eugène Boré s’engagent à diriger les écoles nouvellement créées.

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