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L’école Dar ol-Fonoun, considérée comme une courroie de transmission des savoirs européens en Iran, est attaquée par une partie des élites iraniennes après la révolution constitutionnelle : l’école n’aurait pas suffisamment réalisé sa mission, et serait responsable des lacunes culturelles du pays. Suite au succès de la révolution en 1906, et après l’établissement du premier parlement iranien, les députés commencent à chercher les causes du retard iranien. Ils mettent notamment en cause le rôle des pays étrangers, jugés

responsables d’avoir entretenu l’arriération du pays. La majorité des journaux de l’époque rapportent les discours de ces députés, ainsi que l’opinion du peuple au travers de lettres à ce sujet envoyées aux rédactions. Dans ces discours, on discerne le ressentiment quant à l’intervention de pays européens, notamment la Russie et la Grande-Bretagne, dans les affaires intérieures du pays. On cherche alors à résoudre ces questions en prenant exemple sur le Japon, vainqueur des Russes en 1905, qui devient le symbole de la réussite d’une puissance asiatique développée, libérée et victorieuse du joug occidental. Nous le voyons clairement lors des débats au parlement, et par exemple dans ces propos d’un député, en 1906 :

Former une bonne armée est la question la plus importante pour le pays. Et pour cela, nous sommes obligés de demander des instructeurs aux pays neutres, tel que le Japon. Il est clair que dès lors que nous avons employé des enseignants occidentaux dans nos institutions scolaires, non seulement nous n’avons guère obtenu de résultats jusqu’à aujourd’hui, mais encore nous y avons beaucoup perdu : nous avons laissé la politique intérieure du pays entre leurs mains, et ils en profitent207.

Le journal Danesh [science] publie la traduction d’une lettre d’un député du parlement japonais, adressée aux députés iraniens, dans laquelle il émet des suggestions pour que l’Iran se modernise et puisse faire face aux Européens :

Premièrement, ne respecter que les prescriptions religieuses n’entrant pas en contradiction avec le monde d’aujourd’hui. Deuxièmement, nouer des liens avec les nations qui sont, politiquement et scientifiquement, dans une situation inférieure ou au moins égale avec l’Iran […]. Il est plus bénéfique pour l’Iran d’avoir des relations politiques et commerciales avec la Chine, le Japon et la Thaïlande qu’avec les pays européens. Troisièmement, faire communier le peuple avec le gouvernement, afin de montrer aux Européens que vous constituez une nation démocratique, au courant de ses droits fondamentaux et aptes à les défendre. Quatrièmement, afin de donner un cadre efficace au pays, le gouvernement doit recruter des enseignants japonais et américains, et non des enseignants européens qui, jusqu’alors n’ont appris aux Iraniens qu’à parler leurs langues. Enfin, le gouvernement doit envoyer des étudiants au Japon et aux États-Unis, pour qu’ils y étudient les sciences nouvelles et acquièrent de l’expérience. Car pour les besoins de l’Iran d’aujourd’hui, ces deux pays constituent les meilleurs endroits pour y recevoir l’enseignement adéquat208.

Si l’on se rapporte aux discours publiés dans le journal Majles [Parlement], on observe que le personnel des écoles modernes, et notamment de Dar ol-Fonoun, essuie de plus

207Tamadon, n°37, 1906, page 4. 208Tamadon, n° 36, page 1-4.

en plus le feu des critiques des députés, qui en font les responsables du retard du pays. Dans le préambule d’un discours prononcé en 1907, un des députés interroge le ministre de l’Éducation sur le rôle de ces enseignants :

Pourquoi jusqu’à aujourd’hui, n’a-t-on pas interrogé les professeurs étrangers au sujet de ce que leurs élèves iraniens ont appris après toutes ces années passées et à la suite de la dépense d’une telle somme d’argent pour eux ? De quoi seront-ils capables, ceux qui ont étudié les sciences militaires auprès de ces enseignants ?209

Il en est ainsi dans le discours d’un autre député qui met l’accent sur l’inefficacité de Dar ol- Fonoun, qui pourtant« est la première école polytechnique en Iran »210 pour former des bons fonctionnaires pour le pays.

Comme le dit Eugène Aubin, un diplomate français, depuis l’ouverture de l’école Dar ol-Fonoun, « la culture française n’avait cessé de régner dans cet établissement »211. Nous

nous demandons pourquoi, malgré les bonnes relations culturelles qui existaient entre les deux pays, certains élites iraniennes et notamment le parlement iranien mettent en cause le rôle des enseignants étrangers, pour la plus part des français de l’école Dar ol-Fonoun. Pour répondre à cette question, il faut regarder du côté des événements politiques internationaux qui surviennent alors. Les négociations pour parvenir à l’entente anglo-russe de l’année 1907 débutent depuis 1905. Certains journaux iraniens tentent d’alerter le gouvernement iranien des conséquences négatives de ce traité pour l’Iran. A titre d’exemple, le journal Habl-ol

matinécrit que « si l’on n’empêche pas la signature de ce traité, l’Iran dira adieu à son

indépendance qui dure depuis tant de siècles »212. Le pays, bouleversé par les événements qui

mènent à la révolution constitutionnelle, ne porte pas d’attention à ces alertes. En ce qui concerne la France, elle « prêta la main [depuis 1905] aux préparatifs de l’accord anglo-russe, seul capable de limiter l’influence allemande en Iran »213.

Le 31 août 1907, la Grande-Bretagne et la Russie concluent un accord par lequel ils délimitent leurs zones d’influence en Iran, en Afghanistan et au Tibet. Les deux pays, craignant la pénétration allemande en Iran, ont préféré s’entendre pour éviter un rapprochement entre les gouvernements allemand et iranien. L’Iran devient un Etat-tampon entre les deux empires. D’après l’un des articles de l’entente, la Grande-Bretagne et la

209Majles, n°52, 1907, page 2. 210Idem.

211 Eugène Aubin, La Perse d’aujourd’hui, A. Colin, Paris, 1908, page 19. 212Habl-ol matin, 1905, n° 13, page 1.

Russie, « qui possédaient une longue habitude des arrangements asiatiques »214, se

partageaient l’Iran : les Britanniques, inquiets pour leurs intérêts économiques dans le Golfe Persique ainsi que pour l’empire des Indes, occupent le sud de l’Iran, et notamment les provinces du Sistan et de Mekran, des régions pauvres, mais stratégiques pour la Grande- Bretagne, car bordant le Golfe Persique et limitrophes de ce qui est aujourd’hui le Pakistan. La zone nord de l’Iran, où la pénétration commerciale russe est déjà avancée, est dévolue à la Russie comme sa zone d’influence exclusive. Le centre du pays demeureofficiellement « neutre », même si dans les faits il est largement sous influence britannique. En apparence, les deux puissances s’engagent à respecter l’intégrité et l’indépendance de l’Iran. Mais ces deux principes sont, en pratique, complètement bafoués.

En septembre 1907, un mois après la signature de cet accord, Raymond Lecomte est nommé ministre de France en Iran pour y défendre la place de la France, « sans compromettre la construction de l’alliance avec la Grande-Bretagne et la Russie »215. La raison la plus

important de la France pour soutenir la position de la Grande-Bretagne et de la Russie est la diminution de l’influence politique allemande en Iran, et de façon générale la consolidation d’une grande alliance contre l’Allemagne, en vue du grand conflit qui se prépare. Les intérêts financiers sont une autre raison pour le gouvernement français de favoriser cet accord. Elle cherche surtout à convaincre, avec l’aide des gouvernements anglais et russe, les dirigeants iraniens de solliciter un conseiller financier français.

Au regard des nationalistes iraniens, qui se battent avant tout pour l’indépendance politique et financière du pays, soutenir ce traité et demander la désignation d’un conseiller financiersont les preuves que la France ne respecte pas la souveraineté de l’Iran. Le positionnement de la France, un pays considéré comme symbole de la liberté, déçoit les révolutionnaires iraniens, parce qu’il conforte les Britanniques et les Russes. En outre, le soutien de la France envers la politique russe est probablement vu comme une approbation de la politique intérieure de Mohammed Ali Shah, qui s’appuie sur les Russes contre les révolutionnaires.

Malgré toutes ses tentatives pour restaurer son influence politique et économique en Iran, la France ne récoltepas les fruits de ses efforts. En ce qui concerne ses intérêts commerciaux, non seulement elle n’améliore pas sa situation, mais elle a aussi à se battre pour convaincre le gouvernement russe, son allié, de faciliter les démarches de ses commerçants.

214Idem, page 214. 215Idem, page 226.

La rédaction de journal Majles transmet la traduction en persan d’un article nommé « la France en Iran » du journal Gil Blas, datée de 24 juillet 1909 :

On espérait regagner notre situation économique dansl’Iran constitutionnel, où l’on est accueilli avec enthousiasme. Nous arriverions à cet objectif si seulement le gouvernement russe ne nous en empêchait pas. En effet, notre grand rival commercial en Iran est la Russie. Parler ainsi d’un pays allié peut sembler étrange aux lecteurs, mais cela n’est que la vérité. Nos marchandises n’ont qu’à traverser les voies maritimes de la Russie pour atteindre l’Iran, car passer par la voie du Golfe Persique est très difficile. Mais le gouvernement russe, conscient de ce besoin, nous impose des taxes douanières élevées216.

Alors que le but est de mettre à bas l’influence allemande, l’effet est presqu’inverse, puisque les élites iraniennes, déçues, tournent leurs yeux vers l’Allemagne, qui devient un nouveau symbole de modernité et de non-ingérence. A titre d’exemple on peut citre l’article d’un « jeune bien éduqué » publié dans le journal Majles : en insistant sur la nécessité de recruter des Européens afin de moderniser le pays, l’auteur se méfie des fonctionnaires étrangers du gouvernement actuellement en poste217. Il est convaincu que le gouvernement

iranien devrait s’adresser aux Allemands afin de recruter certains de « bons » enseignants, et s’assurer que, dans les années à venir, l’Iran « possède des milliers de savants bien éduqués ». À la fin de son long article, il explique pourquoi il insiste sur le recrutement d’Allemands :

Aujourd’hui, si l’on suit le modèle allemand, et si on leur demande conseil, nous serons politiquement plus en avance. Car, à ce jour, l’Allemagne est le pays le plus civilisé et le plus moderne du monde. Prenez l’exemple des Japonais : dès le début [de leurs relations avec les pays européens], ils étaient en contact avec les Anglais, mais après un certain temps, ils se tournèrent vers les Allemands. Et depuis ce temps-là, ils sont devenus connus comme un pays moderne218.

Les relations irano-allemands s’intensifient dans les années qui suiven la révolution constitutionnelle. L’établissement de l’École Allemande, en 1907, ou l’augmentation du nombre de fonctionnaires et d’ingénieurs allemands en poste en Iran après l’accord de Potsdam entre la Russie et l’Allemagne, en 1911, témoignent des tentatives allemandes pour pousser leur influence dans le pays.

216Majles, n° 18, 1909, page 3.

217 Il s’agissait, en général de fonctionnaires et des enseignants Français, Russes et Anglais ou les fonctionnaires des pays approuvés par les Anglais et les Russes.

Une lettre écrite par un étudiant iranien, qui étudiait dans une université parisienne, montre combien la politique de la France, et son manque de soutien aux révolutionnaires, déçoit jusqu’aux élites francophiles iraniennes. Elle est publiée dans le journal International

Herald Tribune et est adressée aux Français, avec pour titre : « Les Iraniens demandent aux

Français de les respecter ». Ce qui suit est la traduction en persan de cette lettre par le rédacteur du journal Majles :

Du point de vue des Iraniens, la France est la terre de la justice. […]. On privilégie souvent la France et les Français dans le domaine de l’éducation. Par exemple, à chaque fois qu’on a besoin d’un directeur d’école, d’un médecin, d’un chirurgien, d’un enseignant oud’un ingénieur étranger, on s’adresse directement aux Français, ou l’on envoie nos enfants en France pour poursuivre leurs études. Alors que les autres pays européens cherchent à avoir les mêmes avantages en Iran. Et il est vrai que c’est en étudiant en France que les jeunes Iraniens tendent à diriger leur pays vers la modernité. Nous sommes terriblement désolés et étonnésque malgré toute notre affection et toute notre sympathie envers les Français, ces derniers se comportent ainsi avec les Iraniens : au moment où nous, le peuple iranien, faisons de notre mieux pour effectuer des changements dans notre pays, les Français se moquent de nous au lieu de nous encourager. En un an, nous avons réussi à renverser le régime monarchique et à faire notre révolution constitutionnelle. Alors est-ce que nous, les misérables Iraniens, ne méritons pas l’admiration des Français du XXème siècle, les descendants des Français du XVIIIème siècle [qui ont fait la révolution] […] ? Les Français ignorent-ils que nous chérissons notre pays autant qu’ils aiment leur patrie ? Ou peut-être n’arrivent-ils pas à imaginer qu’un Iran indépendant puisse exister […] ? Le peuple iranien crie d’une voix forte qu’il ne laissera pas tomber sa chère patrie, et qu’il est prêt à se sacrifier pour sa patrie sacrée. L’Iran a été endormi pendant un moment. Mais il ne faut pas penser que nous avons oublié notre histoire et notre passé [glorieux]. Nous sommes absolument persuadés que la France est le pays de la justice. Aussi nous espérons qu’elle va nous aider à atteindre notre but, qui est le progrès de l’Iran219.

En dépit de l’opposition claire du parlement et des élites iraniennes contre cet accord, le gouvernement français continu à le soutenir fermement. Ainsi apparait la position du ministère français des Affaires étrangères sur la question d’après des documents diplomatiques de l’année 1908 :

Le gouvernement [français], qui n’a pas en Perse d’intérêts directs, ne peut que se féliciter de l’entente intervenue entre deux puissances auxquelles elle est unie par une confiante amitié ou par les liens d’une alliance éprouvée. Cette entente ne peut d’ailleurs porter

aucune atteinte aux intérêts d’ordre moral ou économique qui résultent des anciennes et cordiales relations que la France entretient avec la Perse et ne s’oppose pas d’avantage au développement normal de ces intérêts. […] Les contrats de plusieurs professeurs français enseignants à l’école de Dar ol-Fonoun vont arriver prochainement à leur terme, mais il paraît vraisemblable qu’ils seront renouvelés, ou que ceux d’entre eux qui désirent rentrer en France, seront remplacés par d’autres de nos compatriotes220.

Dans les faits pourtant, la France se retire plus en plus d’Iran. Il n’est peut-être pas exagérer de dire que les relations entre deux pays sont éclipsées par l’accord anglo-russe.Les débats dans le parlement iranien au sujet des enseignants français de Dar ol-Fonoun montre que la position française fragilise sa place culturelle privilégiée en Iran.

X. Le recrutement des enseignants français, objet de désaccord entre les

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