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En 1898, Josèphe Cazès commence en Iran sa mission au nom de l’Alliance Israélite en fondant une école à Téhéran. La première année est avant tout consacrée à faire connaître l’école « des gens qui n’avaient même pas une idée de ce que pouvait être une école »495. Il a

ainsi pour mission la localisation de l’école et le recrutement des professeurs pour commencer sa tâche. Pour l’enseignement de l’hébreu, il sélectionne deux rabbins « intelligents pouvant être guidés et formés », et il leur apprend les règles grammaticales et phonétiques de l’hébreu. En ce qui concerne l’enseignement du persan, Cazès doit apprendre « les méthodes modernes d’enseignement aux enseignants choisis».

Les élèves, tous des garçons, sont divisés par groupes, « selon leurs connaissances en hébreu ». Car en dehors de la lecture hébraïque, « ils ne savaient rien »496. En juillet 1989,

Cazès écrit ainsi au comité central de l’AIU à propos de l’école:

L’école actuellement existante est rudimentaire, à peine formée. Elle contient un certain nombre d’enfants auxquels six professeurs d’une valeur des plus contestables enseignent l’hébreu et le persan497.

492 David Yeroushalemi, The Jews of Iran in the nineteenth century, Leiden/ Boston, Brill, 2009, page 146. 493Bulletin de l’Alliance Israélite Universelle, n°32, 1907, page 80.

494Bulletin de l’Alliance Israélite Universelle, n°22, 1903, page 125. 495Bulletin de l’Alliance Israélite Universelle, n°25, 1900, page 85. 496Idem, page 86.

421 élèves, dont la majorité gratuitement, fréquentent l’école quatre mois après sa fondation. Cazès les divise en neuf classes, dont trois se composent des enfants de six à huit ans. Ces derniers commencent par apprendre l’hébreu sous la direction de trois rabbins. Dès le commencement, Cazès doit s’engager à dispenser un enseignement religieux aux enfants afin de prévenir l’opposition des juifs qui pouvaient considérer les écoles de l’AIU comme des lieux de « destruction des sentiments religieux des enfants »498. Des traditionalistes juifs

accusent même les dirigeants de ces écoles d’enseigner des notions « non-juives »499.

D’emblée l’œuvre scolaire de l’AIU se heurte donc aux éléments conservateurs de la communauté juive iranienne, qui voit dans la volonté de modernisation une perte des valeurs juives traditionnelles, voire de la religion elle-même.

Un des éléments de cette modernité d’ailleurs, alors que dans le même temps l’accès à l’éducation moderne était interdit aux filles musulmanes du fait de l’opposition des traditionalistes, est la volonté de Cazès de scolariser également les jeunes filles juives. Dès début de l’année 1899, il fait ouvrir une école de filles, pour laquelle l’Alliance envoie à l’automne Madame Abib, « spécialement chargée de se consacrer à l’école de filles de Téhéran »500. Par la suite, chaque nouvelle école de l’AIU en Iran est doublée d’une école

pour filles. Probablement sensibilisé à ces questions par la loi Sée de 1880, Cazès a conscience que la modernisation de la communauté juive iranienne doit passer par la scolarisation des filles, futures épouses et mères, qui à leur tour seront les premières éducatrices de leurs enfants.

Or c’est bien à ce rôle d’épouse et de mère que les écoles pour fille de l’AIU préparent les jeunes juives iraniennes. En plus des matières du programme scolaire, les écoles de l’AIU aident leurs élèves filles à se préparer à la vie conjugale. Ainsi des cours de couture sont dispensés, et par exemple Madame Abib installe un atelier de tissage de tapis dans le local de l’école pour que les filles juives puissent avoir « un gagne-pain » : par l’apprentissage d’une activité manuelle traditionnellement associée aux femmes, l’enseignement des écoles de l’AIU vise à maintenir une division genrée des activités professionnelles et intellectuelles, et demeure donc sur ce point relativement conservateur. Une anecdote rapportée par Ein ol- Saltaneh montre cependant la réelle amélioration du statut des femmes juives au sein de la société iranienne grâce aux écoles de l’AIU, en même temps que le rôle de bonne épouse que 497Bulletin de l’Alliance Israélite Universelle, n° 23, 1898, page 90.

498Bulletin de l’Alliance Israélite Universelle, n°25, 1900, page 87.

499 Mehrdad Amanat, Jewish Identities in Iran, London /New York, I.B. Tauris, 2013, page 84. 500Bulletin de l’Alliance Israélite Universelle, n°24, 1899, page 112.

leur assigne cet enseignement : un aristocrate, Moghtader Nezam, lassé de sa vie conjugale, cherche de quoi susciter du changement dans sa vie ennuyeuse, et entreprend de s’occidentaliser ; il en discute avec Ein ol-Saltaneh, un courtisan, et en conclut qu’afin de devenir Farangi-maab501, il est « obligé » de se remarier avec une femme « connaissant les

changements actuels du monde. » D’après lui, les femmes iraniennes « manquaient d’éducation », et il décide d’abord de se marier avec une Arménienne, car « quand on se marie avec une Arménienne, tout devient Farangi-maab et bon. » Or, finalement, il décide d’épouser une juive, car « les juives de Téhéran, celles qui sortent de l’école, savent parler plusieurs langues. Elles ont tout appris »502. Moghtader Nezam ignore probablement en

revanche qu’un des principaux objectifs des écoles de filles de l’AIU est de lutter contre la polygamie, ainsi que contre le mariage précoce de leurs élèves.

D’après le bulletin de l’AIU de 1900, l’encadrement de l’école primaire de Téhéran est composé d’un directeur, deux adjoints, deux professeurs de persan, sept rabbins, deux moniteurs et deux domestiques. En ce qui concerne l’école de filles de Téhéran, Madame Abib a à la fois la responsabilité de directrice et d’institutrice ; deux professeurs de persan, un rabbin, deux moniteurs et un domestique complètent l’encadrement de cette école. Il semble que les directeurs, ainsi que les adjoints, étant francophones, prennent en charge l’enseignement du français. Aucun des documents consultés, ne nous montre que le programme d’études des écoles des filles de l’AIU soit différent de celui des écoles des garçons, exceptés les cours de couture et de tissage.

Une fois installés à Téhéran, les représentants de l’Alliance Israélite tentent d’établir des écoles dans les autres régions où habitaient des juifs. L’extension du réseau d’écoles est rapide, de telle sorte qu’en 1903 « l’œuvre comprit cinq groupes scolaires »503 : Téhéran,

Ispahan, Shiraz, Hamadan et Seneh.

L’emploi du temps ainsi que le détail du fonctionnement des écoles ne sont pas mentionnés dans les bulletins de l’Alliance Israélite Universelle. Mais de ce que l’on peut lire du rapport de Loria, le directeur de l’école de l’AIU à Téhéran après Cazès, il semble que ces écoles ont bien progressé et réussi. Dans sa lettre datée de janvier 1905, le directeur rapporte la visite de Frédéric D’Apchier, chargé d’Affaires de la légation de France, accompagné de Saugon, secrétaire de la légation :

501 C'est-à-dire « européanisé ».

502 Ghahraman Mirza Ein ol-Saltaneh, Op.cit., tome V, page 3719. Je souligne. 503Bulletin de l’Alliance Israélite, n°28, 1903, page 170.

La visite a commencé par les petites classes. […] En troisième classe déjà, nos enfants parlent un langage assez correct. […] L’étonnement de Monsieur D’Apchier [de voir les enfants qui parlaient bien le français] n’a fait que grandir à mesure qu’il passait des petites classes dans les classes supérieures504.

Même si elle n’intervient que trente ans après l’accord de principe donné par le Shah, et même si elle se heurte aux conservatismes internes à la communauté juive iranienne, l’implantation de la première école de l’AIU en Iran est donc un succès et entraîne un essaimage rapide dans d’autres régions du pays. Au point de susciter l’intérêt des autorités françaises, qui voient d’un bon œil le développement de l’enseignement du français, et donc de l’influence culturelle de la France, en Iran.

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