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Une ethnographie économique multi-située

2. C ONTEXTE ET MÉTHODOLOGIE DE L ’ ENQUÊTE DE TERRAIN

2.1. Une ethnographie économique multi-située

2.1.1 Enquêter de l’échelle globale à l’échelle micro locale

« Participant du changement même des sociétés et des cultures » l’anthropologie, dans sa démarche ethnographique, se propose de témoigner, de prouver et de traduire (Copans, 1996 : 10). Le local et le global s’interprétant réciproquement partout, cette approche est la mieux placée, selon Jean Copans (1996 : 10) pour dire simultanément le désordre des choses et l’ordre de leurs représentations. La financiarisation, à l’essor de laquelle le microcrédit participe, agit de façon globale et aux échelles micro-locales de chacune des sociétés contemporaines (Servet, 2006). Par conséquent, l’enquête ethnographique se révèle particulièrement appropriée pour analyser les interactions et les intrications aux niveaux global, national et local, entre les programmes de microcrédit, la construction des normes de genre et les institutions sociales en Chine rurale (Jacka et Sargeson, 2011).

En effet, les rhétoriques, les récupérations, les instrumentalisations et les mises en scène ne viennent pas uniquement « d’en haut ». Elle opèrent tout au long de la chaîne du développement, du niveau le plus global au niveau le plus local et sont tout à la fois indissociables de processus sociaux, économiques et politiques bien plus larges que la seule sphère du développement (Olivier de Sardan, 2001). L’enquête ethnographique dont il s’agit ici se veut économique afin de comprendre ce qui se joue dans un monde multiple et globalisé. L’ethnographie

économique, bien que largement méconnue au sein de la sphère académique française, constitue une méthode d’enquête performante pour interroger certains phénomènes centraux de la théorie économique que sont le marché, la monnaie, la consommation de masse et l’entreprise capitaliste, le travail de production et de reproduction. Elle est également féconde pour faire état de l’ensemble des points de vue locaux, y compris ceux des institutions dominantes, et pour analyser les rapports de force qui conduisent les uns à l’emporter sur les autres (Dufy et Weber, 2007).

Ainsi, la méthode d’enquête adoptée dans le cadre de cette recherche vise à rendre compte de la trajectoire d’un microcrédit, allant du financeur situé à l’échelle la plus globale jusqu’au contractant à l’échelle micro-locale. C’est pourquoi il s’agit d’une enquête ethnographique multi-située, qui ne s’enferme pas dans un lieu d’observation unique et qui parcourt les différents espaces géographiques et sociaux où se jouent les phénomènes observés. Le dispositif multi-situé consiste à faire varier les lieux d’observation et à les mettre en relation dans un même cadre d’étude (Marcus, 1995). La méthode offre une posture comparative suffisamment souple pour faire ressortir les dimensions fragmentées et inégales du monde social qui échappent aux représentations dominantes. De cette manière, en observant femmes et hommes dans des situations variées, elle prémunit cette recherche contre une essentialisation des rapports sociaux de sexe dont elle met au jour la complexité (Marchadour, 2015).

2.1.2 Associer des observations directes et des entretiens semi-directifs

L’ethnographie économique se révèle particulièrement attentive aux significations locales des pratiques explicitées dans des discours ou implicitement présentes dans des dispositifs (Dufy et Weber, 2007). Pour ce faire, l’enquête sur laquelle repose cette thèse associe des observations directes et des entretiens semi-directifs (Beaud et Weber, 2010). J’ai collecté ces données auprès de sept organismes de microcrédit qui feront l’objet d’une présentation détaillée plus bas dans le point 2.2 puis dans le chapitre 3.

Les observations visent à restituer le comportement de tous et de chacun dans le but de comprendre le déroulement de leurs activités et de percevoir le climat dans lequel les individus évoluent. Chaque jour passé sur le terrain, l'ensemble de ces impressions et de ces réflexions a été minutieusement noté. Je me suis tenue à des observations simples et descriptives afin de tendre, autant que faire se peut, à ce que mes cadres normatifs ne déteignent pas sur elles (Becker, 2002), les

observations du chercheur n’étant jamais « pures » (Kuhn, 1970). En tant qu’expérience de la découverte sensorielle de l’altérité (Laplantine, 2010), ces observations m’ont conduites à m’étonner de tout ce qui m’était le plus familier et à me familiariser avec ce qui me paraissait nouveau (Beaud et Weber, 2010 ; Laplantine, 2010).

J’ai collecté ces observations et ces entretiens auprès de deux groupes d’enquêtés : un groupe que j’ai nommé les promoteurs (des dispositifs de microcrédit étudiés) et un groupe d’emprunteurs41. Ces deux groupes sont d’un grand intérêt dans la mesure où au sein d’eux, les individus ont chacun leur propre compréhension des phénomènes sociaux et du microcrédit. J’ai rencontré la majorité d’entre eux par l’intermédiaire des sept organismes de microcrédit dans lesquels j’ai séjourné. Le groupe des 33 promoteurs rassemble essentiellement des experts de la microfinance qui travaillent dans une organisation internationale liée à l’un, voire à plusieurs, des sept organismes de microcrédit étudiés ; de même que des responsables d’organismes de microcrédit, des membres des autorités locales et des responsables-clientèle42. Le second groupe rassemble 44 emprunteurs43. Il s’agit essentiellement de femmes ayant contracté un microcrédit. Ce groupe compte également cinq hommes. Cinq couples ont aussi participé aux entretiens. Conduire un entretien avec une emprunteuse et son conjoint ou avec un emprunteur et sa conjointe est riche d’informations : qui prend la parole ? À quel moment ? De quelle manière ? Sur quels sujets ? etc. J’ai, de cette manière, pu procéder à des comparaisons avec les propos tenus par les emprunteuses.

L’enquête de terrain menée préalablement dans le cadre d’un mémoire de Master m’a convaincue de l’intérêt de mener des entretiens semi-directifs. L’élaboration de guides d’entretien, du moins au début de l’enquête, offre l’avantage d’orienter !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

41 En annexe 2, le tableau 3 et le tableau 4 présentent, en détail, l’ensemble des enquêtés du groupe

des promoteurs (Tableau 3) et du groupe des emprunteurs (Tableau 4). Afin de distinguer rapidement les promoteurs des emprunteurs, sans nécessairement faire appel à ces deux tableaux, j’ai attribué aux promoteurs des noms de famille composés d’une seule syllabe et aux emprunteurs des noms de famille composés de deux syllabes au minimum même si les noms de famille à deux syllabes, en Chine, demeurent rares. Par ailleurs, même si en Chine les femmes ne portent pas le même nom de famille que leur conjoint, afin d’établir aisément le lien conjugal directe, j’ai délibérément choisi de donner le même nom aux deux membres d’un couple marié.

42 Les personnels de terrain, en contact direct avec les contractants de microcrédit, sont

généralement désignés dans la littérature sous le terme d’agent de crédit ou agent de prêt. Toutefois, j’ai pris le parti de conserver la terminologie locale qui désigne ce poste sous le terme de kehu jingli, que je propose de traduire dans cette thèse par responsable-clientèle.

43 Tantôt appelés « clients », tantôt appelés « bénéficiaires », les contractants de microcrédit sont

désignés localement par des termes différents selon l’organisme prêteur. Ce qui reste commun à tous est la notion d’emprunt et de contrat. C’est pourquoi ces individus sont, tout au long de cette thèse, désignés sous les termes d’emprunteurs ou de contractants.

l’entretien (Copans, 1996). Bien qu'il soit indispensable de poser des questions spécifiques, ce type d'entretien ne restreint pas la conversation et les enquêtés se sentent alors libres d'aborder d'autres thèmes pouvant révéler des informations dont l'importance et la pertinence avaient été minimisées jusqu'alors. En outre, s’intéresser à la diversité des logiques qui produisent des formes de réflexivité sur les rapports sociaux de sexe est une manière de mettre l’ethnographe sur le même plan que les enquêtés. La prise en compte de ces processus permet de ne pas imposer les problématiques aux enquêtés et de prendre en compte leurs propos sans pour autant les ramener de force dans le camp de celles et ceux qui résistent à la domination masculine quand tel n’est pas le projet dans lequel elles et ils se conçoivent (de Gasquet, 2015).

Dans un premier temps, j’ai pris appui sur la revue de la littérature réalisée en amont de la première enquête de terrain pour l’élaboration des guides d’entretien. L’architecture de ces derniers a été construite à partir de six thèmes principaux qui ont permis de discuter avec les enquêtés : (1) de la situation générale de la famille, (2) des activités ou non génératrices de revenus, (3) du patrimoine, (4) des événements et trajectoires de vie, (5) de la perception du microcrédit, et (6) de perspectives futures (Guérin, 2003 ; Guérin et al., 2009b).

Les entretiens réalisés avec les emprunteurs débutaient généralement par des questions factuelles permettant de dresser un portrait familial et de présenter leur(s) activité(s) marchande(s) tout en fluidifiant l'échange. Ils s'ouvraient ensuite sur le récit du déroulement d'une de leur journée type. Ces récits fournissent des informations précieuses quant à leur statut et leur place au sein de leur famille et de leur communauté. Il s’agissait aussi d’approfondir la question de leur(s) activité(s) génératrice(s) de revenus. C'est à l'issue de ce récit qu'il était alors approprié d'aborder la thématique du microcrédit, c’est-à-dire les raisons les ayant conduits à contracter un microcrédit, la manière dont ils vivent cette expérience, leur ressenti et leur compréhension du phénomène. C’est également à cette étape que la question de la gestion des comptes au sein du foyer a été abordée. Enfin, les questions plus intimes, telles que la constitution d’une cassette personnelle (sifangqian) qui comme expliqué dans le partie III appartient généralement au domaine du secret, ont été posées en fin d’entretien. Les entretiens auprès des promoteurs ont été menés de manière similaire. Il s’est agi d’abord de poser des questions factuelles sur leur parcours professionnel et personnel. Je les ai ensuite interrogés sur leur compréhension et leur perception du microcrédit, et ai

également demandé de me narrer une de leurs journées types. Puis j’ai engagé l’entretien sur des terrains plus sensibles liés notamment aux difficultés auxquelles ils sont confrontés dans leur travail.

Mes expériences de terrain passées m'ont appris tout l'intérêt de débuter la transcription et l'analyse au fur et à mesure de la collecte des données, ce qui a permis de préciser graduellement les questions de recherche et d'aider à diriger de manière plus adéquate la collecte de ces données. Par conséquent, loin d’être figés, les guides d’entretien ont évolué à l’issue de chaque entretien44.

2.1.3 Mener une enquête ethnographique comparative

La spécificité de l’anthropologie par rapport à l’ethnologie dont la vocation est de se concentrer sur une société ou un groupe, réside dans son approche généraliste et comparative (Dhoquois, 2008). Ainsi, la comparaison constitue une posture méthodologique centrale dans cette thèse et justifie son inscription dans l’interdisciplinarité indispensable à la comparaison. Dans une logique épistémologique, descriptive, explicative et théorique, la démarche comparative permet respectivement de prendre de la distance, de mieux connaître, de classer et ordonner, puis de généraliser (Vigour, 2005). La comparaison, qui aboutit à la prise de conscience de la complexité des objets (Jucquois et Vielle, 2000), se révèle précieuse à la démarche anthropologique qui consiste en la construction d’un objet puis en la comparaison de configurations spécifiques (Dhoquois, 2008). La comparaison est ici conduite sur une base à la fois diachronique et synchronique.

Tout au long de l’enquête de terrain, j’ai pris le parti de douter de tout ce qu’une personne pouvait me dire, les institutions cherchant à se présenter systématiquement sous leur meilleur jour. C’est pourquoi, l’étude de terrain a visé ici à mettre en perspective les discours avec les réalités, tout en traquant les conflits et les mécontentements. Bien que cette recherche ne constitue pas à proprement parler une étude d’impact du microcrédit sur le statut des contractantes, la question que j’ai le plus fréquemment posée est : « vous trouvez que les choses sont mieux ou moins bien qu’avant ? ». Cette question, à laquelle la plupart des gens ont eu quelque chose à répondre, s’est révélée extrêmement féconde car elle a fait émerger des problèmes saillants (Becker, 2002).

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44 Deux guides d’entretien types sont présentés en annexe 5. Afin de rendre compte de l’évolution

des guides d’entretien, entre le début et la fin de l’enquête de terrain, j’ai choisi de présenter un des premiers et un des derniers guides utilisés.

2.2. Présentation des terrains d’étude dans les provinces du

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