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Des Chinoises qui ne peuvent pas parler

INÉGALITÉS TRADITIONNELLES ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES

1.2. L’engagement des autorités en matière d’égalité des sexes

1.2.2 Des Chinoises qui ne peuvent pas parler

Parler est ici à comprendre au sens que Gayatri Spivak ([1998] 2009) a donné à ce verbe, c’est-à-dire certes comme la capacité d’un individu à s’exprimer, mais aussi et surtout, comme la capacité d’autrui à l’écouter. Dans le cas des subalternes, ceux qui prétendent les écouter ne font que parler à leur place. Le terme subalterne, emprunté à Antonio Gramsci qui décrit ainsi une certaine catégorie de population ignorée par l’histoire officielle (Spivak, ([1998] 2009), se révèle particulièrement adapté pour

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95 Zhongguo funü fazhan gangyao (2011-2020 nian) [Programme pour le développement des femmes

chinoises, 2011-2020] : http://www.gov.cn/gongbao/content/2011/content_ 1927200.htm dans Angeloff et Lieber (2012b).

qualifier le statut de certaines femmes chinoises, notamment en zone rurale. En raison de leur position, les subalternes ne peuvent pas parler.

Cette impossibilité de parler se manifeste notamment à travers les inégalités des sexes, dont elles pâtissent, qui ne sont pas prises en compte, voire occultées, par celles et ceux qui prétendent pourtant défendre leurs intérêts. En effet, Mm Tian et Mme Cui, représentantes de Gongo-om, déclarent qu’en Chine l’égalité des sexes sur le plan politique, professionnel, économique et de l’éducation est atteinte.

« Les femmes peuvent participer à la vie politique, peuvent parler de politique. Elles ont les mêmes salaires que les hommes. De nombreuses femmes ont des postes importants au sein des entreprises et 70% des managers au sein de [Gongo-om] sont des femmes. […] Dans la loi pour garantir l’équité des femmes97, il y a une règle qui dit qu’une femme a droit à un congé maternité de quatre mois. Au cours de leurs études, les femmes et les hommes ont les mêmes droits d’aller à l’école. Quand ils sont diplômés et entrent sur le marché du travail, les femmes et les hommes ont le même salaire pour le même poste. […] Jamais au cours de mes études je ne me suis sentie rabaissée par rapport aux hommes par le système éducatif » (extrait de l’entretien avec Mme Tian et Mme Cui, représentantes de Gongo-om).

Néanmoins, en dépit d’un important dispositif juridique destiné à protéger les droits et les intérêts des femmes (Attané, 2010a), et, de surcroît, de la tendance du PCC à inscrire à l’ordre du jour « la gouvernance du pays selon la loi »98, les politiques d’État n’ont eu jusqu’à présent qu’un impact limité sur l’égalité des sexes (Attané, 2005 ; Lin et al., 2009). La déclaration publiée par le bureau d’information du Conseil des Affaires d’État en 1994 reconnaissait déjà, à ce titre, qu’ « il reste encore beaucoup à faire pour améliorer la situation des femmes chinoises et pour que leur émancipation devienne réalité »99. Or, outre l’échec de la révolution communiste en termes d’égalité des sexes, depuis le lancement des réformes d’ouverture à une économie de marché, les discriminations sexuées n’ont fait que s’accentuer (Croll, 1983 ; Wolf, 1985). Par conséquent, puisque les déclarations de Mme Tian et Mme Cui prétendent décrire le statut des Chinoises en général, il convient alors de se pencher sur la condition !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

97 Funü quanyi baozhangfa. Les dernières lois promulguées sur la promotion de l’emploi et le contrat de

travail date de 2008.

98 Il s’agit précisément de l’ordre du jour de la quatrième session plénière du 18e Comité central du PCC

qui s’est tenu du 20 au 23 octobre 2014. Pour une discussion autour de « la gouvernance du pays selon la loi », voir Pils (2015).

politique, professionnelle, économique et éducationnelle de ces dernières au niveau macro.

Même si en 2013 les femmes détiennent 23% des sièges au parlement100, ce qui constitue une forte proportion par rapport à de nombreux autres pays, elles sont généralement sous-représentées dans les gouvernements de village. En dépit de la Loi organique des comités de village amendée en 2010 qui stipule désormais qu’un tiers des représentants des assemblées villageoises doit être composé de femmes, ces dernières ont rarement la possibilité de donner leur avis quant aux décisions qui persistent à être prises par les hommes (Sargeson, 2012). Contrairement à ce que Mme Tian et Mme Cui avancent, sur le plan politique, les femmes ne peuvent pas véritablement parler.

Du côté des salaires, contrairement à ce que Mme Tian et Mme Cui affirment, les inégalités à poste égal perdurent (Angeloff, 2010). Alors que l’emploi féminin est un fil conducteur pour lire la place des femmes dans la société (Maruani, 2000), la précarisation des femmes sur le marché du travail est de plus en plus marquée, notamment à la campagne. Alors qu’en 1990 le salaire des femmes en zone rurale atteignait 79% de celui des hommes, 20 ans plus tard cette proportion ne correspondait plus qu’à 56%. Même si Mme Tian et Mme Cui soutiennent que de nombreuses femmes occupent des postes à responsabilité, les inégalités de sexe dans le niveau de revenu tiennent en grande partie au type d’emploi occupé, les femmes restant concentrées dans les activités peu qualifiées et mal rémunérées telles que l’agriculture. L’enquête ACWF-2000101 indique qu’en 2000, 82% des femmes rurales, contre 65%

des hommes, étaient engagées à plein temps dans des activités agricoles. Aussi, le droit des femmes à avoir un congé maternité, souligné par Mme Tian et Mme Cui, n’empêchent pas leurs employeurs de les licencier parce qu’elles sont enceintes : les raisons invoquées par 70% des femmes qui déclarent avoir subi un licenciement abusif sont notamment les suites d’un mariage ou d’une grossesse (Attané, 2012a). Par ailleurs, l’apparition des crises socioéconomiques à travers la planète a remis en cause les fragiles avancées que les femmes avaient réussies dans le domaine de l’égalité (Guérin et al., 2011a). La crise financière de 2008 a entraîné une baisse significative des revenus des femmes employées dans les secteurs les plus touchés, à savoir ceux des entreprises exportatrices, des services et de l’emploi informel. Le ralentissement du !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

100 Tableau de l’indice des inégalités de genre (IIG), Pnud : http://hdr.undp.org/fr/content/table-4-gender- inequality-index (consulté le 8 juillet 2015).

101 Il s’agit d’une des trois enquêtes sur le statut social des femmes menées conjointement par la

Fédération des femmes et le Bureau national de la statistique en 1990, 2000 et 2010. Comme l’explique Isabelle Attané (2012a), ces enquêtes brossent un tableau large des réalités sociales vécues par les femmes chinoises au cours des deux dernières décennies.

marché du travail a aussi accentué les discriminations sexuées auxquelles les jeunes diplômées sont confrontées dans leurs premières recherches d’emplois (FFC, 2009). En outre, les Chinoises aujourd’hui ont certes l’un des niveaux d’activité économique les plus élevés chez les femmes dans le monde (Attané, 2010a). Cependant, l’autonomie financière que les femmes sont susceptibles d’acquérir par le travail n’est pas synonyme d’indépendance (Spivak, 2013), mais constitue avant tout un élément pouvant potentiellement les conduire à accroître leurs choix (Kabeer, 2001a et 2001b). Par conséquent, le taux d’activité des Chinoises n’induit pas pour autant qu’elles sont indépendantes sur le plan économique. D’un côté, les revenus faibles de certaines ne leur garantissent pas une autonomie financière. De l’autre, toutes sont loin de maîtriser les ressources de leur ménage (Attané, 2012b).

De plus, tandis que Mme Tian et Mme Cui avancent que les femmes et les hommes jouissent des mêmes droits d’étudier, les statistiques élogieuses, qui indiquent une quasi-égalité des sexes dans l’accès à tous les niveaux de l’enseignement, ne sont que partiellement représentatives de la condition des filles sur le plan de l’éducation, et plus particulièrement des filles en zone rurale qui, pour nombre d’entre elles, continuent d’être privées d’école (Monteil, 2012). Les privilèges se perpétuant au sein des élites, les plus pauvres qui résident en zone rurale sont dans l’impossibilité de financer les études de leurs enfants et ne disposent pas des réseaux nécessaires pour leur permettre de concurrencer les jeunes diplômés des villes qui éprouvent aussi à trouver un travail aujourd’hui (Wang Chunguang, 2007).

Ainsi, contrairement à ce que Mme Tian et Mme Cui affirment, les progrès enregistrés au cours des dernières décennies en termes de réduction des inégalités des sexe en zone rurale dans les domaines de la représentation politique, des revenus et de l’éducation ont récemment connu une évolution paradoxale (Tan et Liu, 2005 ; Tan Lin, 2006).

Enfin, la Chine est un des rares pays au monde où les femmes se suicident plus que les hommes (Wolf, 1975 ; Cao Sophia, 2009) : 56% des femmes qui se suicident dans le monde sont chinoises (Attané, 2010a). Ce phénomène s’observe plus particulièrement en zone rurale. Contrairement à la tendance occidentale, plus de 90% des suicides en Chine sont enregistrés en zone rurale (Lee et Kleinman, 2003). Les femmes en zone rurale n’ont pas la possibilité d’exprimer leur mécontentement vis-à-vis notamment de pesanteurs sociales, de la tyrannie d’une belle-mère, de contraintes imposées par la politique de limitation des naissances, ou d’aller en justice pour faire valoir leurs droits face au manque de terre et au phénomène de paupérisation (Attané 2005 et 2010a). Face

à cette impossibilité de parler, au sens que Gayatri Spivak ([1988] 2009) à donnée à ce verbe, ces femmes voient dans le suicide la seule issue à leur position subalterne.

Néanmoins, Mme Tian et Mme Cui soutiennent qu’en raison des traditions locales, les femmes de leur région jouissent d’un statut socioéconomique plus élevé que celui des Chinoises en général. Des disparités régionales sont en effet observables (Attané, 2010a). En 2013, le Bureau national des statistiques chinois a enregistré un coefficient de Gini102 s’élevant à 0,473. Sachant qu’au delà de 0,4 le coefficient de Gini indique le dépassement d’un seuil critique en termes d’inégalités, les statistiques officielles ont toutefois tendance à sous-évaluer le niveau des inégalités (Zhang Chunni et al., 2014). Nous l’avons vu précédemment, seul 1% de la richesse nationale serait entre les mains du quart de la population le plus pauvre (Xie Yu et al., 2014 ; Xie et Zhou, 2014). Ces inégalités sont prédominées par les inégalités rurales-urbaines (Riskin et Khan, 2001 ; Wan Guanghua, 2008). Ces dernières trouvent leurs sources dans le clivage rural-urbain instauré par le hukou (livret de résidence), qui comme indiqué plus haut, se révèle particulièrement pernicieux pour les plus vulnérables car il définit les dispositions pour les bénéficiaires sociaux, dans les domaines tels que l’éducation, la santé, le logement et l’emploi. Le hukou constitue ainsi un rapport social hiérarchique induisant des inégalités dont les femmes et les filles rurales sont les premières affectées (Li Shuang, 2012). Pour les migrantes des zones rurales, dès lors considérées comme des « citoyen[ne]s de seconde classe » (Kan Karita, 2013), la stratification sociale des métiers et statuts d’emploi se double d’une segmentation sexuée dans l’emploi (Angeloff, 2012).

Ce détour au niveau macro montre donc que les déclarations de Mme Tian et Mme Cui ne reflètent pas fidèlement la réalité des femmes en zone rurale dont elles sont pourtant censées défendre les intérêts. Mais les GONGO sont de facto très proches de l’État (Watson, 2008). Or, ces deux représentantes de Gongo-om n’ont pas manqué de souligner que la promotion de l’égalité entre les sexes est restée une priorité politique au cours des vingt dernières années. Puisqu’en Chine, disent-elles, on s’intéresse à la condition des femmes, le principe d’égalité des statuts entre les femmes et les hommes a été intégré aux politiques d’État. Ces deux dernières décennies, les femmes douées de compétences, déclare Mme Cui, se sont vues donner beaucoup de chances par la gouvernement. En prenant l’exemple de leurs amies qui, parce qu’elles ont toutes un !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

102 L'indice de Gini indique dans quelle mesure la répartition des revenus (ou, dans certains cas, les

dépenses de consommation) entre les individus ou les ménages au sein d’une économie s’écarte de l’égalité parfaite. Le coefficient de Gini est compris entre 0 (égalité parfaite) et 1 (inégalité absolue).

emploi, sont autonomes vis-à-vis de leur conjoint, Mme Tian et Mme Cui soutiennent que les Chinoises jouissent d’un statut économique élevé.

« On peut dire ici que les femmes ont un statut économique élevé. La plupart de mes amies sont économiquement indépendantes. Elles travaillent toutes. Les femmes ont beaucoup de responsabilités dans la société » (extrait de l’entretien avec Mme Tian et Mme Cui, représentantes de Gongo-om).

Toutefois, il convient de noter d’une part, que les ONG et les GONGO chinoises en charge de la supervision de programmes à destination des femmes sont, pour la plupart, dirigées par des femmes issues de familles appartenant à l’élite du pays. Il est très rare que ces organisations, tout comme pour les coopératives rurales de crédit, fassent siéger des femmes issues de milieux modestes. Dans la plupart des cas, ces dernières sont traitées comme des objets qui nécessitent d’être assistés, protégés ou émancipés et non comme des sujets dont les initiatives et les considérations quant au quotidien sont prises en compte (Shen Guoqin, 2011). En affirmant que l’égalité des sexes et atteinte et en illustrant leurs propos à partir de la condition de leurs amies, Mme Cui et Mme Tian parlent, non pas au nom, mais bien à la place de leurs emprunteuses dont elles occultent la réalité des expériences vécues.

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