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L’ouvrage de Doeringer et Piore, Internal Labor Market and Manpower Analysis, publié en 1971, marque un moment clé pour les analyses dites de la segmentation même si auparavant les analyses de Kerr en termes de «balkanisation des marchés du travail» avaient ouvert cette veine. Les auteurs y proposent une approche alternative à la théorie néo-classique dans l’analyse et la façon d’appréhender le marché du travail. Doeringer et Piore (1971) prennent pour objet les règles de détermination des salaires et de l’allocation de la main d’œuvre qui vont ensuite définir un type de gestion de l’emploi appelé principalement marché interne ou marché externe. Avant de définir plus précisément les termes de leur approche, il faut rappeler que cette analyse est basée sur des enquêtes de terrain auprès d’ouvriers syndiqués, hommes, de l’industrie manufacturière américaine. Ainsi, si leur portée heuristique n’est pas à remettre en cause, il nous semble important de garder à l’esprit cet élément avant d’appliquer ces catégories au contexte actuel.

1.1 Origines des marchés internes et du dualisme du marché du

travail

Doeringer et Piore (1971) présentent le marché interne comme le concept clé de leur ouvrage. Ils le définissent comme une “administrative unit (…) within which the pricing and allocation of labor is governed by a set of administrative rules and procedures.” (p.1). Il s’agit donc d’une unité administrative dans laquelle la rémunération et l’allocation du travail sont gouvernées par un ensemble de règles et de procédures, nous ajoutons, qui n’obéissent pas directement aux lois du marché. Ce premier point met en avant l’opposition des auteurs aux théories néo-classiques en insistant sur le fait que le marché du travail n’est pas un marché comme les autres et qu’il obéit à des règles qui ne sont pas uniquement liées à des variables économiques mais aussi organisationnelles et institutionnelles.

Dans l’approche de Doeringer et Piore (1971) puis dans d’autres travaux de Piore (1973, 1975), apparaît un profond déterminisme technologique. L’émergence des marchés internes du travail et par conséquent de la structure duale du marché du travail est à relier à trois principaux facteurs : la spécificité des qualifications, la formation sur le tas et les règles coutumières (customs dans le texte original) qui participent au cadre de socialisation de la main d’œuvre. Les auteurs précisent que la régulation de type marché interne est introduite par le personnel d’encadrement dans une logique de minimisation des coûts du travail20. Cette conception et cette justification de la segmentation du marché du travail, issue de l’émergence des marchés internes, sont donc de nature fonctionnelle, basées sur un calcul d’optimalité et soumises au principe d’efficience économique (Petit, 2001).

Un peu plus tard, les travaux de Berger et Piore (1980) témoignent d’un déterminisme plus économique que technologique comme initialement dans lequel les caractéristiques du marché et de la demande sont mises en avant. Bien entendu, ces deux types de déterminants, technologiques et économiques, sont intimement liés. L’état du marché (incertitude, variabilité de la demande) influence les choix technologiques et les processus de production adoptés qui déterminent eux-mêmes l’organisation du travail et la gestion de la main d’œuvre à l’intérieur de la firme. Dans ces travaux des années quatre vingt dix, Piore met au centre de son analyse de la transformation des marchés du travail la notion de variabilité de la demande restant ainsi dans un cadre fonctionnaliste de justification de la segmentation du marché du travail (Petit, 2001). Les fondements du dualisme du marché du travail sont donc chez Doeringer et Piore principalement de nature économique et technologique.

Dans le contexte de leur analyse, trois éléments semblent jouer en faveur de l’internalisation : la valeur des marchés internes aux yeux des salariés, le coût des mouvements de la main d’œuvre (cost of labour turnover) et l’efficacité au niveau des recrutements, de la sélection et de la formation.

Pour résumer, dans l’ouvrage de Doeringer et Piore (1971), les marchés internes sont présentés comme un développement logique dans un environnement concurrentiel marqué à la fois par des connaissances spécifiques à la firme qui encouragent l’apprentissage en situation

20 “The availability of workers on the external labour market, the type of technology, the costs of turnover to the

employer, the value of the ILM to the internal work force, product market considerations, and customs were identified as key factors influencing internal manpower decisions” (Doeringer et Piore, 1971, p. 189).

d’emploi et donc la stabilisation de la main d’œuvre pour permettre un retour sur investissement ; par la formation sur le tas, processus de formation peu coûteux et adapté à des connaissances très spécifiques ; et par les règles coutumières entraînant de la stabilité à long terme et une certaine rigidité des règles.

Doeringer et Piore (1971) ajoutent que des conditions dans l’environnement externe ont aussi joué dans l’incitation à la mise en place des marchés internes. Par contre, ces éléments sont considérés comme donnés et il n’y a pas, chez les auteurs, d’analyse des interactions entre environnement externe et stratégie interne à l’entreprise.

1.2 Marché interne du travail, allocation de la main d’œuvre et

détermination des salaires

Dans le troisième chapitre de leur ouvrage, Doeringer et Piore (1971) traitent de l’allocation de la main d’œuvre comme une des fonctions principales des marchés internes du travail et différencient deux principaux types de marchés internes : le marché interne d’entreprise et le marché interne de métier. Trois caractéristiques principales différencient ces modes d’allocation de la main d’œuvre : le degré d’ouverture sur le marché externe, l’étendue du marché interne en termes géographique, de qualification et de taille et les règles qui déterminent la distribution des salariés parmi les postes à l’intérieur du marché interne.

Quelles sont les conséquences du processus d’allocation interne de la main d’œuvre sur la fixation des rémunérations ? L’évaluation des emplois se fait selon une procédure de classement lié à une pondération entre caractéristiques de l’emploi et du salarié. Selon les auteurs, cette structure salariale interne invalide un élément majeur de la théorie néo-classique à savoir la rémunération à la productivité marginale car celle-ci s’appuie sur l’absence de coûts fixes liés au travail et sur une nature temporaire de la relation de travail. Or ces deux points sont abrogés dans le cadre d’un marché interne du travail. Le salaire n’est pas le seul coût du travail ni la seule variable contrôlant son allocation. Par conséquent, l’existence de coûts du travail non salariaux empêche l’égalisation salaire et productivité marginale car cette dernière doit compenser l’ensemble des coûts liés au travail. L’existence de ces coûts fixes liés au travail favorise des arrangements institutionnels pour une relation d’emploi durable. L’exemple le plus significatif est l’instauration d’un marché interne du travail. En fait, l’égalisation du salaire à la productivité marginale doit être envisagée sur la totalité de la durée

de vie professionnelle d’un salarié et non à un instant donné de sa carrière. De plus, la non- correspondance entre salaire et productivité marginale vient du fait que le salaire, sur un marché interne, est plus lié à l’emploi, au poste qu’au salarié lui-même.

1.3 Définitions des marchés internes et externes du travail,

actualité de ces formes de régulations de l’emploi

Si Doeringer et Piore (1971) ont pris le soin de préciser que les marchés internes qu’ils décrivent correspondent principalement aux emplois manuels de l’industrie, ils expliquent que les postes d’encadrement (managerial jobs) tendent aussi à s’organiser autour d’échelles de progression interne. Les auteurs mentionnent néanmoins quelques différences : le marché interne des white-collar workers se situe plutôt au niveau de la firme dans son ensemble que de celui d’un seul établissement, les capacités ou compétences ont une place plus grande à côté de l’ancienneté. Ces précisions nous permettrons de tester des hypothèses concernant

l’évolution des marchés internes français et britannique au cours des vingts dernières années. Ainsi, une assez grande stabilité d’emploi associée à des déterminants du salaire du type compétence, signalée par le niveau de diplôme, plutôt qu’ancienneté exprimerait le maintien d’un système de marchés internes associés à des postes d’encadrement, d’emplois qualifiés.

A l’inverse, les marchés externes du travail correspondent dans la définition donnée par Doeringer et Piore (1971) à la vision néo-classique du marché du travail. Sur les marchés externes, la détermination du prix donc du salaire, de l’allocation de la main d’œuvre et les décisions de formation sont contrôlées directement par les variables économiques21. Les liens entre marchés internes et externes existent au niveau des portes d’entrée et de sortie du marché interne. Dans le contexte actuel d’un fort développement des emplois dits non-standards, de l’articulation au sein d’une même firme de segments d’emploi qui seraient qualifiés d’internes au sens de Doeringer et Piore (1971) et d’autres conjuguant des caractéristiques des marchés internes et externes, quelle est la capacité de ce corpus à éclairer ces nouveaux enjeux ? S’ils ne sont pas allés au bout en interrogeant les interactions entre les aspects d’offre et de demande de travail, l’approche segmentationniste de ces auteurs prend en compte ces deux

21 Le marché externe du travail ressemble au marché du travail “of conventional Economic theory where pricing,

allocating and training decisions are controlled directly by Economic variables” (p. 2).

dimensions et avance comme proposition centrale le fait que la situation du marché du travail ne reflète pas en premier lieu un potentiel de productivité des individus mais au contraire les pratiques des entreprises en termes d’emplois et de salaires.

Ce point nous semble fondamental dans le sens où il bat en brèche une idée centrale de l’orientation actuelle des politiques de l’emploi, au travers de «l’activation», à savoir la nécessité de restaurer et de maintenir l’employabilité des chômeurs et des salariés dans leur ensemble en vue d’améliorer la situation générale du marché du travail. Plus précisément, dans notre façon de la mobiliser, la notion d’employabilité renvoie

à celle de productivité22. Les politiques de l’emploi cherchent à améliorer la productivité des chômeurs parce que c’est ce qui expliquerait leur non emploi et/ou leurs difficultés à en trouver. Or les travaux de Doeringer et Piore (1971) montrent justement que la situation sur le marché du travail ne dépend pas d’abord des caractéristiques des travailleurs mais aussi et surtout des choix des entreprises dictés par bien d’autres éléments.

22 Nous sommes conscients que le débat autour de la définition de la notion d’employabilité reste ouvert, celui-ci

dépasse le cadre de notre travail et nous ne le traiterons pas. Le lecteur peut entre autre se référer à Gazier (2003) pour une large discussion.

2

Les débats internes à l’approche de la segmentation,

l’apport d’Osterman, des Gender et Ethnic Studies

Si Doeringer et Piore (1971) sont souvent considérés comme des pionniers dans l’analyse de la segmentation, de nombreux auteurs ont très tôt apporté leur propre éclairage à ce débat. Nous présenterons ici l’approche développée par Osterman, compte tenu de l’écho qu’elle a eu auprès de travaux plus récents comme ceux de «l’école de Cambridge». Nous rappellerons ensuite dans cette section les apports spécifiques des études sur les groupes ethniques ou sur la spécificité de la main d’œuvre féminine.

2.1 L’approche d’Osterman : diversité des systèmes d’emploi au

sein de l’entreprise et poids des facteurs extérieurs dans

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