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DE GÉOGRAPHIE AU RÉCIT DE VOYAGE

A. Désignation et localisation : Vers une cartographie

1. Les espaces d’origine

Les espaces d’origine des personnages de la trilogie sont présentés et peuvent être localisés avec précision sur une carte. Tous les noms de lieux sont authentiques. Le lecteur sait d’où viennent les personnages. La désignation des lieux de naissance ou de l’enfance fait partie intégrante de la caractérisation des protagonistes chez Fajardo.

Parmi les aires géographiques citées précédemment voici les lieux d’origine des personnages : Bermeo, Carthagène des Indes, l’île de Ceylan, Cajamarca, l’île de Roanoke, l’île de la Tortue, Castro Urdiales, Bordeaux.

1.1 Bermeo, ville souvenir de Domingo

Le Pays Basque est la région d’origine de Domingo, le héros de Carta. Fajardo n’emploie jamais les mots : Pays Basque ou Euzkadi mais il se réfère aux Biscaïens, les habitants de la Biscaye qui est un des noms qui désigne cette grande région. Domingo vient de la ville de Bermeo, dont il se remémore quelques lieux emblématiques, notamment l’église dont il cite le nom :

¿Cómo siguen las cosas ahí en Bermeo? Me gusta escribir el nombre de Bermeo, es casi como un conjuro [...]. Recuerdo muy bien el sonido de las campanas de Santa Eufemia [...]. (Carta, 22)

La phrase « me gusta escribir el nombre de Bermeo, es casi como un conjuro » peut à elle seule expliquer comment est suggéré l’espace à travers la trilogie. Citer le nom du lieu c’est déjà l’évoquer. Désigner et nommer c’est déjà suggérer un espace. Et il s’agit bien sûr d’un nom réel. Bermeo est bien le nom authentique de cette ville basque. Point de Vetusta ou de Macondo chez Fajardo. Et

174 c’est ensuite l’accumulation de ces noms authentiques qui va renforcer cet effet de réel à travers les trois romans. On note notamment que, dans Carta, pas moins de cinq autres villes basques sont citées comme Erandio, Lequeitio, ou Izpater, Guernica et Bilbao. Erandio est la ville d’origine d’un personnage secondaire de

Carta appelé Lope :

Lope es vizcaíno, vecino de la anteiglesia de Erandio. (Carta, 33)

Lope est un compagnon de Domingo. Il est aussi du Pays Basque et il évoque ses souvenirs avec Domingo. Erandio est de nos jours une ville qui fait partie du grand Bilbao. Cela permet à Fajardo d’évoquer la capitale du Pays Basque située sur les rives du fleuve Nervion :

Me cuenta Lope de la ría del Nervión y yo le alabo la del río Oca. Encomia él la pujanza del comercio de Bilbao [...]. (Carta, 34)

Lope parle également à Domingo du mont Serantes. Il s’agit encore d’un nom bien réel :

El me cuenta de los días en que el pico del Monte Serantes amanece cubierto de nieblas, señal de prontas lluvias. (Carta, 33)

C’est une montagne bien connue des habitants de Bilbao car elle fait partie de leur paysage quotidien. De n’importe quel endroit de la ville, on peut voir se profiler au loin les contours de cette montagne.

Domingo évoque la Forteresse de Gaztelugache qui se trouve à Bermeo :

[...] y le hablo también del asedio a la fortaleza de San Juan de Gaztelugueche [...]. (Carta, 33)

Le personnage se réfère au passé de la ville mais le lecteur moderne sait que ce lieu est visité de nos jours. Il fait partie du patrimoine touristique du Pays Basque. Dans tout guide touristique, on note la référence à cet endroit si particulier. On peut visiter de nos jours l’ermitage qui est situé à l’endroit où était construite la forteresse, sur une pointe rocheuse escarpée, reliée à la côte par un pont et il faut gravir de nombreuses marches pour atteindre le sommet. L’aspect touristique de la présentation des lieux est donc toujours à prendre en compte.

175 Lequeitio et Izpazter sont deux villes où Domingo et son frère sont allés avant le départ de Domingo pour le Nouveau Monde :

[...] los sinsabores a Lequeitio en busca de la labor que se nos negaba en Bermeo. (Carta, 26)

[...] a María de Achio que me dio su amor en Izpazter. (Carta, 26)

L‘allusion à ces deux villes côtières rappelle l’importance de la côte pour l’économie du Pays basque qui repose en partie sur la pêche et le tourisme. Ces deux endroits sont aussi cités dans un grand nombre de guides touristiques.

Enfin, bien qu’aucune action du roman ne se déroule à Guernica, le nom de la ville est cependant cité, quand le personnage évoque le passé des Seigneurs de Bermeo :

[...] el señor de Butrón expuso de la villa a Don Pedro de Abendano y a Don Pedro Roys de Arteaga, que hubieron de salir con los suyos por una de las puertas de la muralla, camino de Guernica [...]. (Carta, 33)

La ville de Guernica est mondialement connue en raison des tragiques bombardements de 1937. L’allusion à la ville martyre donne une nouvelle fois à Fajardo l’occasion d’ancrer l’intrigue dans une réalité géographique incontournable. La ville de Guernica ne joue aucun rôle dans l’histoire.

Si on fait le compte, pas moins de dix noms se référant au Pays Basque sont cités : six villes, un nom de montagne, deux fleuves, et le lieu touristique le plus caractéristique. On peut déjà remarquer à ce stade de l’analyse comment se manifeste l’inspiration géographique qui est à l’origine de la création de l’espace romanesque chez Fajardo. L’intrigue ne se déroule pas dans ces espaces. Il s’agit des lieux du souvenir du personnage. Comme on peut le voir sur une carte, les villes citées sont proches les unes des autres. C’est la dimension géographique qui transparaît ici ainsi que la complicité de la géographie avec la cartographie car citer des villes si proches, c’est déjà suggérer un itinéraire visible sur une carte.

1.2 Carthagène des Indes, ville de naissance de Cristóbal

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Mi nombre es Cristóbal Mendieta y soy nacido en la ciudad de Cartagena de Indias. (Converso, 26)

La ville n’est pas décrite. Elle est mentionnée, parce qu’elle est le lieu d’origine de Mendieta et en raison du rôle qu’elle jouait à l’époque pour le commerce des Indes :

[…] y mataba yo los días en La Habana […] a la espera de que la armada de galeones de Cartagena de Indias hiciera puerto en la Villa. (Converso, 17)

La flotte marchande qui s’apprête à quitter La Havane, provient du port de Carthagène. C’est ce que précise Tomas Bird au début du roman Converso.

Mendieta a passé toute son enfance à Carthagène :

Hace poco más de diez años, cuando yo era todavía un niño, vino, a instalarse en Cartagena de Indias, el terrible tribunal del Santo Oficio […]. (Converso, 114)

En ce qui concerne cette ville, il semble que c’est le passé de celle-ci qui intéresse Fajardo. L’allusion à l’Inquisition montre ici que la ville devra être analysée plutôt comme lieu de mémoire et non pas comme un lieu géographique. La ville n’est pas décrite. L’important est de signaler que l’Inquisition s’y est installée car ce fait a une incidence sur le déroulement de l’intrigue.

Enfin, il est important de rappeler que cette ville est citée dans Mi nombre dans le passage de Relation de la guerre du Bagua où le père de Diego lui raconte sa vie. C’est là que le père de Diego, Domingo, et son frère Juan ont vécu :

[...] escarmentados por las peripecias del viaje, decidieron permanecer en Cartagena [...]. (Mi nombre, 175)

1.3 L’île de Ceylan et Jamaica

Le personnage de Jamaica est originaire du Sri Lanka, appelé aussi Ceylan. C’est ce nom qui est utilisé dans le roman Mi nombre :

De ese modo supe que él había nacido en una lejana isla de las Indias Orientales a la que los lugareños llamaban Laka o Singala y los portugueses Zylam [...]. (Mi nombre, 252)

177 On note l’intérêt que porte Fajardo aux noms de lieux. Il n’emploie pas moins de trois mots : Laka, Singala, Sylam, pour se référer au Sri-lanka.

Ici on note l’effort du conteur pour décrire une réalité, pour la faire connaître, la « faire savoir », comme nous le dit Le Huenen à propos du récit de voyage. Jamaica semble vouloir faire l’inventaire de tous les noms de son île natale. Ce « goût de l’inventaire » est caractéristique de la géographie141. Il est fait également allusion aux terres voisines, que Fajardo par la voix de son personnage désigne avec leurs noms anciens : Coromandel et Malabar. Ici les deux noms correspondent aux côtes de l’Inde, toute proches en effet. Coromandel est la côte du sud-est de l’Inde tandis que Malabar est la côte du sud-ouest :

[...] los nobles isleños, algunos venidos muchos años atrás de las vecinas costas de Coromandel o las lejanas de Malabar [...] vivían en la abundancia. (Mi nombre, 252)

On notera une indication précise sur la localisation de ces terres, par rapport à l’île de Ceylan. La côte de Coromandel située au sud-est est bien entendu plus proche que celle de Malabar, située à l’ouest. Jamaica est né exactement dans le port de Jafnarú :

Jamaica había nacido en el puerto de Jafnaru [...]. (Mi nombre, 282)

Fajardo se réfère au port de Jaffna qui fut la capitale du royaume Tamoul. Située au nord de l’île, la ville se trouve en effet proche de l’Inde :

[...] y escribió su nombre sobre el pliego con la misma delectación con que había escrito los de aquellas otras tierras que pertenecían a su mundo perdido, como si el hecho de poder nombrarlas le hiciera de algún modo retornar a ellas. (Mi nombre, 253)

Nommer les terres de son enfance, « nombrarlas », permet au personnage de retourner en pensée vers le « mundo perdido ». C’est aussi pour Fajardo le moyen de suggérer l’espace fictionnel à travers les souvenirs nostalgiques des personnages.

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1.4 Les îles de Bird : Roanoke et La Tortue

Nous traitons ensemble ces deux îles car elles sont les lieux de la naissance et de l’enfance du héros de Converso, Tomas Bird. Ce sont les deux endroits du point de départ de l’itinéraire de Bird.

Tomás est né sur l’île de Roanaoke :

[...] había nacido yo en una exigua colonia inglesa de Roanoke, durante la jocosa fiesta del Carnaval [...]. (Converso, 116)

Cette île se situe au Nord de la Floride et fait partie actuellement de l’État de Caroline du Nord. Elle fut la première colonie anglaise du Nouveau Monde. Elle ne se situe pas très loin de l’île de la Tortue dont le nom est cité à de nombreuses reprises dans Converso. Tomás Bird y a passé une grande partie de son enfance et il s’y rend après son premier séjour en Angleterre :

De esta guisa, jaleando insectos, como si fueran galgos, nos sorprendió la orden de prepararnos para zarpar rumbo a la isla de La Tortuga. (Converso, 312)

[…] el cielo fue tornándose azul y benigno conforme nos aproximamos a la isla de la Tortuga. (Converso, 313)

Fajardo donne une indication précise sur la localisation de l’île par rapport à l’île Hispaniola, qui est le cadre de l’action de Carta :

Por la amura de babor se veía la muralla vegetal del manglar que tapizaba a lo lejos la costa de la vecina isla de la Española […]. (Converso, 313)

Cette indication permet au lecteur de localiser parfaitement l’emplacement des deux îles, la Hispaniola qui correspond de nos jours à Haiti et la Tortue, séparées seulement d’une dizaine de kilomètres par le canal de la Tortue cité également :

Y pronto enfilamos el canal que separa a ambas islas. (Converso, 313)

Il est fait mention d’un fort imprenable construit sur la montagne, sur la Côte orientale de l’île de la Tortue, au-dessus du petit port de Basse Terre, dont le nom est cité également :

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En una de ellas está el puerto de Basse Terre, aquella confusión de chozas y cabañas de madera que se desperdigaban por la ladera del Monte […]. (Converso, 314)

Le fort142 décrit dans le roman a bel et bien existé, il était appelé fort de la Roche et fut construit par le français François Le Vasseur, gouverneur de l’île de 1620 à 1652. Personnage qui apparaît dans l’intrigue :

Pero lo que despertó mi asombro fue la formidable fortaleza que se alzaba sobre la villa, literalmente colgada de la falda de la montaña en sucesivas terrazas superpuestas, entre cuyos baluartes sobresalían las bocas amenazadoras de los cañones. […]. (Converso, 314)

Il subsiste de nos jours quelques ruines de ce Fort. Les croquis qui en ont été faits à l’époque peuvent néanmoins permettre à Fajardo de le décrire avec minutie : une construction en étage, à flanc de montagne avec ses canons menaçants. Fajardo ne cite pas le nom du Fort, appelé La Roche, mais à plusieurs reprises, il fait allusion au nom de celui qui le fit construire : Le Vasseur. C’est aussi sous ce nom qu’est connue cette forteresse :

Ahora, la higuera levantaba su enorme copa junto a la casa del gobernador de la isla, pues ése había ido a construir su fortaleza sobre el mismo lugar en que estuvo mi hogar. (Converso, 318)

Fajardo choisit de placer l’une des péripéties de Converso sur l’île de la Tortue, à l’époque où cette forteresse qualifiée d’imprenable fut assiégée par les Espagnols. Le fait historique lui permet de créer une situation très périlleuse propice à l’aventure. L’espace fictif, le lieu où habitait Bird, « mi hogar » est situé à l’endroit exact du redoutable fort, « había ido a contruir su fortaleza sobre el mismo lugar ».

1.5 Cajamarca, la région de l’Inca

Diego Atauchi est né au Pérou dans la région de Cajamarca. Le personnage le précise clairement :

[...] en esas tierras del Perú en las que nací [...]. (Mi nombre, 125)

Il fait allusion à sa mère, ce qui lui permet de situer l’endroit d’où il vient :

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Mi nombre es Diego Atauchi y mi madre Dona María de la Cruz Atauchi Sisa, señora de un influyente ayllu de la ciudad de Cajamarca. (Mi nombre, 127)

La ville de Cajamarca est la ville où fut arrêté et exécuté Atahualpa en 1533. C’est un lieu hautement symbolique auquel Diego est fier d’appartenir. Le mot lui-même, « cajamarca » se réfère aux Incas, « corre por mis venas, la sangre de cajamarcas e incas ». (Mi nombre, 127). C’est une autre façon de désigner le peuple Inca.

Le lieu où a été élevé Diego est également évoqué avec beaucoup de clarté :

[...] mi madre decidió enviarme a edad temprana a un caserío de los agrestes linderos del abra del Gran Chimu, sobre la ruta que lleva a la barranca del río Tungurahua, que los españoles llaman Marañon [...]. (Mi

nombre, 127)

Le Marañón est un affluent de l’Amazone. Sa source, qui se situe dans les Andes et non loin de l’océan Pacifique, pourrait être en réalité celle de l’Amazone. De nos jours, son cours est très prisé des amateurs de rafting et il est considéré comme le grand Canyon d’Amérique du sud. Cet aspect du relief est suggéré par l’emploi du mot « barranca » qui signifie ravin. On peut noter une grande précision dans la présentation du lieu d’origine de Diego. Pas moins de trois noms sont cités, « Gran Chimu, Tungurahua et Marañón ».

1.6 Bordeaux : la ville de Dana

Bordeaux est la ville de naissance, de l’enfance et de l’adolescence de Dana. L’héroïne de Mi nombre :

No lo podía evitar, cada vez que regresaba a Burdeos [...]. De niña me fascinaban, bajaba con mis hermanos hasta el muelle Richelieu [...]. (Mi

nombre, 264)

Bordeaux n’est pas seulement la ville du souvenir, c’est aussi le cadre de l’action de Mi nombre. Les protagonistes passent par Bordeaux avant d’aller en Espagne. L’incursion dans la ville donne lieu également à l’évocation de lieux emblématiques, comme le quartier de la Bastide, le pont Richelieu, les bords de la Garonne, le pont principal, l’église Saint Pierre, la rue Macoudinat :

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Tiago prefirió entrar en la ciudad atravesando el barrio de la Bastide y al final de su avenida principal, justo antes de llegar al gran puente de piedra que cruza el cauce de la Garona [...]. (Mi nombre, 264)

Dejamos el coche al lado de la iglesia de Saint-Pierre y nos dirigimos a pie a la rue Macoudinat [...]. (Mi nombre, 267)

On note à nouveau que Fajardo situe l’action dans un espace bien réel et qu’un nombre important de noms de lieux sont cités : pont, place, rue, bord du fleuve, église. Des itinéraires peuvent être établis grâce aux indications données : « atravesando », al final », « antes de llegar ».

1.7 Castro Urdiales et Tiago

Castro Urdiales est la ville de naissance de Tiago Boroní :

¿De dónde salgo yo Dana? Mi madre acabó viviendo en Castro Urdiales, justo en el límite de la provincia de Cantabria con el País Vasco, pero eso fue de casualidad porque se casó con mi padre y a él lo destinaron como práctico a ese puerto y ahí fui a nacer yo. (Mi nombre, 65)

Ce petit port de la côte cantabrique se situe effectivement juste à la frontière avec la province basque de Biscaye. Cette indication très précise : « justo en el límite de la provincia de Cantabria » est le type d’information que l’on peut trouver dans les guides touristiques qui sont censés orienter les voyageurs.

Au terme de cette analyse des lieux de naissance des personnages, nous constatons le recours systématique à des toponymes identifiables qui relèvent d’une connaissance précise de la part de l’auteur des lieux évoqués et d’une volonté de localiser les endroits à la manière de récits de voyages ou de guides touristiques. Les héros ont le souci de « faire voir143 » les régions où ils sont nés comme les voyageurs qui décrivent le pays qu’ils traversent.