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LE TEMPS DE L’AVENTURE

A. Un temps référentiel attesté historiquement

2. La diaspora sépharade

Le mot sépharade est un mot qui vient de l’hébreu « Sefarad », qui signifie Espagne. Il se réfère aux Juifs de la péninsule ibérique. Ceux-ci se distinguent des Juifs d’Europe de l’Est que l’on appelle les Azquénaze. Fajardo retrace une grande partie de l’histoire des Sépharades à partir de leur expulsion d’Espagne par les Rois catholiques en 1492. Ce fait est évoqué dans Carta. Domingo se remémore cet événement tragique :

Pero todos sabíamos que nuestro traductor era de la raza de Israel, convertido a la fe de nuestro Señor Jesucristo poco antes de que su pueblo fuera expulsado por nuestros muy católicos reyes en los mismos días en que partíamos de Palos rumbo a la Indias. (Carta, 58)

Luis de Torres, le traducteur de Colomb est le premier Sépharade connu à s’être réfugié dans le Nouveau Monde. Pour échapper aux persécutions et à la mort sur le bûcher, il a dû se convertir et en se convertissant il a échappé à l’expulsion et il a le privilège de pouvoir accompagner Colomb. Torres incarne la diaspora des Sépharades en Amérique. Celle-ci conduira également ces Juifs espagnols en Afrique du nord. C’est à travers le regard du personnage de Domingo qui se souvient avoir vu les bateaux de Cadix conduire les bannis vers les terres lointaines de Barbarie, que le jour où commence la dispersion des Juifs espagnols est évoqué :

A tal punto que ahora recuerdo, hermano, haber avistado a nuestra salida algunos navíos que desde la bahía de Cádiz transportaban a los judíos hacia tierras de Berbería. (Carta, 58)

Ce souvenir des bateaux qui transportent les Juifs, et les mènent vers l’exode et l’exil forcé est l’image de la diaspora qui débute. Les Juifs espagnols ne vont pas tous en Afrique du nord. Dans Mi nombre, Dana explique que beaucoup de Sépharades s’exilèrent à Safed :

Yo nunca había estado en safed, la ciudad santa, cuna de cabalistas y patria de tantos judíos expulsados de España. (Mi nombre, 29)

Dana donne plus loin la date de la première imprimerie fondée dans la ville par les Sépharades :

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Habían sido los sefardíes quienes llevaron la primera imprenta en Safed en el año 1494, ¿me daba cuenta?, tan sólo dos años después de su expulsión, directamente de España al corazón de Israel. (Mi nombre, 30)

Les indications sur les Sépharades données dans Mi Nombre, prolongent le temps évoqué dans Carta. Alors que Torres se réfugie dans le Nouveau Monde, certains de ses frères se réfugient dans la Palestine de l’époque. Il s’agit bien là d’une diaspora, d’une dispersion de toute une communauté à travers le monde que l’auteur Fajardo tente de représenter de façon précise et complète à travers la trilogie.

Luis de Torres, que Fajardo imagine rescapé de la tuerie du fort de la Navidad, décide à la fin de Carta, de rester dans les colonies. Après l’île Hispaniola, il se réfugie à Cuba puis on le retrouve à Cuzco où il se marie et a deux fils. Sa femme est également juive mais elle fait partie des Sépharades du Portugal :

Pues la familia de ésta era una de aquellas que habían sido obligadas a bautizarse a la fuerza por el Rey de Portugal después de abandonar España. (Mi nombre, 174)

Fajardo rappelle ainsi que les Sépharades avaient aussi fui l’Espagne pour le Portugal où ils durent se convertir de force. La mère de Domingo et de Juan leur fait vivre leur religion juive en cachette. Ils sont « criptojudíos ». Convertis publiquement à la religion chrétienne, de nombreux Juifs pratiquaient néanmoins en secret leur religion. C’est le sens du mot « criptojudío » :

Fue ella […] quien les inició en la dura vida de los criptojudíos. Les adiestró en las mil excusas para intentar ir las menos veces posibles a la iglesia sin levantar sospechas […]. También les enseñó las precauciones que debían tomarse para celebrar el sabbath, con todas las ventanas de las casas protegidas [...]. (Mi nombre, 174)

Cristóbal Mendieta qui est le fils d’un des fils de Juan Mendieta, alias Luis de Torres, sera aussi élevé de la même manière. Il raconte également son enfance de « criptojudío » dans Converso :

Yo, arrodillado ante el altar mayor de la iglesia de Santo Domingo, rezando a un Dios en que no creo […]. Yo reunido en familia y oración en torno a la mesa de mis padres, las noche de los viernes, con las ventanas cerradas y veladas con gruesas cortinas que ocultasen a las miradas indiscretas los rezos que apenas si nos atrevíamos a murmurar. (Converso, 112)

49 Le personnage de la fiction décrit ce que des milliers de Sépharades, convertis par la force ont vécu. Les descendants de Torres retourneront en Europe. Le temps référentiel des romans de Fajardo nous donne à voir ce temps des Sépharades sur cinq siècles. Plus d’un siècle après l’arrivée de Torres dans le Nouveau Monde (Carta), deux de ses petits-fils, Cristóbal et Diego, entreprennent eux aussi un voyage pour fuir leur condition (Converso, Mi nombre). Dans Mi

nombre, c’est aussi à travers l’histoire de la famille de Dana, elle aussi d’origine

sépharade, que se prolonge ce temps référentiel consacré aux Juifs originaires d’Espagne :

La de Jean-Claude era una familia de asquenazíes que hablaban yiddish en casa, y la mía, de sefardíes que cantaban en judeoespañol en las fiestas y se decían cuanto se querían en esa vieja lengua, « nuestro espanyoliko », como la llamaba mi madre, que era el recuerdo vivo de una patria perdida hacía cinco siglos [...]. (Mi nombre, 40)

L’allusion à l’ex-mari de Dana, Jean-Claude, permet à Fajardo de préciser la différence entre les Ashkénazes qui parlent le yiddish, une langue germanique dérivée du haut allemand avec un apport de vocabulaire hébreu et slave, et qui viennent d’Europe centrale et orientale, et les Sépharades qui parlent le judéo- espagnol, qu’on appelle aussi le ladino, issu du vieux castillan et de l’hébreu. Dans

Mi nombre, la fille de Dana, Julie, chante à son fils une chanson en judéo-espagnol

que chantait la grand-mère Ada :

A la una yo nasi /a las dos m’engrandesi /A las tres tomi amante/ A las kuatro me kazi/ Me kazi kon un amor/ [...]. (Mi nombre, 270)

Cette chanson est une façon de transmettre cette culture sépharade née cinq siècles auparvant sur une terre à jamais perdue. Expliquer la chanson équivaut à faire un retour en arrière de cinq siècles :

Tiago empezó a aplaudir teatralmente, se le veía feliz, le dijo a ella que era una canción preciosa, ella le respondió que venía de España, repitiendo una vez más la explicación que pasaba de madres a hijas desde hacía cinco siglos sobre una canción que los judíos nos habíamos llevado al exilio como un pedazo de Sefarad, nuestra otra patria perdida. (Mi nombre, 270)

La chanson est transmise de mère en fille. C’est aussi une façon de rappeler que chez les Juifs, la culture et la religion sont transmises par la mère. Il est ici fait

50 clairement allusion à « Sefarad », c’est-à-dire l’Espagne en hébreux. Le personnage de Julie, la fille de Dana, est secondaire dans l’intrigue. On voit bien ici comment son existence « de papier » sert à rappeler ce temps référentiel lié aux Juifs d’Espagne.

Il est curieux de constater que Tiago, le héros de Mi nombre, se met également à parler en judéo-espagnol lors de son aventure. C’est un mystère non élucidé. Il n’a jamais appris cette langue et il ne connaît presque rien de sa supposée origine juive :

Tiago había empezado a hablar en judeoespañol, en el espanyoliko de la abuela Ada, de mi familia, en la vieja lengua, que para colmo él ni siquiera sabía hablar [...]. (Mi nombre, 115)

Un autre palier temporel et spatial est évoqué également dans la mesure où Dana serait issue de la branche française de certains Juifs sépharades qui arrivèrent en Espagne au début du XIVe siècle car ils avaient été chassés de France par le roi. Le nom de Dana, Serfati, signifie français en hébreu :

Yo no sabía cuando había llegado el primer Serfati a España, lo más probable es que fuera después de que el Rey de Francia decretara la expulsión de los judíos a principios del siglo XIV. (Mi nombre, 46)

Cela permet à Fajardo d’évoquer également le rejet dont furent victimes les Juifs, de la part de la France, sous le règne de Philippe le Bel. Celui-ci décréta leur expulsion définitive en 1306. La branche française des Juifs sépharades est évoquée dans un autre passage, lors de la conversation entre Dana et sa fille :

Yo la escuchaba charlar sobre el periplo de aquellos judíos españoles que huyeron, en 1492 a Portugal, como fue el caso de nuestra familia, para verse obligados a convertirse allí a la fuerza y tener que retornar a España, huyendo esta vez de los rigores de la Inquisición portuguesa que, un siglo después, había llegado a ser más rigurosa que la española, y terminar al fin escapando a Francia. (Mi nombre, 271)

À travers cette conversation, ce que nous donne à voir Fajardo, c’est toujours la diaspora des Juifs d’Espagne, marquée, dans le cas de la famille de Dana, par ces va-et-vient incessants d’un pays à l’autre. Les Serfati finissent par retourner en France, le pays d’où ils venaient. La conversation entre la mère et la fille est un prétexte pour dévoiler un autre aspect de cette diaspora sépharade. On note de la part de l’auteur une volonté de donner une vision complète de l’histoire des

51 Sépharades. Lors de cette conversation, le lecteur a même une information sur les Sépharades qui vivaient à Bordeaux pendant la Révolution française :

[…] empezó a disertar sobre el reconocimiento que obtuvieron en la ciudad los judíos sefardíes durante la revolución francesa [...]. (Mi nombre, 270)

Le récit semble tendre vers la saturation « d’éléments historiques » qui pourraient faire perdre de vue l’intrigue principale. Cependant, le fait que ces digressions historiques soient disséminées dans les différentes conversations entre les personnages rend cette transmission aisée et cohérente. La fiction est ainsi au service du didactisme historique.