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Nous nous proposons d’analyser dans cette étude, les trois romans de José Manuel Fajardo : Carta del fin del mundo, El converso et Mi nombre es Jamaica. Écrits respectivement en 1996, 1998 et 2010 ces trois oeuvres constituent une trilogie sur plus de neuf-cents pages. Fajardo les présente ainsi dans le prologue à la nouvelle édition de El Converso chez Edhasa, (2012). La trilogie est également citée sous le terme de « Trípitico sefardí ». Ce sont des romans historiques mais aussi des

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26 romans d’aventure. Les trois oeuvres font partie du sous-genre : roman historique d’aventure.

Problématique

Nous nous poserons la question de savoir en quoi ces romans sont à la fois des romans historiques et des romans d’aventure et quelle est la place qu’occupent les deux matières au sein des trois œuvres. C’est-à-dire que nous nous demanderons si une matière domine plus que l’autre. Il s’agira de déterminer si les romans de Fajardo sont plus des romans d’aventure que des romans historiques. Deux angles de réflexion, tels qu’ils ont été exprimés par Philippe Merlo-Morat, s’offrent à nous :

Soit l’histoire s’impose et on a plutôt affaire à un moment de l’histoire romancée, soit c’est la fiction et la part d’imaginaire du romancier qui prennent le dessus et alors les personnages historiques, inventés ou non, possèdent plus de liberté même s’ils restent toujours déterminés par l’univers historique dans lequel ils vivent25.

Claudie Bernard nous propose une piste d’approche possible en suggérant que la dénomination même de roman historique suppose une dualité, une alternance entre fiction (roman) et réalité (Histoire), entre aventure et matière historique :

Le roman historique se caractérise par la dualité. Les deux termes associés dans le syntagme, « roman » et « historique », renvoient à deux activités traditionnellment opposées, la fiction et une science (humaine). D’un côté-celui de l’Histoire - la patience de la recherche et de la vérification, l’imagination étant réduite à une fonction d’appoint heuristique ; de l’autre -celui du roman - les droits de l’affabulation […]. D’un côté, […] les événements, tout ce qui relève du public ; de l’autre des individus, des aventures, et en priorité du privé26.

Entre le roman historique et le roman d’aventure il n’y a qu’un pas dans la mesure où ce dernier trouve dans la matière historique un vivier d’aventures possibles :

Le roman d’aventures emprunte surtout à l’histoire, à l’histoire événementielle, un canevas tout fait, à multiples actants et multiples actions. Car c’est l’action qui l’intéresse : l’action pour l’action, et engendrant l’action.

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Philippe Merlo-Morat, Littérature espagnole contemporaine, Paris, PUF, 2009, p. 237.

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Il met aux prises des bons et des mauvais en une lutte à rebondissements bourrée d’adjuvants, d’opposants et de traîtres, compliquée d’interdits, ponctuée d’épreuves au sens physique, moral et parfois initiatique. Il fait profiter son intrigue ou affabulation, de toutes les intrigues, ou complots dont regorge la chronique […]27.

Claudie Bernard évoque même un possible détournement de l’histoire au profit de l’aventure :

Dans la trilogie des Mousquetaires, ne dirait-on pas que Richelieu n’a en tête que les ferrets de la reine, que la la Rochelle n’est assiégée [...]28.

Elle se pose la question de savoir si chez Dumas, l’Histoire risquerait de passer au second plan. En ce qui nous concerne, nous nous poserons la question de savoir quelles sont les motivations de José Manuel Fajardo dans l’utilisation qu’il fait de la matière historique. Est-il dans une optique purement fictionnelle et rejoint-il cette affirmation de Tadié à propos de l’utilisation du passé dans le roman d’aventures ?

Décrire le passé, ou les pays exotiques, n’est pas son but seulement un moyen29.

L’auteur lui-même semble nous aider à répondre à cette interrogation dans une déclaration qu’il fait à la fin du roman, El converso, dans la note finale :

Así pues que nadie lea esta novela como una crónica histórica sino como el fruto de una fantasía aventurera30.

Voilà donc les deux termes clés cités par Fajardo : le mot « crónica » et l’adjectif « aventurera ». Selon lui, donc il serait plus enclin à se tourner vers l’aventure que vers l’histoire. Ainsi, ce serait l’aventure qui mènerait le jeu. L’auteur dit lui-même plus haut qu’il a pris quelques licences par rapport à l’Histoire, en changeant quelques éléments de la réalité historique au gré des péripéties racontées. Il déclare qu’il il n’a pas hésité à « alterarlos »31.

Dans le premier roman de Fajardo, Carta del fin del mundo, Histoire et aventure se mêlent étroitement dans cette oeuvre qui se veut d’une grande

27 Ibid, p, 101. 28 Ibid, p.99. 29

Jean-Yves Tadié, Le roman d’aventures, Paris, Gallimard, 2013, p. 9.

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José Manuel Fajardo, El converso, Madrid, Punto de lectura, 2001, p. 519.

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28 originalité puisque l’auteur s’attache à décrire une page d’histoire qui n’avait jamais été écrite jusqu’à aujourd’hui, faute de témoin. En effet, qui peut raconter ce qui est arrivé aux trente-neuf hommes laissés par Colomb sur l’île Hispaniola en 1493 puisqu’ils sont tous morts quand Colomb retourne sur l’île quelques mois plus tard ? Fajardo le fait et dans le prologue, l’écrivain Luis Sepúlveda lui en sait gré :

Casi cinco siglos esperó esta historia, hasta que José Manuel Fajardo la rescató del laberinto del olvido32.

Et il le fait à partir d’une perspective des plus captivantes nous dit Sepúlveda : « la de la aventura ». En effet, ce livre se lit comme l’histoire d’une aventure, celle du narrateur, un certain Domingo qui fait partie de ces trente-neuf hommes et qui raconte pratiquement en direct son aventure dans son journal de bord constitué de plusieurs lettres qu’il adresse à son frère qui est resté en Espagne. Ce livre est tout autant une diatribe contre la conquête et la cupidité des Espagnols que le récit d’une aventure humaine, celle du héros qui, après avoir participé aux exactions, connaît un bonheur fugace dans les bras d’une belle indigène, puis n’hésite pas à quitter cette vie idyllique pour aller prévenir ses compagnons restés au fort de l’arrivée des indiens. Cette dernière action pendant laquelle il trouve la mort est pour le personnage une sorte de rédemption et elle est celle qui lui donne véritablement le statut de héros.

Les éléments historiques sont également tellement présents tout au long de Converso que le lecteur a l’impression de pénétrer dans une époque bien concrète avec ses bouleversements et ses codes bien marqués. L’histoire des Morisques de Salé, qui constituèrent une république pirate autonome, et qui étaient les anciens musulmans chassés d’Espagne en 1609 par Philippe III, l’histoire des pirates et des corsaires écumant les mers du globe, l’histoire des Juifs chassés d’Espagne, la présence d’innombrables personnages historiques, tel ce Alonso Contreras, fameux soldat des « tercios » espagnols qui écrivit ses Mémoires, ou ce Levasseur qui dirigea en tyran le fort de l’île de la tortue, sont autant d’éléments qui confèrent au récit une véracité historique indéniable. D’autre part, ces quelques exemples cités plus haut renvoient également à la notion d’aventure et de vie hors du commun. En

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José Manuel Fajardo, Carta del fin del mundo, prologue de Luis Sepúlveda, Barcelona, Ediciones B, S.A., 2005, p. 10.

29 prenant donc à contre pied cette phrase de l’écrivain espagnol, nous pouvons tout au contraire affirmer que l’aventure n’enlève rien à l’histoire et vice-versa. Lire ce livre comme une chronique d’une époque n’empêche pas une lecture beaucoup plus ludique car les faits historiques relatés et les personnages historiques choisis par l’auteur se prêtent à cela. Les deux personnages fictifs, tous deux natifs des colonies, Cristóbal Mendieta le Juif, qui désire plus que tout vivre librement sa religion et Tomas Bird, l’Anglais rejeté par sa famille d’origine, un moment plongé dans la guerre qui confronta le parlement au Roi d’Angleterre, se meuvent à travers ce temps reconstitué et incarnent chacun à leur manière, et à la façon d’un héros moyen tel que l’a défini Georges Lukacs33, des aspects fondamentaux de l’époque concernée, c’est-à-dire le XVIIe siècle. Pour le premier, c’est l’intolérance de la société espagnole qui poursuit les Juifs jusqu’au fin fond des colonies d’Amérique. Pour le second, c’est également une forme d’intolérance. Rejeté par sa famille anglaise qui ne voit en lui que le fils d’un parent qui est parti aux Amériques et qui n’avait qu’à y rester, il se voit néanmoins enrôlé malgré lui dans l’armée anglaise. Ces deux personnages fictifs, tout en évoluant dans une époque bien marquée n’en connaissent pas moins des aventures dignes de ce nom. Fiction, aventure et histoire s’imbriquent donc parfaitement dans cette œuvre que l’on lit comme une chronique historique romancée.

Dans Mi nombre, le récit enchâssé Relación de la guerra del Bagua, est un récit autobiographique écrit par un descendant d’Incas, Diego Atauchi. Si le personnage est fictif, il évolue dans un contexte historique précis, il s’agit des dernières rébellions incas. Les ancêtres de Diego ont combattu aux côtés des grandes figures historiques de la lutte contre l’envahisseur espagnol comme le Général Quiquiz ou Atahualpa qui sont mentionnés dans l’intrigue. La conquête du Pérou par Pizarro est largement évoquée puisque Diego est métis. Il compte parmi ses ancêtres des conquistadors.

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Georges Lukacs, Le roman historique, Paris, Payot, 1965, p. 39 : « Ce sont des personnages historiquement inconnus, semi-historiques ou absolument non historiques qui jouent ce rôle de premier plan [...] ».

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Méthodologie et approche théorique

Notre approche théorique est basée sur la différenciation des sous-genres et sur leur porosité. Nous analyserons le côté perméable des deux sous-genres que constituent le roman historique et le roman d’aventure. Les critiques qui ont tenté de les définir guideront nos pas : Luckas, Claudie Bernard et Isabelle Durand-Le Guern, en ce qui concerne le roman historique ; Jean-Yves Tadié et Matthieu Letourneux en ce qui concerne le roman d’aventures. Tous ces critiques ont souligné les apports mutuels de chaque sous-genre.

Il nous faut maintenant annoncer notre plan qui permettra d’affiner notre analyse.

Nous orienterons donc notre analyse sur les deux matières, l’Histoire et l’aventure, à travers l’étude des trois composantes fondamentales du récit : le temps, l’espace et les personnages. Nous nous basons sur Mattieu Letourneux qui déclare que les deux valeurs fondamentales du roman d’aventure, à savoir, le « dépaysement et la place centrale attribuée à l’action violente », se reflètent en partie dans « la caractérisation des personnages et du chronotope ». En effet, il est important de savoir quand se déroule l’aventure, autrement dit, s’il y a un temps référentiel propre ou propice à l’aventure. Nous étudierons les composantes du temps que sont le temps de l’histoire, le temps du récit, le temps de la narration et le temps référentiel, en nous appuyant sur les travaux de Milagros Ezquerro34

. On s’aperçoit que dans les oeuvres de Fajardo, ce temps référentiel est fortement lié à un temps historique représenté par deux périodes historiques récurrentes. Le XVe siècle et le XVIe siècle lui permettent d’aborder quelques aspects de l’histoire d’Espagne : la conquête, la colonisation de l’Amérique, l’expulsion des Juifs, tandis que le XVIIe siècle lui donne l’occasion de présenter le monde de la piraterie et de traiter l’épisode tragique de l’expulsion des Morisques et de la diaspora des Séfarades. Ces périodes troubles permettent la création de personnages d’aventuriers qui vont donc raconter leur aventure après coup. Dans le roman

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Milagros Ezquerro, « Juan Rulfo, Le temps déserté » in Annexes aux mélanges de la casa de Velázquez, Le

31 d’aventure, l’acte de raconter est primordial. Le temps du récit laisse une grande place au suspense tandis que le temps de la narration est un temps privilégié qui permet à l’aventurier de faire une pause dans son aventure pour pouvoir la raconter. Raphaël Baroni35 nous sera d’une aide précieuse pour l’étude du suspense qui est un ressort du récit de l’aventure qui, en étant toujours différé, maintient le lecteur en haleine.

Ensuite, nous nous interrogerons sur le lieu où se déroule l’aventure. La fréquence de certains espaces nous conduira à tirer quelques conclusions sur les rapports qu’entretiennent l’espace et l’aventure à l’intérieur de la diégèse. Même si comme l’a dit Jean-Yves Tadié36 : « l’aventure est l’essence de toute fiction », même si d’une certaine façon, un fait raconté peut devenir une aventure par le simple fait d’être raconté, nous verrons que chez Fajardo, il y a une prédominance de certains lieux qui sont capables, selon lui, de produire de l’aventure et du dépaysement : le monde marin, les Caraïbes, la forêt amazonienne. Pour l’étude de l’espace, nous nous appuyerons sur la méthodologie préconisée par Jacques Soubeyroux37

. Cette étude sémiologique, qui suit de près la méthode préconisée par Philippe Hamon pour les personnages, nous permettra d’analyser l’espace comme un véritable acteur, porteur du « sens38

» du roman.

Enfin, dans une troisième partie, l’étude des personnages nous conduira à dégager les caractéristiques du personnage de « l’aventurier » selon Fajardo. L’analyse sémiotique proposée par Philippe Hamon et commentée par Vincent Jouve39 dans sa Poétique du roman, nous donnera les pistes nécessaires pour étudier les personnages en fonction des concepts fondamentaux qui « interviennent à des niveaux différents de description du récit : l’acteur, l’actant et le rôle thématique40 ». Nous nous poserons la question de savoir de quel type de héros il s’agit et ce qui les différencie des héros des autres romans qui ne sont pas d’aventure. Que désire ce personnage qui se meut toujours dans un espace plein de dangers, toujours éloigné de son quotidien ? Les héros de Fajardo, correspondent-ils

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Raphaël Baroni, La tension narrative, Paris, Éditions du Seuil, 2006.

36

Jean-Yves Tadié, Le roman d’aventures, Paris, Gallimard, 2013, p. 5.

37

Jacques Soubeyroux, Recherches sur l’espace dans les textes hispaniques (XVIe-XXe Siècles), Saint-Etienne,

Publications de l’Université de Saint-Etienne, 1993.

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Ibid, p. 24.

39

Vincent Jouve, Poétique du roman, Paris, Gallimard, Armand Colin, 2010.

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32 bien à l’archétype du héros d’aventures, tel que l’ont défini Jean-Yves Tadié ou plus récemment Matthieu Letourneux ?

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