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Conclusion partielle

B. Remonter au temps des origines : filiations et descendances descendances

3. Après l’aventure : la question de la fin

3.1 Le destin d’une lettre

Dans Carta, ce que nous montre l’épilogue, c’est non pas le sort du héros mais celui de sa lettre. On ne sait pas, à première vue, qui est à l’origine de la divulgation des deux lettres qui apparaissent dans le roman à la suite du récit de Domingo. À l’intérieur de la fiction même, un narrateur omniscient ferait oeuvre d’historien en produisant ces documents qui attestent de la véracité historique de la lettre de Domingo. Le doute est levé à la lecture de Mi nombre, le roman qui clôt la trilogie. Tiago a dans sa bibliothèque la reproduction exacte de la lettre de Domingo :

[...] la edición facsímil de la llamada Carta de la villa de la Navidad, que el historiador dominicano Wiliam Mateo-Sarabia había publicado en la Universidad de Granada con motivo del V Centenario del Descubrimiento de América, rescatando así del olvido el primer testimonio de la conquista del Nuevo Mundo. (Mi nombre, 90)

Le lecteur doit supposer que Tiago a également dans cette édition fac-similée, les deux lettres qui constituent l’épilogue de Carta et exposent les différences étapes de la sauvegarde de ce témoignage si précieux. L’héroïne de Mi nombre, Dana donne une autre indication sur cette lettre de Domingo et les deux lettres qui attestent de son existence :

Sin embargo, el documento original había estado perdido durante más de cuatro siglos hasta que apareció en el Archivo General de Simancas un expediente que contenía una supuesta copia de la carta, efectuada por el escribano de ración de la isla de la Española, así como otras correspondencias oficiales relacionadas con ella, todo lo cual se dio a conocer en aquella estupenda edición facsímil. (Mi nombre, 170)

Ainsi, Fajardo invente des documents historiques qui attesteraient de l’authenticité historique de la lettre de Domingo. Dana cite les deux documents qui figurent en italique à la fin de Carta, « así como otras correspondencias oficiales

103 relacionadas con ella ». Le lecteur se fait prendre au jeu. Mais l’auteur, interrogé sur le sujet80 nous déclare que tout est inventé.

Nous savons que le héros Domingo meurt en septembre 1493. Sa lettre, quant à elle, sera découverte par les Espagnols et conservée dans les archives des vice-rois des Indes qui se succèdent sur l’île à partir de cette date, perdue puis retrouvée quatre cents ans plus tard à Simancas. Les « correspondencias oficiales » qui composent l’épilogue sont tout d’abord constituées par une première lettre qui est censée avoir été écrite par un personnage historique, Diego Colón, le fils du Découvreur à Don Juan Rodríguez de Fonseca, l’évêque de Burgos, le 7 janvier 1515. Diego joint sa lettre à la fin d’une copie de la longue lettre de Domingo, qui lui a été remise par Don Nicolás de Ovando :

Hasta aquí, muy Reverendo y Magnífico, la copia enmendada por obra del escribano de la carta [...]. (Carta, 171)

Le récit permet de dater avec précision l’année de la remise de la lettre :

[…] la carta de que le hizo legado, entre otros muchos escritos, Don Juan De Ovando a su partida, hace ya seis años [...]. (Carta, 171)

Colomb écrit en 1515, c’est donc en 1509 qu’il a récupéré la lettre, c’est-à-dire six ans en arrière. Les allusions aux trois personnages historiques : Don Nicolas de Ovando, Diego Colón et Juan Rodríguez de Fonseca permettent une datation précise des événements de la fiction. Ovando occupa le poste de gouverneur de l’île Hispaniola de 1502 à 1509. Puis il fut remplacé par Diego Colón, le fils de Cristóbal de 1509 à 1515. Durant cette période, c’est en effet l’évêque de Burgos Fonseca, qui fut chargé par les Rois catholiques de l’évangélisation des Indes.

Diego Colón fait allusion à la mise aux fers par Don Alonso de Ojeda du cacique Caonabo. Ce fait historique date de 1495. Mais c’est visiblement quelques années après que la lettre est trouvée quand les indiens de la tribu de Caonabo sont entièrement maîtrisés :

La carta encontróla una partida de gente de armas que acudió recién apaciguar a los indios de la tierra que llaman de El Cibao, que fuera reino del cacique Caonabo a quien Don Alonso de Hojeda puso con hierros pero

80

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cuyos parientes no han cejado en su empeño de combatir [...] desde hace años. (Carta, 171)

Après la disparition du chef Caonabo, les membres de sa famille, les « parientes » ont continué à livrer bataille contre les Espagnols. Cette lutte a duré assez longtemps car Diego Colón dit que cela fait des années que dure cette rébellion : « desde hace años » et c’est lorsque les Espagnols ont réussi à dominer complètement la tribu que la lettre a été trouvée. La remise de la lettre au gouverneur Ovando a pu avoir lieu entre 1502 et 1509.

Des références au contexte historique rappellent que la lettre fictive de Diego est bien écrite en 1515. À cette époque, la Couronne espagnole est depuis quelques années confrontée aux premières grandes critiques contre les exactions commises à l’encontre des indiens. Il s’agit des violentes critiques faites par Montesinos et Las Casas. Diego rappelle qu’il a déjà écrit à ce sujet :

Y Vuestra merced no ignora, por las cartas que yo os he referido a propósito de ello, que no faltan en estas tierras hombres como Fray Antonio Montesinos [...] fray Bartolomé de las Casas que fustigan de palabra a nuestros encomenderos [...]. (Carta, 173)

Le fameux sermon de Montesinos date de 1511. Las Casas fut très marqué par ce sermon. En 1514, il renonça à la encomienda dont il était propriétaire à Cuba et c’est à cette date que débuta sa longue lutte en faveur des indiens qui aboutit à la rédaction de son ouvrage : Brevísima relación de la destrucción de las Indias, écrit à partir de 1539 et publié en 1552.

La lettre fictive de Diego prend soin également de mentionner un fait historique important qui a lieu dans cette période. Il s’agit des lois de Burgos :

[...] las nuevas leyes aprobadas en Burgos, hace poco más de un año. (Carta, 173)

Diego est censé écrire le 7 janvier 1515. On sait que ces lois ont été promulguées le 27 décembre 1512. Au moment où Colón écrit, cela fait bien un peu plus d’un an que ces lois, qui étaient destinées à protéger les Indiens, avaient été élaborées.

105 Le fait que le destin de cette lettre soit étroitement lié à des événements ayant existé, nous rappelle également une fois de plus la dimension historique du temps dans les trois oeuvres de notre corpus. On voit bien ici comment la chronologie fictive rejoint la chronologie historique, dans la mesure où l’auteur se livre à une historicisation de la fiction telle que la définit Paul Ricœur81

. Cette insertion d’événements historiques ou de personnages historiques, comme on l’a vu, participe également de ce que Isabelle Durand-Le Guern82 nomme, à propos du véritable premier roman historique, Ivanhoé de Walter Scott, « l’historicité » de la fiction. Le temps de l’histoire des personnages est donc en rapport étroit avec un temps référentiel historique attesté que l’auteur ne cesse d’évoquer et dont l’étude fera l’objet d’un chapitre ultérieur.

Le deuxième document de l’épilogue est un ordre qui émane de l’évêque Fonseca, concernant la lettre de Domingo, et daté du 20 Janvier 1516. Le destin de la lettre de Domingo est scellé. Celle-ci sera archivée dans le plus grand secret à partir de cette date :

Yo, Don Juan Rodríguez de Fonseca, obispo de Burgos, visto lo escrito [...] ordeno se archive esta carta en secreto y que el olvido la guarde. (Carta, 175)

Dans Mi nombre, Dana dit que la lettre a été mentionnée par Las Casas dans son Histoire des Indes qui, on le sait, a commencé à être écrite en 1539 :

Fray Bartolomé de las Casas, cuya familia estuvo muy unida a Cristóbal Colón, se había referido ya en varias ocasiones a esa carta, la había citado en la Historia de las Indias [...]. (Mi nombre, 170)

Ce fait est entièrement fictif mais il permet d’établir un lien virtuel entre le temps référentiel qui est ici un temps historique attesté et le temps de la fiction.

Ensuite, on n’a pas de nouvelles d’elle pendant quatre siècles, puis elle est censée réapparaître, comme on l’a vu, dans les Archives générales de Simancas. Ensuite, toujours d’après la fiction, cette lettre est publiée à l’occasion du cinquième

81

Paul Ricoeur, Temps et récit 2, la configuration dans le récit de fiction, Paris, Seuil, col. Points Essai, 1984, p. 187.

82

106 centenaire de la Découverte et Dana, l’héroïne de Mi nombre a accès au précieux document :

[...] por eso leí con interés la edición de la carta de la Villa de la Navidad que se publicó con motivo del V centenario del descubrimiento. (Mi nombre, 170)

Ceci crée le lien entre le roman Carta et Mi nombre. Les deux histoires, celle de la lettre et celle de Dana se rejoignent. Ce qui assure une fois plus la cohérence à la fois temporelle et thématique entre les deux derniers romans de la trilogie.