• Aucun résultat trouvé

Vers une coïncidence entre récit et histoire 1 Une coïncidence formelle 1 Une coïncidence formelle

Conclusion partielle

B. L’ordre chronologique respecté

2. Vers une coïncidence entre récit et histoire 1 Une coïncidence formelle 1 Une coïncidence formelle

Par nature, un journal de bord respecte l’ordre des événements narrés puisqu’il est écrit au jour le jour. Le roman Carta a la forme d’un récit épistolaire. Le roman épistolaire est « une forme de discours qui se fonde sur un schéma de communication mettant en scène un destinateur et un destinataire amenés à échanger des lettres en raison de l’absence qui les sépare97 ». Domingo est séparé de son frère qui est resté en Espagne. Il lui raconte ce qui lui arrive en écrivant une lettre. Mais il s’avère que la communication est impossible car les lettres ne parviennent pas au destinataire. Il n’y a donc aucun échange de correspondance. Le

96

Vincent Jouve, Poétique du roman, Armand Colin, Paris, 2010, p. 49.

97

133 récit s’apparente plutôt à un journal intime comme le stipule le personnage lui- même :

[...] estos papeles [...] han terminado por parecer más un diario de a bordo que una carta [...].(Carta, 132)

La posture du narrateur Domingo ressemble ainsi beaucoup à celle de Bird et de Diego, qui racontent leur histoire au jour le jour. Dans Mi nombre, le livre lu par l'héroïne Dana, correspond au journal de bord d'un métis Diego Atauchi. On s'aperçoit également que dans Converso, qui n’est pas un récit épistolaire, le personnage de Bird, qui est en train d'écrire ses Mémoires, se retrouve dans la même situation que celui qui écrit une lettre ou un journal de bord. Fréderic Calas souligne le rapprochement entre ces types d’écriture, « cette coïncidence entre faits racontés et récit vient de la forme utilisée pour écrire. Roman-mémoires, journal intime, et récit épistolaire sont des formes voisines98 » Pour raconter son histoire, le narrateur se dédouble. Le personnage devient deux personnages : le personnage qui écrit et se décrit en train d’écrire et le personnage qui fait toutes les autres actions. C’est la mise en abyme nécessaire que l’instance narrative se doit d’instaurer au préalable pour donner la piste de lecture au lecteur :

Es ese momento, al calor de la hoguera, el que estoy aprovechando ahora para escribirte estas palabras como primer poblador de las Indias. (Carta, 19)

Y si bien nunca llegué a terminar aquella carta, tales recuerdos han terminado por convertirse en la fuente de la que beben las páginas que ahora escribo. (Converso, 301)

Yo aprovecho los descansos de nuestro viaje para componer esta relación […]. (Mi nombre, 287)

Le narrateur s’exprime au présent et affirme ici son statut de narrateur homodiégétique. Il est présent comme personnage dans l’histoire. Mais il est aussi appelé narrateur autodiégétique car il est le héros.

À chaque fois que le narrateur fait allusion à cette situation d’énonciation, c’est-à-dire à ce statut d’écrivain à l’intérieur de l’histoire, il y a coïncidence entre temps du récit et temps de l’histoire. C’est ce statut qui lui permet de pouvoir

98

134 raconter certains événements à l’instant même où ils se produisent et alors qu’il assiste à leur déroulement. Il s’agit du discours simultané.

2.2 Le discours simultané ou comment atteindre le degré

zéro ?

Le discours simultané permet d’atteindre le degré zéro dont parle Genette. Deux cas de figure se dessinent dans notre corpus. Ou bien le narrateur décrit des événements tels qu’ils se présentent, en direct ou avec un léger différé, ou bien, il les décrit au présent alors qu’ils se sont déjà produits au risque de créer une invraisemblance temporelle. Ces deux types de coïncidences temporelles sont au service de la tension narrative.

2.2.1 Un témoin qui décrit

Dans les deux romans Carta et Mi nombre, les actions sont décrites par le personnage-témoin parfois très peu de temps après leur réalisation ou quasiment en même temps, c’est-à-dire en direct ou en léger différé ; ce qui renforce la tension dramatique. Présent et passé composé alternent :

Acabo de oír unos gritos cerca de la estacada. Son voces de indios. Algo sucede y no creo que sea bueno. (Carta, 169)

Ha sonado un disparo de culebrina. Deberíamos habernos refugiado en el fuerte. Adiós, hermano, ya no hay tiempo. Ha llegado el momento de que nosotros, los bárbaros, seamos expulsados del Paraíso... (Carta, 170) Y mientras llegamos a lugar seguro, donde mantenernos al abrigo de las iras de los españoles, yo aprovecho los descansos en nuestro viaje para componer esta relación […]. (Mi nombre, 287)

Les exemples que nous citons de Carta se situent à la fin du roman à un moment de grande intensité dramatique et narrative car il s’agit, d’une part, des derniers instants du héros et, d’autre part, du moment où la voix narrative va s’éteindre. L’exemple extrait de Mi nombre, correspond à l’un des rares moments où l’instance narrative se fait connaître. Dans ces trois exemples, l'imminence du danger renforce le dramatisme de la scène racontée au présent et au passé composé,

135 comme on le voit dans les verbes suivants : « Acabo », « son », « sucede », » ha sonado », « llegamos », « aprovecho » Dans les phrases au présent, le temps du récit et celui de l’histoire se rejoignent. Le narrateur décrit la scène comme s’il était en train d’écrire un reportage dans lequel il est aussi acteur. Le présent de narration confère une intensité dramatique au récit et le rend ainsi plus vivant et plus proche du lecteur. Celui-ci suit les événements comme s’il regardait un reportage à la télévision en direct. Et nous sommes dans ce cas proche du récit cinématographique :

Le reportage radiophonique ou télévisé est évidemment la forme la plus immédiate de ce type de récit, où la narration suit de si près l’action qu’elle peut être considérée comme pratiquement simultanée, d’où l’emploi du présent […]99.

En revanche, un décalage subsiste, dans les phrases au passé composé. La phrase « ha sonado » renvoie à un fait passé mais qui est tout récent. Celui-ci a un impact dramatique sur le temps de l'écriture. Le conteur n’a bientôt plus la possibilité d’écrire car le temps lui est compté : « ya no hay tiempo ». De la même façon, le narrateur de Relación de la guerra del Bagua, se trouve dans la même situation que le narrateur de Carta. Il narre les événements dont il est le témoin et l’acteur, en même temps qu’ils se produisent : « Y mientras llegamos, yo aprovecho los descansos de nuestro viaje para componer esta relación ». Mais il ne peut écrire que si les circonstances le permettent. Une accalmie dans l’action lui donne l’occasion de se mettre à écrire « componer ». Il doit aussi bénéficier d’en endroit sûr, « lugar seguro ».

2.2.2 Le degré zéro au prix d’une distorsion temporelle

Dans quelques passages, la fusion entre le personnage-acteur et le conteur aboutit à une invraisemblance temporelle, ce qui donne à la scène toute son intensité dramatique. Le narrateur emploie alors le présent pour raconter des événements tragiques auxquels il a participé, alors que ceux-ci se sont déjà produits au moment où il les raconte. Il emploie le présent pour décrire des scènes qui devraient être décrites au passé simple :

99

136

Esta relación […] que he seguido escribiendo durante la larga marcha de nuestra huida hacia el corazón de nuestra selva. Una selva que aún no concluye y que ya no es de ayer sino de hoy mismo, de ahora, de este presente terrible que vivimos gobernado por el miedo. Descendemos gritando […] Descendemos […]. (Mi nombre, 286)

Tres jornadas hace que llueve sin pausa y seguimos río arriba […]. Día y noche hay nubes de mosquitos que nos martirizan […] apenas si descansamos […]. Yabogué ha preparado una arcilla con hierbas […]. (Carta, 88)

Dans Mi nombre, la répétition du verbe « descender » au présent renforce la tension narrative. Cette descente ne paraît pas avoir de fin et l’emploi du présent de narration renforce cette impression. En décidant de ne pas employer le passé simple qui est le temps qui indique une action révolue, le narrateur atteint à nouveau ce « degré zéro » mais au prix d’une distorsion temporelle. Le recours au présent de narration est aussi significatif dans Carta. Certains passages qui décrivent la longue descente du fleuve Yaqui à bord d’une pirogue sont au présent : « seguimos río arriba » alors que la situation d’écriture ne permet pas de le faire, car le narrateur est censé écrire au coin du feu, chaque nuit. Dans ce cas, à nouveau, comme nous l’avons vu précédemment, le narrateur se place au plus près de la scène racontée comme s’il était un reporter en train de commenter un reportage ou un personnage en train d’écrire une lettre qui narre les faits au moment où ils se produisent. Frédéric Calas qui s’intéresse au récit épistolaire se réfère aux vertus du temps présent qui permet de créer cet effet de « direct » comme au théâtre :

La saisie immédiate d’un sujet par lui-même est rendue par la temporalité, en l’occurence le présent de l’indicatif. Les Lettres de La nouvelle Héloise tendent au compte rendu instantané et contemporain de l’événement vécu. Cet effet de direct efface toute différence entre le discours narratif et l’univers représenté100.

L’effet produit sur le lecteur est étonnant. La tension dramatique est forte. Le lecteur a l’impression d’assister à la scène. Ce que déclare Frédéric Calas peut s’apliquer à ces deux passages de Mi nombre et Carta qui sont au présent :

L’usage du présent dans la forme épistolaire romanesque donne à l’imaginaire du lecteur la caution formelle du réel. Il cherche toujours à rendre l’actualité du sentiment, de l’action, de l’idée ; à la limite, il transcrit des affirmations vérifiables dans l’instant même de l’énonciation et se trouve

100

137

investi d’une valeur ontologique. C’est en effet la conjugaison de la spontanéité de l‘écriture et de la spontanéité du sentiment dans le présent qui assure l’authenticité de la narration épistolaire101.

Quand le passé simple est à nouveau employé, la tension retombe :

Cuando nos adentramos en tamaña cueva, tal parecía que atrás dejábamos la vida. (Carta, 89)

Dans Carta, dans cette même page 89, quelques lignes plus loin après le passage au présent de narration, le récit est à nouveau au passé simple : « nos adentramos ».