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Comme le dit Kaufman (2004), « l’entretien dans les sciences humaines et sociales a déjà une longue histoire. Son origine est multiple : enquête sociale du XIXe siècle, travail de terrain des ethnologues, entretiens cliniques de la psychologie. Et il s’inscrit aujourd’hui dans une vaste nébuleuse de pratiques plus ou moins proches des critères scientifiques : études de motivation, interviews journalistiques, etc. De cette histoire très riche deux éléments peuvent être soulignés. Premièrement une tendance à accorder davantage d’importance à l’informateur. À l’entretien administré comme un questionnaire s’est progressivement substitué une écoute de plus en plus attentive de la personne qui parle […] Deuxièmement, et ceci brouille les cartes : la variété des méthodes est grande. Chaque enquête produit une construction particulière de l’objet scientifique et une utilisation adaptée des instruments : l’entretien ne devrait jamais être employé de la même manière » (Kaufmann, 2004 : 14-15).

2.2.1 Les différents groupes d’informateurs

Dans ce travail, des entretiens ont été réalisés auprès de divers acteurs. Ces derniers peuvent être mis dans les catégories suivantes : a) migrants et étudiants étrangers ; b) migrants

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responsables d’associations de migrants ; c) migrants commerçants dans le quartier Garrido Norte c) Espagnols habitants du quartier Garrido Norte, et d) Espagnols employés dans les institutions en contact avec les migrants. Les objectifs des entretiens avec ces différents acteurs n’étaient pas les mêmes. Ainsi, une grille différente a été établie pour chaque catégorie (voir annexes). Pour les entretiens avec les migrants et les étudiants étrangers, la trajectoire migratoire a constitué le fil conducteur de la conversation. Avec les responsables d’associations de migrants, les objectifs étaient de reconstituer l’histoire migratoire du groupe d’une part, et de saisir la dynamique de l’association d’autre part. Pour les entretiens avec les migrants commerçants à Garrido Norte, l’accent a été mis sur les stratégies commerciales. Quant aux entretiens réalisés avec les Espagnols du même quartier, j’ai cherché à avoir des informations sur l’histoire du quartier et sur les dynamiques de sociabilité. Enfin, pour les entretiens avec les Espagnols employés dans des institutions en contact avec les migrants, l’objectif était de 1) recueillir de l’information générale sur l’institution et sur la situation migratoire dans la ville, 2) comprendre comment les migrants utilisent ces instances.

Les grilles d’entretiens ont été élaborées avant leurs passations, cependant elles ont légèrement évolué au cours de l’enquête. Les grilles ont été considérées comme un guide pour faire parler mes interlocuteurs. Ainsi, lors des entretiens, je n’ai regardé la grille que de temps à autre et, surtout, je n’ai jamais lu les questions. La formulation des celles-ci a alors pu différer d’un entretien à un autre. Cette méthode a permis de donner un certain ton à l’entretien : il s’agissait plus d’une conversation autour d’un thème que la simple réponse à des questions. La dynamique des entretiens a beaucoup varié en fonction des personnes interrogées. Certains n’ont pas été très loquaces et de nombreuses relances, plus ou moins réussies, ont dû être effectuées. D’autres ont été plus bavards, ce qui a permis de donner un caractère approfondi à l’entretien. En négociant l’acceptation de la présence du

magnétophone, j’ai souligné l’anonymat des données22, j’ai précisé que j’étais la seule

personne qui allait écouter la bande et j’ai souvent proposé un exemplaire de l’entretien retranscrit. La plupart des personnes interviewées ont accepté l’enregistrement. Lorsque les informateurs ont refusé, j’ai pris des notes. Les données non-enregistrées sont toutefois moins riches que celles issues d’entretiens enregistrés. Les entretiens ont été réalisés en espagnol ou en français.

Ce sont les entretiens réalisés avec les migrants et les étudiants étrangers quiont été les plus denses. Ce sont aussi ces personnes que j’ai suivies dans la durée. J’ai avec eux, pour

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reprendre les termes de Kaufmann, « pris le temps de plonger dans les histoires personnelles, de susciter des confidences, de fouiller le passé : la richesse du matériau est dans la complexité de la chair biographique » (Kaufmann, 2004 : 15). Dans les lignes qui suivent, nous verrons plus en détail les procédés mis en œuvre pour reconstituer finement les trajectoires migratoires des informateurs et identifier minutieusement la formulation et la reformulation du projet.

2.2.2 La construction du récit

Tout d’abord, les entretiens et les observations réalisés avec et parmi les migrants ont été complémentaires. Comme le dit Becker, « une personne peut dire ou faire quelque chose, soit en étant seule avec l’observateur [comme dans le cadre d’un entretien formel], soit en présence d’autres membres du groupe. La puissance probatoire de l’observation de comportement dépendra de la probabilité d’être observé dans les deux situations. Dans un cas, l’informateur présente solo des discours et des comportements qui reflètent fidèlement son point de vue, mais qui n’auraient pas été inhibés par la présence du groupe » (Becker, 2003 : 354). L’informateur peut également construire un discours erroné lors de l’entretien formel, soit un discours qui ne peut pas être, généralement, tenu en présence du groupe. La situation familiale ou juridique ou la manière dont la personne est venue en Espagne sont des exemples d’informations que certains m’ont dissimulées lors de l’entretien formel. Puis, en passant du temps avec ces mêmes personnes plus tard et dans des contextes autres, certains m’ont avoué « ne pas avoir dit la vérité », d’autres ont « oublié » le premier discours et ont ouvertement parlé, à moi ou aux compatriotes, de leur(s) femme(s) au pays, de leur situation irrégulière, de la traversée en pirogue… Ces observations s’inscrivent plus largement dans la construction sociale du discours et conduit, encore une fois, le chercheur à s’interroger sur son statut; à décrypter les raisons qui ont pu amener l’informateur à construire un discours plutôt qu’un autre.

Comme le montre Bertaux, « pour parvenir à généraliser dans l’étude de la formation des trajectoires biographiques, il faut réduire le champ de l’observation à un type particulier de parcours ou de contexte ». Dans cette thèse, ce type particulier de parcours est donc les

parcours migratoires. Pour qualifier ces parcours, je mobilise également les notions de

trajectoires migratoires et de carrière (Becker, 1985). Par un raisonnement longitudinal, soit des récits de vie, j’ai ainsi cherché à reconstituer les successions temporelles de mobilité,

d’événements, de situations, de rencontres, de projets, soit une approche qui prend en compte, nous le savons, le sens que les individus donnent à leurs expériences.

On part, on ne sait pas toujours où l’on va, mais le départ est généralement lié, on le sait, à un désir d’amélioration de conditions de vie. Puis, tout au long de l’expérience migratoire, le projet prend forme. Lors de mes entretiens, je n’ai alors jamais débuté par la question « pourquoi es-tu parti ? », mais plutôt par la formulation suivante : « Quand tu es parti de chez toi, où pensais-tu aller ? » Suite à cette question, j’ai pu reconstituer la trajectoire du migrant et, ainsi, identifier les espaces parcourus, les rencontres qui ont eu lieu, la position occupée (mobilité familiale, professionnelle, sociale, résidentielle, juridique….) et la formulation et la reformulation du projet, caractérisé, je le rappelle, par un continuum temporel et une redéfinition constante. Je m’aligne sur les propos de Ma Mung (2009) qui avance que ce n’est pas le projet migratoire qui déclenche la migration, mais l’action de migrer qui déclenche le projet. Le projet a ainsi constitué un fil directeur lors des entretiens avec les migrants.

Tableau 3: Tableau récapitulatif des lieux de l’enquête à Salamanque et les outils de l’enquête

Lieux Détails Outils d’enquête

La scène commerçante ethnique

Commerce ambulant - Le marché hebdomadaire

- La vente informelle en dehors du marché

- Observation, conversations informelles, entretiens formels avec les vendeurs en dehors du cadre du marché - Observation, conversations

informelles

Commerce sédentaire - Les commerces ethniques à Garrido Norte

- Observation, conversations informelles, entretiens formels et/ou passation d’un questionnaire auprès des commerçants

L’espace public

La rue, les parcs, les squares… - Parc Carrefour - Parc Jesuitas - Autres

- Observation - Observation - Observation

Les cafés et les bars

autour de la Plaza Mayor - Les cafés et les bars dans le reste de la ville (sauf Garrido Norte)

- Observation

La scène institutionnelle

Les ONG - La Croix Rouge

Accueil immigrés

Centre hébergement d’urgence

Centre des dépendants à la drogue ou à l’alcool

- Caritas

- Salamanca Acoge

- Entretien formel avec la responsable du programme, une assistante sociale et un médiateur culturel

- Visite guidée du centre et conversations informelles avec les utilisateurs

- Conversations informelles avec la responsable du programme

- Entretien formel avec la responsable du programme - Stage de six semaines au

Centre Interculturel, conversations informelles avec les utilisateurs et les autres volontaires

- Entretien formel avec la responsable du programme et une assistante sociale

Les associations de migrants - L’association des Marocains

- L’association des

Sénégalais

- L’association des Latino-américains - L’association des Argentins - L’association des Péruviens - L’association des Boliviens - L’association pour le développement de

- Entretien formel avec le président de l’association - Entretien formel avec le

président de l’association à deux reprises plus de nombreuses conversations informelles

- Participation à la fête annuelle et au Grand Magal. - Entretien informel avec le

président remplaçant - Participation à une réunion - Entretien formel avec le

président de l’association et avec le comptable

- Entretien formel avec le président de l’association - Entretien formel avec le

président de l’association - Observation dans le parc de

rencontres des Boliviens - Entretien formel avec le

Mecke (Sénégal) de l’association), conversations formelles lors de situations multiples, conversations téléphoniques à l’initiative du président, participation à une réunion

Autres - Centre d’hébergement El Padre Antonio

- La Casa de los Pobres

- Centre des services

sociaux à Garrido Norte

- Entretiens formels avec le responsable et avec des migrants habitants du centre - Observation et conversations

formelles avec les utilisateurs lors d’une visite au centre - Entretien formel avec une

employée du centre, recueil de données écrites

Au domicile - Domicile des

informateurs - Domicile propre - Entretiens formels, conversations informelles, observation participante - Entretiens formels, conversations informelles, observation participante 3 Sources statistiques

Si mes données sont essentiellement de types qualitatifs, cette thèse comporte également quelques sources quantitatives : comme je l’ai déjà mentionné, un questionnaire a été réalisé auprès de l’ensemble des migrants commerçants recensés dans le quartier Garrido Norte et je me suis appuyée sur les données chiffrées des principales sources espagnoles en ce qui concerne les migrations.