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Comme l’avance Bertaux (2005), une fois les récits recueillis, « on dispose de toute une série de témoignages sur le même phénomène social. La mise en rapport les uns avec les autres permet […] d’isoler un noyau commun aux expériences, celui qui correspond à leur dimension sociale, celle que l’on cherche précisément à saisir » (Bertaux, 2005 : 41). Pour ce faire, j’ai fait le choix de retranscrire intégralement la majorité des entretiens enregistrés. Retranscrire l’intégralité des entretiens permet de faire parler la totalité du matériau et de relever des éléments qui au premier abord ne semblaient peut-être pas significatifs. Le choix de tout retranscrire se justifie également par les propos de Bertaux à ce sujet : « La retranscription partielle pose un problème spécifique : elle nécessite de toute façon une première écoute intégrale sur une platine à compteur fiable, pour repérer les passages à ne pas retranscrire dont on noterait le thème et les contenus. Or, il s’avère qu’on passe à peu près autant de temps, sinon plus, à décider des passages à éliminer qu’on en aurait mis à les retranscrire (Bertaux, 2005 : 69).

Pour l’analyse des entretiens, j’ai dans un premier temps effectué un travail important au niveau de l’annotation sur les entretiens même. J’ai ainsi souligné et noté tout ce que j’ai trouvé intéressant. Ce travail a servi à classer l’information par thèmes d’une part, et de retrouver la structure diachronique du récit d’autre part.

Le récit de vie est une production discursive, c’est-à-dire que le sujet fait un effort pour raconter une histoire vécue. Les modes d’analyse du récit doivent par conséquent respecter cette caractéristique. Bertaux (2005) distingue, entre le parcours biographique et le récit qui le raconte, « un niveau intermédiaire, celui de la totalisation subjective (toujours en évolution) de l’expérience vécue. Elle constitue l’ensemble des matériaux mentaux à partir desquels le sujet cherche à produire un récit. Elle est faite de souvenirs, mais aussi de leur mise en perspective, de réflexions et d’évaluations rétrospectives. Mémoire, réflexivité, jugement moral y contribuent ensemble, ainsi que les autres facultés intellectuelles du sujet,

ses "équipements" culturels et son idéologie, sa vision du monde et de sa place dans le monde » (Bertaux : 2005 : 71). Ceci dit, indépendamment dont la façon dont l’informateur

raconte son parcours, ce dernier contient, inévitablement, un certain nombre d’événements

qui ont marqué le parcours, soit « le noyau stable autour duquel se développe nécessairement la construction du récit qui s’édifie par "mise en intrigue", comme le dit Ricœur dans Temps

et récit, de ces événements centraux […] S’agissant de la véracité des récits de vie,

l’hypothèse la plus plausible est que non seulement ces événements, mais leur ordre temporel ont été mémorisés correctement par le sujet et qu’il est capable de restituer dans son récit non seulement les événements, mais cet ordre » (Bertaux, 2005 : 73-74). Ce dernier ne se fait cependant pas de façon linéaire, le récit saute en avant, revient en arrière, prend des chemins de traverse… C’est donc par une analyse en profondeur sur le récit lui-même que j’ai pu reconstituer la structure linéaire du récit. Si cette structure reconstituée peut présenter quelques décalages par rapport au parcours lui-même (décalages liés à des erreurs de mémoire, dissimulations volontaires, etc.), ceux-ci sont souvent repérables sous formes d’incohérences (incohérences dans l’entretien lui-même ou incohérences repérées suite au croisement, déjà mentionné, avec les données recueillies dans d’autres contextes tels l’observation). De toute façon, comme le stipule Bertaux (2005), ces éventuels écarts sont généralement minimes : « Il nous paraît […] beaucoup plus plausible de présupposer une bonne correspondance, que de postuler que le récit de vie déformerait la structure diachronique du parcours biographique au point de la rendre méconnaissable » (Bertaux, 2005 : 74).

Avec l’importance accordée aux projets des migrants, il a donc fallu procéder par un travail, à partir du manuscrit retranscrit, au niveau de la reconstitution précise des enchaînements de rencontres, de situations, d’événements et d’actions afin de comprendre les mécanismes sociaux de la formulation et de la reformulation du projet migratoire, d’articuler processus collectifs de changement social (comme, par exemple, les régularisations massives, les crises économiques…) et parcours individuels ou familiaux. On note que la majorité des migrants interviewés avaient en tête un très grand nombre de dates relatives à leur parcours, certains m’ont même montré un cahier avec les dates notées : date précise du départ ; date de l’arrivée dans un tel ou tel pays, date de l’obtention de la première carte de séjour, de la carte de séjour permanente, dates du dernier séjour au pays… Ceci a, dans une certaine mesure, facilité la reconstitution linéaire du parcours certes, mais a également donné une idée de la notion de temps chez les migrants. Des phrases du type « j’ai fait un an et deux mois en

Espagne » ou « ça fait cinq ans et demi que je n’ai pas vu ma famille » sont, à titre d’exemples, particulièrement récurrentes dans les conversations informelles avec les migrants. Les principales difficultés au niveau de l’analyse des récits de vie ont concerné les « zones blanches » (périodes non évoquées, manque d’informations sur un élément cité…) et les incohérences identifiées. Dans la mesure du possible, j’ai essayé d’avoir plus d’informations sur ces périodes/éléments/incohérences lors de rencontres postérieures. Je suis cependant restée discrète, surtout au niveau des incohérences : le rôle du sociologue n’est pas celui de « pénétrer par effraction dans la vie privée de sujets » (Bertaux, 2005). Nonobstant, plutôt que de passer trop de temps à combler ces « trous », j’ai surtout cherché pour quelle raison, subjective ou non, le sujet ne s’est pas attardé sur un événement particulier, ou pourquoi une information « erronée » a pu être émise. Une telle analyse ouvre également vers des pistes de réflexion particulièrement riches.

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Ce deuxième chapitre avait pour intention de présenter et questionner mes démarches méthodologiques. Comme le dit Mohai (2008), « un curieux silence pèse en effet sur le terrain » (Mohai, 2008 : 11). Si de nombreux auteurs l’évoquent, c’est plus pour le définir que pour rendre compte des conditions de production du savoir socio-anthropologique. Pour sortir de ce « silence », j’ai dans ce chapitre mis l’accent sur l’expérience relationnelle de l’enquête de terrain. De ce contexte particulier, on retient la nécessaire auto-interrogation constante du chercheur concernant son statut et sa place sur le terrain, « soit une démarche ouverte autant sur soi que sur l’autre d’un bout à l’autre de sa démarche, dans sa pratique comme dans ses élaborations théoriques » (Mohai, 2008 : 286).

Dans la partie suivante, nous verrons les résultats issus de ce travail de terrain fin auprès d’un échantillon d’informateurs restreint. À partir d’une description profonde, cette

Thick Description évoquée au début du chapitre, il s’agit de donner une signification sociale

aux « miettes de la vie quotidienne », expression employée par Bonicco (2006) en faisant référence à Goffman, et de tirer des conclusions pouvant être généralisées pour d’autres migrants, voir pour d’autres villes espagnoles.

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L’objectif de ce chapitre est de contextualiser la situation migratoire en Espagne. Encore pays d’émigration dans les années 1980, l’Espagne est aujourd’hui parmi les premiers pays récepteurs de migrants dans le monde. Nous tenterons alors de comprendre cette transition migratoire, ses réponses politiques et, par là, les logiques de mobilités dans l’espace migratoire espagnol30.

1 L’ÉTAT ESPAGNOL ET SA POLITIQUE MIGRATOIRE. QUELLE