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Concernant les observations, j’ai tenu un carnet de terrain. C’est généralement après avoir observé une rencontre, un événement ou un contexte particulier que le carnet a été rempli. Se présenter avec un cahier et un stylo sur le terrain ne s’inscrit habituellement pas dans cet ordre naturel de l’interaction que j’ai essayé d’établir. Le carnet a constitué une sorte de journal (« qu’est-ce que j’ai fait et qu’est-ce que j’ai observé ce jour là ? ») ou, comme le disent d’Arborio et Fournier (2005), des « notes repères » :

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« Le dilemme entre observer et noter amène tout d’abord à renoncer dans un premier temps à son envie de tout noter et à donner à ses notes une forme « finie », les rendant prêtes à être mobilisées dans l’écriture argumentative finale. C’est du moins le cas des premières notes, celles qui sont prises sur le vif : elles ne servent souvent que de repères, lors de la rédaction du compte rendu détaillé, pour se remémorer quelques événements marginaux, tel comptage ou telle parole entendue. Les documents ethnographiques collectés participent de la même façon à ce travail de remémoration. On se propose de désigner ces notes comme notes repères » (Arborio, Fournier, 2005 :

54).

Pour Arborio et Fournier (2005), « ces documents ne sont pas destinés à être utilisés tels quels dans le compte rendu final, mais constituent un matériau de base pour l’analyse » (Arborio, Fournier, 2005 : 56). Pour ces deux auteurs, les notes peuvent être classées dans

différentes catégories : notes descriptives (description de lieux, rencontres, récits

d’événements, d’interactions) ; réflexions personnelles (impressions personnelles, comme les difficultés rencontrées, permettant de suivre l’évolution de l’enquête) ; notes prospectives (les pistes à suivre, à vérifier, des textes à lire, les hypothèses) et notes d’analyse (c’est-à-dire les premiers éléments d’analyse, proches des notes prospectives). Pour illustrer ces catégories de notes qui, de toute manière, s’entremêlent, ici quelques extraits du carnet :

Notes descriptives : Vendredi 11 mai 2007 : Au centre je rencontre R, Marocain, arrivé en janvier avec un faux contrat dans le ménage qu’il a payé 6000€. « On fait des prêts » dit-il. C’est sa copine marocaine déjà sur place qui lui a trouvé le contrat. Son père voulait qu’il aille en France ou en Belgique. Il lui a dit que l’Espagne c’était bien, ne lui a pas dit que c’était pour rejoindre sa copine. Arrivé à Salamanque sa copine met terme à la relation. Il croyait que Salamanque était dans la banlieue madrilène […]

Réflexions personnelles : Jeudi 5 avril 2007 : Je prends un taxi pour le quartier San Jose où j’ai RV avec le responsable de l’association des Nigérians […] Une fille nigériane m’attend dans les escaliers avec un regard très sceptique. Je me demande alors où je suis. Je dis que j’ai RV avec M. La fille dit que M n’habite pas là, mais que c’est son père. Je dis que nous avions pourtant fixé un RV là et que j’ai eu Monday par téléphone. Elle me demande quand et je dis « il y a deux ou trois jours » ; elle me dit d’entrer. Je ne me sens pas à l’aise […] Pourquoi a-t-il fixé le RV chez sa fille et non pas chez lui et sa femme, que j’ai également eue au téléphone ?

Notes prospectives : Dimanche 1er avril 2007 : Arrivée dans mon appartement, je rencontre mon colocataire japonais. Il est en Espagne depuis deux ans (trois ans dit-il plus tard) […] Il va dans des écoles de langues privées. En ce moment il va dans « la moins chère » et a deux heures de cours par jour. A côté il vend des chaussures pour le Japon : il a une page web

destinée aux Japonais qui souhaitent acheter des chaussures de la marque Camper (marque espagnole). Les clients passent une commande par son site, il reçoit la commande et va dans des magasins à Salamanque chercher les chaussures et les envoie au Japon. Piste : le fait de s’inscrire dans une école de langue permet d’avoir un visa étudiant. Stratégie ?

Notes d’analyses : Dimanche 8 avril 2007 : […] À 19h j’ai RV avec M à la Plaza Mayor. Il a aussi RV avec A, un Espagnol né à Madrid de père espagnol et de mère portoricaine […] M veut aller dans un « locutorio » appeler. On y voit leur ami marocain (qui d’ailleurs était au marché ce matin) qui se joint à nous […] A ne sait ni de quel pays vient M, ni s’il a ses papiers. Il dit le connaître depuis un mois […] Qu’est-ce qui fait lien dans ce groupe ? Le fait qu’ils ne travaillent pas ? Que font-ils réellement ensemble ? C’est du passe-temps ou des projets ?

Comme l’écrivent Arborio et Fournier (2005), « ces différents types de notes se trouvent en proportions variables selon le type de situation dont on veut rendre compte, selon l’avancée du travail de terrain » (Arborio et Fournier, 2005 : 59). Les exemples du carnet ci-dessus sont issus du premier séjour à Salamanque dans le cadre de la thèse. Ces notes comportent alors moins d’éléments d’analyse que celles issues des séjours suivants.

La première phase de l’analyse des données est celle de la relecture du carnet : en relisant les premiers écrits, des souvenirs reviennent et des nouvelles réflexions surgissent. Ceux-ci ont alors été notés à part ou sur le carnet avec une couleur distincte. Puis, dans un deuxième temps, il a fallu systématiser les données (groupement par thèmes, par informateurs…) pour, enfin, les « faire parler » de manière sociologique. Pour ce faire, on peut distinguer trois manières d’articuler matériaux et analyses : la description ordonnée, soit une description très précise qui ne peut-être faite qu’après des observations répétées dans le temps, ouvrant vers une analyse plus générale ; le raisonnement illustré par des exemples, distingués typographiquement du reste du texte (comme les citations longues d’entretiens) et

les longues scènes commentées, accompagnées d’éléments de contextualisation, les éléments

biographiques… (Arborio et Fournier 2005 : 105-106). Ces trois modes d’expositions s’inscrivent tous dans la thick description de Geertz, invitant à une écriture bien spécifique : celle de « l’anthropologue comme auteur »29.

Les principales difficultés touchant à l’analyse des données issues des observations ont concerné l’ampleur du matériau et le passage à l’écriture finale. Comme le dit Arborio et Fournier (2005), « le chercheur éprouve toujours, à certaines étapes du travail, le sentiment

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que "les matériaux parlent d’eux mêmes" et que toute analyse focalisée sur tel aspect ou tel événement réduit beaucoup ce qui a été observé » (Arborio et Fournier 2005 : 104). C’est surtout par l’étape intermédiaire de profonds comptes-rendus de terrain, rédigés après chaque séjour, que je suis peu à peu sortie d’une « restitution fascinée » (Farge, 1989, cité par Arborio et Fournier 2005 : 104) au profit d’une interprétation sociologique des données ; c’est-à-dire les nommer, les catégoriser et les théoriser (Sall, 2007 : 115).