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Le cas des femmes et des étudiants dans les travaux existants

C’est depuis peu que les travaux sur les femmes en migration connaissent d’importantes avancées : les études sont plus nombreuses, plus diverses et scientifiquement en progrès, notamment avec le passage de femmes en migration á celui de genre et migration.

Aujourd’hui, il existe un grand nombre d’études où la femme et le projet migratoire occupent une place centrale. Nous verrons ici quelques-unes d’entre elles.

Dans une perspective de genre, Izquierdo Escribano (2000) s’est intéressé au projet migratoire de 1 981 sans papiers en Espagne. L’auteur définit le projet migratoire comme « disposition d’esprit qui couvre tout le périple » (disposición de ánimo que cubre todo el

periplo) et souligne la remodélisation constante du projet. Izquierdo Escribano identifie trois

éléments qui doivent être pris en compte lorsque l’on s’intéresse à cette notion : le projet de migrer vers une destination définie au préalable, les perspectives d’y rester (ou non), et les perspectives d’un retour éventuel. Sa définition se distingue alors de celle du Collectif IOE, une des premières équipes de recherche espagnoles à s’être intéressée aux migrations à l’œuvre dans la société espagnole, qui réduit le projet migratoire aux seules motivations premières de migrer (Collectif IOE, 1998, in Izquierdo Escribano, 2000 : 2). Izquierdo Escribano montre que la motivation du départ n’est pas identique entre les deux genres. En effet, même si la motivation première est l’obtention d’un travail chez les hommes comme chez les femmes, ces dernières évoquent plus souvent un projet d’études et, surtout, la nécessité d’une stabilité du couple et/ou de la famille. Les hommes, quant à eux, expriment avec plus de fréquence le fait d’avoir plus de liberté (politique notamment) et plus d’argent. Nonobstant, les différences les plus significatives sont observées chez les femmes en termes de nationalités, ce qu’Izquierdo Escribano explique par les caractéristiques socio-démographiques et les origines géographiques de l’échantillon. Ainsi, chez les femmes dominicaines, le regroupement familial est à peine évoqué en tant que motivation première (4.1%). Pour ce groupe, la recherche d’un travail est en effet largement identifiée comme le projet migratoire principal (75.2%). En revanche, c’est chez les Polonaises que la recherche d’un travail est le moins souvent évoquée comme motivation principale (43.2%) et que le regroupement familial est le plus souvent identifié comme la raison du départ (29.7%). De l’étude d’Izquierdo Escribano, qui est, comme beaucoup d’études espagnoles, plus quantitative que qualitative, on retiendra le rôle du contexte (et ici plus particulièrement celui des politiques migratoires) dans la formulation et la reformulation du projet. L’interrogation sur les projets migratoires de migrants originaires de différents pays impliquent en effet un effort important de contextualisation.

Soulignons également le rôle du contexte économique dans le pays d’accueil. Petek-Salom (1998) retrace l’évolution du projet migratoire des ressortissants turcs en France et montre comment la situation économique en Europe à l’époque où ces migrants s’y sont installés (années 1970) a conduit à une redéfinition du projet initial. D’abord venus avec

l’idée, dans un futur plus ou moins proche, de monter un commerce ou acheter une maison en Turquie, ce projet s’est transformé par la concrétisation d’un regroupement familial, la naissance des enfants sur le territoire français, puis l’arrivée de Turquie des épouses de ces enfants…

Le cas des femmes migrantes venues par le biais du regroupement familial mérite quelques réflexions. Les auteurs d’une étude portant sur la grossesse en situation migratoire écrivent : « Lorsque les femmes viennent dans le cadre du regroupement familial, le projet est d’emblée induit par le mari. Cette situation concerne le plus souvent les femmes originaires de l’Afrique du Nord et d’une partie de l’Afrique Noire subsaharienne (Pons et al., 2004 : 194). Peut-on pour autant avancer que ces femmes sont dépourvues de projets ? Selon moi, même si, en effet, l’origine du départ est liée à un regroupement familial (formel ou informel), les femmes venues par ce biais peuvent au cours de l’expérience migratoire définir leurs propres projets. Il peut s’agir d’un désir d’avoir un enfant, de faire des études, de travailler, de retourner au pays… Aussi, des situations contextuelles et/ou relationnelles peuvent avoir des conséquences qui n’étaient pas prévues au départ : divorce, obligation du couple de vivre séparément pour des raisons juridiques ou professionnelles… Voilà des éléments qui me conduisent à souligner la nécessité de ne pas limiter le projet aux intentions de départ, mais à son évolution au cours de l’expérience migratoire. Comme le dit Bouly de Lesdain, « l’examen des projets migratoires au moment du départ offre une vision statique des profils des migrants, éloignée de la réalité. Ainsi, des femmes arrivées avec leur conjoint ou venues le rejoindre en France profitent de leur séjour pour suivre des études, quitte à prolonger la durée de leur séjour au-delà de celle de leurs époux » (Bouly de Lesdain, 1999 : 191).

Un autre groupe de femmes qu’il faut mentionner est celui des prostituées, et plus particulièrement celles qui sont venues par le biais du trafficking, le trafic d’être humains. Peut-on là parler d’un projet migratoire ? Andrijasevic (2005) a étudié le cas de la traite des femmes d’Europe de l’Est en Italie et montre que « les projets migratoires [de ces femmes], qu’ils comportent ou non un contrat de travail sexuel, apparaissent comme des éléments centraux dans les récits que font les interviewées […] Pour ces femmes l’émigration en Italie s’inscrit [donc] dans un projet : sortir de la pauvreté, trouver du travail, retrouver l’estime de soi, échapper aux violences familiales et en définitive rompre avec le sentiment de piétiner dans l’existence. Par conséquent, l’entrée en Italie par le biais de la traite était un moyen d’être mobile et d’émigrer » (Andrijasevic, 2005 : 161-162).

Enfin, une figure particulière de migrants est celle de l’étudiant étranger dont la mobilité est a priori temporaire. Murphy-Lejeune (2003) remarque que l’étude des étudiants

étrangers peut paraître « fort éloignée des migrations souvent dramatiques que peuvent connaître émigrés, immigrés, exilés, réfugiés ou clandestins » (Murphy-Lejeune, 2003 : 11). Cependant, dans une étude sur « l’étudiant européen voyageur », Murphy-Lejeune choisit d’envisager la mobilité étudiante et la migration comme « deux notions s’inscrivant dans un espace de sens commun » car « la décision de partir, l’arrivée dans un nouvel espace, l’appropriation progressive de l’environnement linguistique et culturel, les nouveaux rôles professionnels, la conquête de relations sociales, les transformations identitaires nécessitées par l’effort d’adaptation se retrouvent d’une expérience à l’autre » (ibid.). Ainsi, « considérer les parcours de mobilité étudiants à côté de parcours plus traditionnels permet d’élargir le cadre d’étude. On envisage les trajectoires non plus du point de vue des sociétés réceptrices préoccupées de la présence et de l’intégration potentielle d’arrivants parfois imprévus, mais du point de vue des individus voyageurs au cœur du processus migratoire, leur voix exprimant leur histoire à côté d’histoires similaires » (Berâo, 1999 ; Benguigi, 1997 ; Buijs, 1993 ; Huston, 1999, in Murphy-Lejeune, 2003 : 12).

Salamanque est surtout une ville étudiante qui accueille chaque année un très grand nombre d’étudiants étrangers. Les étudiants occupent en effet une certaine place dans cette thèse. Comment appréhender le projet migratoire de ce groupe particulier ? Bouly de Lesdain, dans un article sur le projet migratoire des étudiantes camerounaises, propose une réflexion sur « les conséquences du projet migratoire initial (poursuivre des études) sur l’attitude des femmes face à l’emploi et son rôle dans les mécanismes de sédentarisation » (Bouly de Lesdain, 1999 : 189). L’auteure montre plus particulièrement que la réussite du projet migratoire estudiantin du départ n’assure pas un retour au pays d’origine car le projet migratoire a pu évoluer au gré des rencontres et des événements. La rencontre d’un conjoint et la constitution d’une famille en constitue un exemple. Le but premier n’est alors « plus de rentrer au Cameroun une fois les études achevées, mais d’offrir à leurs enfants une formation solide. Le projet migratoire se modifie, tandis que l’espace investi se déplace » (Bouly de Lesdain, 2006 : 200). Johanna de Villiers procède par une approche similaire : « Le projet migratoire initial, formulé par le père, est orienté vers l’accumulation d’un capital économique dans l’idée d’un retour au pays d’origine ; avec la stabilisation en Belgique et le regroupement familial, ce projet se modifie et se réoriente vers la réussite sociale des enfants dans l’immigration » (Johanna de Villiers, 2003 : 117). D’autres éléments que ceux mentionnés par Bouly de Lesdain peuvent également redessiner le projet migratoire du départ. La non-réussite des études, une perte du titre de séjour pour diverses raisons ou l’obligation de travailler afin d’assurer un certain niveau de vie en constituent des exemples. Il faut

également mentionner le cas des étudiants qui utilisent la voie des études afin d’obtenir un titre de séjour. En effet, la frontière entre le statut d’étudiant étranger et le statut de migrant est franchissable : on peut facilement basculer de l’un à l’autre. Avec la situation spécifique de Salamanque (ville étudiante) et l’hypothèse selon laquelle les étudiants étrangers sont aussi au cœur d’un processus migratoire où le projet est en constante évolution, nous verrons dans cette thèse les trajectoires de plusieurs étudiants étrangers. Il s’agit de démontrer que les étudiants font eux aussi partie des mobilités contemporaines dont l’Espagne est le théâtre.

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Pour conclure ce premier chapitre, on retiendra que si les travaux sur les dites nouvelles migrations ont permis d’aborder les migrations « autrement » (dépassement de l’approche des migrations ordonnées des années 1970), on peut toutefois se demander si ces travaux n’ont pas tendance à survaloriser la position du migrant. Cette réserve a déjà été évoquée par d’autres auteurs. Potot (2003) avance que même si les migrants parviennent, par des ressources transnationales notamment, à se soustraire à la domination de l’État, cette soustraction n’est que partielle : « La place du migrant reste celle que lui consent la société d’accueil, à la marge des activités dominantes » (Potot, 2003 : 30). Un autre aspect qui me conduit à nuancer l’apport de ces approches est la tendance à focaliser le regard sur les migrants « hypermobiles », donnant le sentiment que cette « hypermobilité » est devenue la forme première d’adaptation des migrants, laissant ainsi de côté tous ceux qui « ne disposent pas des ressources nécessaires (familiales, communautaires, linguistiques, culturelles…) pour bénéficier des avantages de la mobilité, ou tout simplement qui n’éprouvent pas l’envie de se lancer dans ce genre d’initiative » (Hily, Rinaudo : 2002 : 348).

On constate également que la majorité des travaux traitant des nouvelles migrations portent sur la figure du migrant commerçant. Or, les migrants étudiés dans ce travail ne se limitent pas à ce seul groupe. En procédant par une entrée par la ville, il s’agit de saisir la

diversité des dynamiques contemporaines de mobilité, d’identifier différentes figures de

migrants. Commerçants, étudiants ou salariés, ces acteurs sont animés par une même stratégie : une mobilité spatiale permettant une mobilité sociale, soit une dynamique nourrie par un projet migratoire en constante évolution.

   

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L’inscription de cette recherche dans le cadre de la socio-anthropologie m’a incitée à opter pour une méthodologie essentiellement qualitative. Plus précisément, j’ai dans ce travail procédé par l’observation, les entretiens formels semi-directifs (c’est-à-dire des entretiens avec une grille préétablie, généralement enregistrés) et les conversations informelles spontanées (sans grille et non enregistrées). L’étude comprend également quelques sources quantitatives : il s’agit d’un questionnaire réalisé auprès de l’ensemble des migrants commerçants du quartier Garrido Norte et des données issues des principales sources statistiques liées aux migrations en Espagne. L’objet de ce deuxième chapitre est de présenter mes choix et démarches méthodologiques d’une part, et de proposer une réflexion autour de la production du savoir socio-anthropologique et des sources statistiques d’autre part.

1 L’APPROCHE SOCIO-ANTHROPOLOGIQUE OU « LA LECTURE

RENOUVELÉE DU CONTEMPORAIN »15

L’approche socio-anthropologique s’aligne sur l’objet de recherche de cette thèse : la mobilité dans l’espace et les transformations que cette mobilité engendre au sein de la ville. Comme le dit Bouvier (1997), « l’émergence et la justification de cette analyse [socio-anthropologique] tient d’abord aux transformations qui affectent les sociétés contemporaines » (Bouvier, 1997 : 1). Comment justifier le « mix » de ces deux disciplines, longtemps tenues cloisonnées ? Rappelons que historiquement, la sociologie se veut science du proche (l’étude des sociétés modernes), alors que l’anthropologie, elle, se définit comme l’étude du lointain (l’étude des sociétés traditionnelles). Or, là-bas hier, l’Autre est également ici aujourd’hui.

Bouvier montre que l’approche sociologique peut être ressourcée par l’analyse anthropologique. Selon lui, « "la socio-anthropologie" » prend pour objet cette situation présente, ce contexte déstructuré, anomique. Pour l’aborder elle postule un croisement entre certains éléments d’ordre tant sociologique qu’anthropologique » (Bouvier, 1997 : 2).

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L’approche socio-anthropologique se prête ainsi à une lecture renouvelée du contemporain et à l’étude des quotidiennetés des individus, élément central dans ce travail.

Les travaux de l’anthropologue américain Clifford Geertz constituent une première référence anthropologique pour mes recherches. Geertz propose une réflexion autour de la retranscription scientifique des données empiriques (expériences de terrain). Il introduit alors le concept de la thick description. Ce concept apparaît d’abord dans son article « Deep play : Notes on the balinese Cockfight » (1972), puis dans son article « Thick Description : Toward an Interpretative Theory of Culture » (1973). On retrouve ensuite ces deux essais dans son ouvrage Interpretations of Cultures (1973). Les travaux de Geertz marquent le passage vers une anthropologie plus interprétative, s’inspirant de la sociologie compréhensive de Weber. Pour Geertz, l’anthropologie se distingue de ses disciplines académiques voisines par la méthode de l’ethnographie. « Et l’ethnographie peut être comprise comme une manière particulière d’« inscrire » la culture, une forme particulière d’écriture thick. L’analyse anthropologique est ainsi, en un mot, une aventure [venture] de thick description » (Rapport et Overing, 2000 : 349, ma traduction).