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Conclusion : une sociologie des inégalités sociales au prisme de l’intersectionnalité

Chapitre 3 Une enquête ethnographique

Nous l’avons vu, les travaux réalisés jusqu’à présent sur les inégalités sociales de santé s’appuient le plus souvent sur des approches statistiques. Les approches chiffrées des inégalités sociales sont prédominantes, tandis que celles qualitatives restent peu utilisées et reconnues. Pourtant, pour rendre compte des inégalités sociales de santé, il est, certes, nécessaire d’en donner une mesure, mais il est également important de proposer une interprétation des facteurs et des processus qui les constituent. Or, peu d’études situent les facteurs de risque mis au jour dans le cadre de la vie sociale. Ce sont pourtant les conditions de vie et les valeurs forgées à partir d’elle qui déterminent, pour une grande part, l’existence de ces inégalités sociales. Aussi, les approches qualitatives s’inscrivent dans un rapport de complémentarité avec les approches statistiques, permettant notamment « d’identifier l’impondérable » et de « dévoiler l’invisible » (Fassin, 2000).

Notre démarche se rapproche, sans y être strictement identique, de celle de l’ethnographie décrite par Olivier Schwartz : « le premier objet de l‘enquête n‘est pas de répondre à des questions mais de découvrir celles que l‘on va se poser, et il faut, pour cette simple découverte, du temps : le temps de comprendre où sont, dans l‘univers des enquêtés, les problèmes et les enjeux, et de parvenir à une perception suffisante de leur vie pour dégager ce qui vaudrait la peine d‘être étudié » (Schwartz, 1994, p. 281). Lorsque nous avons commencé notre terrain, nous n’avions, en effet, qu’une problématique aux contours flous. Nous souhaitions participer à la compréhension des inégalités sociales face au cancer, mais n’avions jamais mis les pieds dans l’univers de la cancérologie. Le milieu hospitalier nous était inconnu, tout comme la pathologie cancéreuse. Pour cette raison, et face à la complexité du phénomène, nous avons choisi de privilégier une approche inductive qui repose sur une confiance en la richesse empirique du terrain. Nous adhérons, en effet, à cette idée selon laquelle pour « faire de la sociologie », « le sociologue ordinaire fait d’abord des enquêtes », puisque, sans recherche empirique, « la sociologie ne serait que vaine spéculation » (Masson, 2008, p. 5). Nous souhaitions enraciner nos hypothèses dans les faits, partir du terrain et de l’expérience des personnes touchées, afin d’éclairer notre problématique. Ainsi, dans la logique d’une démarche inductive et dans l’esprit de la « grounded theory », développée par Glaser et Strauss (Glaser & Strauss, 1967), plusieurs vagues d’enquêtes ont été réalisées. Cette théorie offre, en effet, une place importante à l’induction soutenant qu’« une théorie

fondée est une théorie qui découle inductivement de l’étude du phénomène qu’elle présente. C’est-à-dire qu’elle est découverte, développée et vérifiée de manière provisoire à travers une collecte systématique de données et une analyse des données relatives à ce phénomène. Donc, collecte de données, analyse et théorie sont en rapports réciproques étroits. On ne commence pas avec une théorie pour la prouver, mais bien plutôt avec un domaine d’étude et on permet à ce qui est pertinent pour ce domaine d’émerger » (Strauss dans Baszanger, 1992, p. 53). Ainsi, cette « théorie fondée sur les faits » désigne une théorie qui se construit à partir des données recueillies sur le terrain d’enquête, perçu comme un lieu riche en ressources et en informations. Les vagues d’enquête successives nous ont permis d’affiner notre problématique et de réorienter progressivement notre travail de terrain afin de collecter les données nécessaires à la compréhension de notre objet.

Nous avons mis en place un dispositif d’enquête ethnographique (Beaud & Weber, 2010) basé à la fois sur des entretiens et des observations. Cette méthodologie mixte permet de saisir à la fois des pratiques et des représentations. L’observation directe est à « privilégier pour étudier les pratiques et leurs dimensions informelles (Arborio & Fournier, 2015), tandis que l’entretien permet d’en « enrichir la valeur informelle et cognitive » (Schwartz, 1993). L’entretien permet de rendre compte du point de vue de l’acteur, de son expérience et de ses savoirs, savoir-faire et croyances. Il permet de saisir leurs pratiques et le sens qu’ils donnent à leurs actes (Kivits & al., 2016, p. 87).

Ce choix méthodologique se veut en cohérence avec notre objet de recherche. L’utilisation combinée de ces deux méthodes visait à nous permettre d’échapper au mieux à l’une des limites du recueil de discours, que Pierre Bourdieu nomme « l’illusion biographique », c’est- à-dire au risque d’une « création artificielle de sens » ayant une fonction de « production de soi » (Bourdieu, 1986). Ce risque est également présenté par Corinne Lanzarini et Patrick Bruneteaux (1999) au sujet des entretiens réalisés avec les populations qu’ils désignent comme « sous-prolétaires ». Pour ces auteurs, le recours aux mensonges ne serait pas seulement un effet de la situation d’entretien, mais serait également une « tactique de survie », un « processus de maintien ou de création identitaire auquel les personnes en situation extrême peuvent se raccrocher » (Lanzarini, 2000, p. 104). L’ « onirisme social » permettrait, ainsi, d’esthétiser une réalité difficile ou de se mettre en valeur positivement pour contrebalancer une situation sociale difficile. Il s’agissait donc à travers la mobilisation d’une méthodologie mixte, d’éviter une limite de la méthode par entretien : le risque d’accéder à un discours qui ne soit que le reflet de ce que l’enquêté pense être la « bonne réponse ».

Concrètement, une « personne risque de sous-évaluer (ou de ne pas mentionner) les pratiques qu’elle perçoit comme les moins légitimes, aussi bien que de sur évaluer [celles] qu’elle perçoit comme les plus légitimes » (Lahire, 1995, p. 64). Notre objet et notre champ d’étude, où de fortes injonctions s’observent, par exemple devoir « tout faire pour être en bonne santé », ont fait que ce biais nous a semblé particulièrement probant et à envisager. C’est pourquoi, afin de limiter ce risque, des observations ont été réalisées en complément. L’objectif était d’obtenir, en complément, une vision de la pratique. L’observation directe permet, en effet, « l’étude des modalités effectives de l’accomplissement des actes par les personnes » ainsi que « celle du système complet d’interaction entre toutes les catégories d’agents [ici les professionnels, les patients ou encore l’entourage] impliqués dans son fonctionnement » (Peretz, 1998, p. 22). Cette vision, de la pratique nous était d’autant plus nécessaire que nous nous penchons sur la trajectoire d’individus n’acceptant pas spontanément l’entretien ou qui, mal à l’aise dans cet exercice, ne se livrent pas facilement. L’observation directe est un moyen efficace pour résister aux constructions discursives des acteurs sur leurs pratiques et pour s’assurer de la réalité de ces pratiques (Arborio & Fournier, 2005). Cette méthode permet de restituer les logiques d’acteurs, de rendre à leurs comportements leur cohérence ainsi que de révéler le rapport au monde que chacun manifeste à travers les pratiques observables. Elle est, ainsi, particulièrement adaptée pour enquêter sur les comportements qui ne sont pas facilement verbalisés ou qui le sont trop, et, pour lesquels, on risque de n’accéder qu’à des réponses convenues (ibid.).

Nous allons ici présenter en quoi a consisté ce dispositif et expliciter la façon dont il a dû s’adapter à la réalité du terrain et à ses contraintes. Le protocole d’enquête est, en effet, souvent fait de compromis imposés par le terrain. Il nous a ainsi été nécessaire de nous adapter aux aléas somme toute assez classiques de l’enquête de terrain, à savoir : ses opportunités, limites et contraintes.

L’accès au terrain hospitalier, en particulier en cancérologie, n’est pas des plus faciles. La phase de négociation avec l’hôpital constitue un « moment critique » qui détermine l’enquête (Derbez, 2010, p. 106). Les recherches en sociologie de la santé qui relatent des difficultés d’accès au terrain sont nombreuses87

. Nous allons donc proposer, à travers une

« reconstruction a posteriori », une ethnographie de notre travail de recherche (Benelli, 2011, p. 41) puisque dans « la démarche inductive la construction de l’objet de recherche se fait à

partir du terrain investigué ». Par conséquent, « la méthode n’existe […] pas indépendamment de l’objet étudié ».

Après une présentation de la méthodologie employée, nous présenterons notre travail de terrain à travers les différents espaces enquêtés et données recueillies. L’accès au terrain et aux enquêtés renseignent, en effet, sur « l’objet investigué et met au jour les conditions et les limites que le terrain impose aux chercheuses et chercheurs » (Benelli, 2011, p. 44). Enfin, dans un dernier temps, nous expliciterons les modalités de traitement et d’analyse de nos données.

Pour cette présentation du protocole de recherche nous allons passer à l’emploi du pronom « je » bien que le « nous » soit privilégié dans le reste de la thèse. Cette manière de procéder permettra à cette partie de gagner en lisibilité pour le lecteur.