• Aucun résultat trouvé

3 Une approche des trajectoires à travers les professions et la nomenclature des professions et catégories socio-professionnelles (PCS)

Cette recherche portant sur les inégalités sociales face au cancer c’est assez spontanément que notre « unité de comparaison » s’est imposée. C’est au regard des positions dans l’espace social, traduites en termes d’appartenance de classe, que nous avons exploré les trajectoires de cancer de nos enquêtés. Étudier des pratiques, des représentations ou encore des situations en fonction de la classe sociale des individus est une démarche classique en sociologie. Néanmoins, ce travail implique une série de choix méthodologiques si l’on souhaite le mettre en œuvre empiriquement. Il existe, en effet, de nombreuses possibilités pour évaluer l’appartenance sociale des enquêtés. De même, la définition des classes sociales reste l’objet de débats récurrents dans la littérature sociologique. Il nous a donc été nécessaire de nous positionner. Tout d’abord, il nous a été nécessaire de retenir un critère pour « mesurer » la position sociale de nos enquêtés. Ensuite, il nous a fallu trancher quant aux recoupements à opérer pour définir nos catégories sociales. Nous allons nous attacher à exposer et à justifier ces choix qui présentent des avantages, mais également des inconvénients et des limites.

Conformément à une longue tradition sociologique, nous nous sommes appuyée sur la profession de nos enquêtés afin de définir leur place dans la structure sociale (Bosc, 2008 ; Siblot & al., 2015). Cependant, il aurait été possible de retenir d’autres critères puisque de nombreux indicateurs existent, se concurrencent et se complètent.

Dans les études menées sur les inégalités sociales face à la santé, l’estimation de la situation sociale repose, le plus souvent, sur trois indicateurs : l’emploi, les revenus et le niveau d’éducation (Chenu, 2000). Quel que soit l’indicateur retenu, on observe toujours un gradient social de santé et de mortalité. Chacun de ces indicateurs présente des limites et faiblesses pour la définition de la situation sociale. Le niveau d’éducation présente, par exemple, une forte interaction avec la génération. Détenir le baccalauréat n’a, en effet, pas la même signification pour une personne née en 1900 ou en 1970 (ibid., p.100). Concernant les revenus, leur détermination est à la fois complexe et incertaine80. Enfin, concernant la

80 Au-delà du tabou qui entoure l’argent, les revenus sont souvent de nature irrégulière. Ensuite, l’articulation entre le niveau individuel est celui du ménage est nécessaire et délicat : « les sources de revenus étant souvent diverses au sein d’un même ménage, il est parfois difficile de les identifier en questionnant une seule personne ». Passer du revenu au niveau de vie suppose de définir, pour un ménage de plusieurs personnes, un système d’unités de consommation (Chenu, 2000, p.100).

situation professionnelle, des limites sont également à pointer. Premièrement, tout le monde n’a pas un emploi ou une profession. Ensuite, même parmi ceux qui occupent un emploi, il arrive que ce dernier constitue un indicateur d’appartenance sociale peu pertinent. Par exemple : « l’emploi qu’un jeune occupe, souvent très provisoirement, peut être un moins bon prédicteur de ses comportements sociaux que l’emploi qu’occupe ou qu’occupait son père ». De même, « la “social class” individuelle d’une femme mariée active est un moins bon prédicteur de sa durée de vie que celle de son mari » (ibid., p. 103). Il est alors possible d’évaluer l’appartenance sociale en fonction de la position de la personne de référence du ménage. Cette alternative est souvent utilisée au classement selon la position socio- professionnelle individuelle. On peut également « caractériser le ménage par la position la plus élevée occupée sur cette échelle par les différents membres du ménage » (ibid.).

Pour des raisons historiques et liées aux données quantitatives disponibles, l’étude des inégalités sociales de santé repose majoritairement sur cet indicateur. En France, la nomenclature des catégories socio-professionnelles, créée au début des années 50, refondue en 1982, est fondée sur la profession. Les chercheurs à privilégier une lecture des disparités à partir des catégories sociales, c’est-à-dire des regroupements professionnels opérés dans l’appareil statistique français sont, par conséquent, nombreux (Leclerc & al., 2000, p. 23). Ainsi, en privilégiant cet indicateur, il nous était plus facile de mettre en regard nos résultats avec ceux déjà produits sur la question.

Cependant, ce sont principalement pour des raisons liées à notre terrain que nous avons choisi de nous référer à la profession de nos enquêtés. Il s’agissait, en effet, de l’indicateur auquel nous avions accès le plus aisément et le plus fréquemment, lors de nos entretiens et, surtout, lors des observations menées sur nos différents terrains : groupes de parole de soignés, consultations d’oncologie, réunions de concertation pluridisciplinaires (RCP). Souvent, l’emploi du soigné était indiqué dans le dossier patient. Nous avions, par ailleurs, demandé aux professionnels de poser la question de l’emploi à chacun des soignés rencontrés. Il était, au contraire, difficilement envisageable, lors des consultations ou des RCP, de questionner le soigné sur ses revenus ou encore sur ses diplômes. Les consultations et les RCP sont courtes et s’enchaînent. Il s’agit d’un moment pénible pour le soigné, qu’il nous fallait « perturber » le moins possible. Aussi, recueillir les professions était le meilleur moyen de concilier notre besoin d’information sur la situation sociale du soigné et la nécessité de ne pas perturber professionnels et soignés. Par ailleurs, poser la question de l’emploi présentait, dans ces

contextes, une certaine légitimité puisqu’il est souvent question de l’arrêt ou de la reprise du travail ainsi que, parfois, des potentielles intoxications professionnelles.

Lors des entretiens, il nous a été possible d’obtenir des informations complémentaires concernant nos enquêtés. Nous avons ainsi recueilli leur tranche de revenu. Nous en avions définies six : moins de 1000€, entre 1000€ et 1500€ ; entre 1500€ et 2000€ ; entre 2000€ et 2500€ ; entre 2500€ et 3000€ et plus de 3000€. Nous avons également recueilli des informations sur leur situation familiale, leur niveau de formation, les caractéristiques de leur couverture mutuelle, s’ils percevaient ou non des minimas sociaux, s’ils avaient ou non le permis de conduire et une voiture et s’ils étaient ou non propriétaires de leur logement. Toutefois, afin que nos données soient comparables entre elles, nous avons retenu la profession comme indicateur privilégié pour la définition de nos catégories sociales.

Les professions que nous avons recueillies ont été codées à partir de la classification des professions et catégories sociales (PCS) de l’Insee81. La nomenclature des PCS « en tant [qu’indicateur] de positions inégales informant sur les inégalités de revenus, de diplômes, d’expérience professionnelle, d’autonomie au travail, de mortalité prématurée, de pratiques culturelles et de loisirs notamment [constitue], en dépit de [ses] imperfections, un outil à la fois solide et pertinent » pour définir socialement les individus (Cayouette-Remblière, 2015, p. 1 ; Coutrot, 2002 ; Amossé, 2013). Leurs concepteurs, des statisticiens engagés dans une réflexion sociologique, ont fait en sorte de consolider la cohérence de chaque groupe (Siblot & al., 2015, p. 44). Ainsi, lors de la refonte de la classification, en 1982, les apports de la description bourdieusienne, cherchant à faire coïncider les frontières des catégories et les clivages entre les modes de vie différents, y ont été intégrés (Desrosières & Thévenot, 2002). Aussi, cette nomenclature présente un pouvoir heuristique important pour la connaissance des groupes sociaux (Siblot & al., 2015, p. 44). Elle constitue l’un des instruments les plus efficaces pour appréhender les différentes positions de l’espace social.

D’un point de vue pragmatique, nous avons décidé de considérer le premier niveau de cette nomenclature : celui des groupes socio-professionnels, c’est-à-dire les six groupes professionnels suivants : agriculteurs exploitants ; artisans, commerçants et chefs d’entreprise ; cadres et professions intellectuelles supérieures ; professions intermédiaires ; employés ;

81 Cette nomenclature a remplacé la nomenclature des catégories socioprofessionnelles (CSP) en 1982 (Desrosières et Thévenot, 2002) et a été révisée en 2003 (INSEE, 2009). Elle classe les individus en fonction de leur profession (ou leur ancienne profession), de leur position hiérarchique et de leur statut (salarié ou non). Elle comporte trois niveaux d’agrégation : les groupes socioprofessionnels (8 postes), les catégories socioprofessionnelles (24 et 42 postes) et les professions proprement dites (486 postes).

ouvriers, ainsi que, pour certains cas que nous détaillerons, le second niveau : celui des catégories socio-professionnelles (24 et 42 postes).

Nous avons classé les personnes retraitées et les personnes en situation de chômage en fonction du dernier emploi occupé. Les personnes en situation de chômage pour lesquelles nous n’avions pas pu recueillir l’ancienne profession ont été classées dans nos classes populaires. Enfin, dès 1984, Alain Desrosières remarquait l’importance d’étudier les milieux sociaux non seulement au niveau individuel, mais également à l’échelle du couple (Desrosières, 1984). Aussi, nous avons fait en sorte d’obtenir, le plus souvent possible, la profession du conjoint. Lorsque celle-ci était connue, nous prenions en compte la profession la plus élevée du couple. Il s’agissait de faire face, notamment, à la difficulté à définir la situation sociale des femmes. En effet, « retenir la profession de la femme ne permet pas de classer la proportion importante de femmes sans activité professionnelle », proportion d’autant plus importante que les populations enquêtées étaient âgées, l’âge médian au diagnostic d’un cancer (2015) étant de 68 ans chez les hommes et 67 ans chez les femmes (INCa, 2016). Par ailleurs, retenir la profession du « conjoint ou compagnon ne permet pas de classer les femmes vivant seules ». Ainsi, opter pour « une définition de la catégorie socioprofessionnelle du couple, établie sur la profession de niveau le plus élevé du couple (ou la profession de la femme, pour les femmes vivant seules) » nous a semblé répondre en partie à cette difficulté (Kaminski, Blondel & Saurel-Cubizolles, 2000, p175).

Une fois le critère de la profession retenu et ces décisions prises, il nous a été nécessaire de créer des recoupements de PCS afin de distinguer des ensembles sociaux relativement homogènes et pertinents à l’égard de notre problématique. Autrement dit, il nous a été nécessaire de décider des recoupements de PCS à opérer à l’intérieur de nos classes sociales.