• Aucun résultat trouvé

Parler de classes sociales c’est, avant tout, défendre l’idée suivant laquelle la société se présente comme un ensemble à la fois segmenté, hiérarchisé et conflictuel, à l’intérieur duquel s’observe des groupements d’individus partageant des manières de faire, de vivre, de penser qui leur sont communes et qui les différencient d’autres groupements du même genre

(Bihr, 2005, p. 5)82. Depuis, ce concept n’a cessé de diviser et d’opposer sociologues mais également historiens, politistes ou encore économistes. Les querelles sont d’autant plus intenses, que les enjeux ne sont pas seulement théoriques mais également politiques (Bihr, 2012).

La définition de ces groupements reste un enjeu fort de la sociologie, objet de discussions récurrentes en raison, notamment, des évolutions et transformations de la société. Des changements structurels majeurs sont, en effet, intervenus ces 40 dernières années. On observe, d’une part, une diminution considérable du nombre d’agriculteurs et d’ouvriers non qualifiés, en particulier dans le secteur de l’industrie et, d’autre part, une augmentation massive du groupe des employés, liée en partie à la féminisation de la main-d’œuvre, ainsi que de ceux des cadres et des professions intermédiaires (Dumartin, 1996 ; Coutrot, 2002). Par conséquent, la caractérisation pratique des individus appartenant à la catégorie des classes populaires demeure complexe (Cayouette-Remblière, 2015). C’est également le cas en ce qui concerne les membres des classes moyennes et des classes supérieures dont les délimitations sont aussi l’objet de débats récurrents. Si les classes sociales sont souvent pensées du point de vue des appartenances professionnelles, il n’est pas toujours évident de savoir où placer telle catégorie socio-professionnelle.

La principale difficulté que nous avons rencontrée lorsqu’il s’est agi de constituer, à partir des professions de nos enquêtés, des classes sociales a donc tenu à la catégorie des « employés » (CS 5). À savoir : nous fallait-il considérer que les employés relèvent des classes populaires ou des classes moyennes ? Ce questionnement qui a été le nôtre est, en réalité, un questionnement récurant de la littérature sociologique (Chenu, 2005, p. 3)83. Pour l’auteur, « considérée isolément, chacune des composantes de l’ensemble des employés [constitue des composantes] (…) du monde ouvrier ou des professions intermédiaires » (ibid., p. 97). Les employé(e)s de services directs aux particuliers ont des origines sociales et des perspectives

82 Ce concept de classe sociale existe depuis le XVIIe siècle. On retrouve l’expression « lutte des classes » dès 1828, dans le Cours d’histoire moderne : Histoire générale de la civilisation en Europe depuis la chute de

l’empire romain jusqu’à la Révolution française de François Guizot (Guizot, 1828)82. Marx remarque ainsi qu’avant lui, historiens et économistes avaient déjà travaillé sur le concept : « ce n’est pas à moi que revient le

mérite d’avoir découvert ni l’existence des classes dans la société moderne ni leur lutte entre elles. Bien longtemps avant moi, des historiens bourgeois avaient décrit l’évolution historique de cette lutte des classes, et des économistes bourgeois en avaient analysé l’anatomie économique » (Lettre citée dans : Marx K. (2008), Sociologie critique, Paris, Payot, p. 85).

83 La catégorie des employés présente certaines spécificités. Tout d’abord, ce terme renvoi à des emplois peu ou pas qualifiés de l’administration et du commerce et, éventuellement, des services. Ensuite, cette catégorie, post- industrielle, concerne très majoritairement les femmes. En 2009, 76,8% des employés sont des femmes contre 18,5% des ouvriers (Siblot & al., 2015, p. 48). Si les employés sont majoritairement des employées, la réciproque est également valable : « schématiquement, une active sur deux est employée » alors qu’ « un homme actif sur huit est un employé » (Chenu, 2005, p. 5). L’accès des femmes à l’emploi a massivement pris la forme d’un accès à la condition d’employée.

très différentes de celles des employé(e)s administratif-ce-s d’entreprise, « les premier-ère-s sont très proches du monde ouvrier, les second(e)s se rapprochent parfois (pour les secrétaires et les comptables par exemple) des professions intermédiaires » (Siblot & al., 2015, p. 67). Par exemple, lorsque l’on se penche sur les titres scolaires, les employées forment un ensemble peu homogène. Les employés administratifs sont les plus diplômés. Ils se rapprochent des cadres moyens ou des professions intermédiaires. À l’inverse, les personnels de service sont peu titrés et les employés de commerce figurent en position médiane (Chenu, 2005, p. 85). Les personnels de services directs aux particuliers ainsi que les agents de service de la fonction publique correspondent quasiment tous à des emplois non qualifiés (Bosc, 2008, p. 60)84. Un véritable « flottement » s’observe donc pour cette catégorie qui semble construite avec moins de finesse que celle des « cadres » ou des « professions intermédiaires ». Une dichotomie s’observe entre, d’un côté, un salariat qualifié plus ou moins stable et, de l’autre, un salariat non qualifié et précaire, assujetti au « cumul des inégalités », à travers une forte exposition au chômage, des temps partiels contraints et des contrats temporaires (ibid., p. 60). En raison de l’hétérogénéité de cette catégorie et pour plus de finesse dans notre analyse, nous avons donc décidé de tenir compte, la concernant, du second niveau de la nomenclature de l’Insee (soit des catégories socio-professionnelles). Nous avons ainsi décomposé le groupe des « employés » et les avons répartis entre nos classes populaires et nos classes moyennes. Les personnels des services directs aux particuliers (CS 56), employés de commerce (CS 55) et agents de service de la fonction publique (CS 52) ont été rattachés à nos classes populaires. Les employés civils de la fonction publique (CS 52) ; policiers et militaires (CS 53) et employés administratifs d’entreprise (CS 54) ont été assimilés à nos classes moyennes. Nos classes populaires regroupent donc la catégorie des « ouvriers » (CS 6), les personnes en situation de chômage dont nous n’avons pas pu recueillir la profession antérieure et une partie des employés : personnels des services directs aux particuliers (CS 56), employés de commerce (CS 55) et agents de service de la fonction publique (CS 52).

84

Par ailleurs, lorsque l’on se penche sur les revenus annuels déclarés du salariat des différences nettes apparaissent entre ses différentes strates. En 2003, les revenus annuels déclarés des « policiers et militaires » sont de 29 206€ contre 23 622€ pour les « employés administratifs entreprises » et 23 352 pour les « employés civils et agents de service fonction publique ». Ces revenus sont relativement supérieurs à ceux des « employés de commerce » qui sont de 19 374€ et des « personnels des services directs aux particuliers » qui sont de 14 669€ (Bosc, 2008, p. 31). Les employées sont également « divisées par leurs alliances » (Chenu, 1990), alors que les caissières de grande surface, les agents de service et les serveuses vivent souvent avec des ouvriers, les secrétaires ou les employées de banque sont généralement en couple avec des « cols blancs » (Chenu, 2005, p. 6).

Tableau 1 - Catégorie socio-professionnelle au niveau 2 des employés

5 Employés

52 Employés civils et agents de service de la fonction publique

53 Policiers et militaires

54 Employés administratifs d’entreprise 55 Employés de commerce

56 Personnels des services directs aux particuliers

Si la délimitation de nos classes populaires n’est pas allée de soi, il en a été de même concernant nos classes moyennes et nos classes supérieures. Il nous a également fallu trancher quant aux PCS à rattacher à ces ensembles puisqu’il n’existe pas, en la matière, de consensus. La question de la délimitation des classes moyennes est également récurrente en sociologie. « Depuis l’apparition de la notion, dans le premier tiers du XIXe siècle, le flou qui entoure les classes moyennes ne s’est pas dissipé. S’il est acquis que leurs membres ont en commun de n’appartenir ni aux classes populaires ni à la fraction la plus riche de la société, la question des frontières continue de se poser. Il faut dire que, hétérogènes par nature, les classes moyennes évoluent sans cesse » (Bosc, 2008 ; Cusin, 2012, p.18). Dans la littérature sociologique française, il est possible de distinguer deux perspectives (Bosc, 2008, p. 29). Une première, restrictive, consiste à limiter les classes moyennes aux « professions intermédiaires » et à certaines catégories d’employés et d’indépendants. Une seconde, plus extensive, inclut également la majorité des cadres de la fonction publique et des « professeurs et professions intellectuelles supérieures » (par exemple : Bouffartigue, 2004, pour qui ils constituent le « salariat intermédiaire »). Le débat reste, par ailleurs, largement ouvert pour déterminer quels groupes de la catégorie des « employés » et des « ouvriers » peuvent être, ou non, classés dans cette « constellation centrale » (Bosc, 2008).

Pour notre part, nous avons donc décidé de considérer comme classes moyennes une partie des employés : employés civils de la fonction publique (CS 52) ; policiers et militaires (CS 53) et employés administratifs d’entreprise (CS 54) auxquels nous avons adjoint les « agriculteurs exploitants » (CS 1), les « artisans » (CS 21) et « commerçants et assimilés » (CS 22) et les membres des « professions intermédiaires » (CS 4).

Si la catégorie des employés est fortement hétérogène, elle n’est toutefois pas la seule. C’est également le cas des « agriculteurs exploitants » (CS1) et des « artisans, commerçants et chefs d’entreprise » (CS 2) qui constituent des groupes professionnels à part entière depuis 1982. Alors que les agriculteurs sont différenciés selon la taille de leur exploitation, la distinction

entre les « artisans, commerçants » et les « chefs d’entreprise » tient au nombre de salariés (inférieur ou non à dix). Le groupe des « agriculteurs exploitants » a connu une importante baisse d’effectif. Ils représentaient 16% de la population active en 1968 et en représentent 1,8% en 2015 (Insee). Au sein du monde agricole, la disparité interne est également forte. Si une partie d’entre eux partage des caractéristiques communes avec les ouvriers et les employés (concernant le niveau de vie, de qualification ou encore de conditions de logement), beaucoup présentent une proximité plus grande avec les professions intermédiaires, les cadres ou les chefs d’entreprises (Siblot & al., 2015, p. 46).

Le groupe des « artisans, commerçants et chefs d’entreprise » est également très hétérogène concernant, leurs origines sociales, leurs qualifications ou encore leurs niveaux de revenus. Néanmoins, « leurs origines sociales et professionnelles sont moins ancrées dans les classes populaires et se sont diversifiées » (ibid., p. 47).

Par conséquent, nous avons décidé de classer les « agriculteurs exploitants » dans nos classes moyennes, tout comme les « artisans et commerçants ». Les « chefs d’entreprise » (CS 23) ont, quant à eux, été assimilés à nos classes supérieures. En effet, de nombreux patrons de PME sont davantage assimilables aux catégories supérieures du fait de l’importance de leur patrimoine et de leurs revenus d’activité85.

Aussi, nos classes supérieures sont composées des « chefs d’entreprises de 10 salariés ou plus » (CS 23) et des « cadres et professions intellectuelles supérieures » (CS 3). Il est, en effet, courant, en France, de faire des « cadres et professions intellectuelles supérieures », la composante majeure des classes supérieures. En raison, principalement, de leur place dans l’échelle des revenus puisque, bien que sans pouvoir décisif, ils bénéficient de revenus nettement supérieurs à ceux des professions intermédiaires (42 928 euros en 2003 contre 22 143 euros). Ils se situent donc majoritairement dans le décile supérieur et les 5% des revenus les plus élevés (Bosc, 2008). Un tableau récapitulatif de nos ensembles sociaux est disponible en annexe (Annexe n° 10).

85 Lorsque l’on se penche sur les revenus des ménages par catégories sociales (en 2003), on observe que ces derniers déclarent 101 395€ de revenu annuel, contre 38 615€ pour les artisans et 39 067€ pour les commerçants et assimilés.

Conclusion : une sociologie des inégalités sociales au prisme de