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2 Processus d’enclavement éthiopien et les enjeux de l’accès à la mer

2.3 Un enclavement « entretenu »

La situation géographique de l’Éthiopie est particulière, elle rend difficile l’accès au territoire éthiopien. En effet, le territoire de l’Éthiopie s’étend sur des hauts plateaux dont les principaux (le massif septentrional et le massif méridional – plus un autre plateau secondaire, plus bas et incliné du Sud au Nord), se situent essentiellement dans

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les pays Gallas (Oromos) et Somalis27. À cela s’ajoute une dernière ligne formée par la dépression des Danakil (Afar) qui s’ouvre sur la rive de la mer Rouge jusqu’à la frontière septentrionale de la République de Djibouti (Figure 5).

Au départ des côtes et dans un rayon de 300 km, le relief éthiopien est dominé par de hauts plateaux et des montagnes dont le Ras Dachan (4 620 m) est le point culminant. Cette situation a contribué également à la structuration de la population éthiopienne (Gallais, 1989). Elle se localise principalement sur les hauts plateaux en raison des conditions climatiques favorables à l’agriculture. De ce fait, plus on descend vers les régions proches des littoraux, plus la densité est très faible et inversement. Cette dichotomie, imposée par les reliefs montagneux et les conditions climatiques, a introduit une seconde division au niveau de la population éthiopienne. Bien que la démarcation ne soit pas aussi nette, la grande majorité des populations chrétiennes vit sur les hauts plateaux tandis que les musulmans résident essentiellement dans les régions « basses » proches des littoraux. En d’autres termes, les hauts plateaux sont majoritairement chrétiens (ou animistes) alors que les basses terres abritent une population essentiellement musulmane.

Figure 5 : le relief de la Corne de l'Afrique

27Oromo, Somalis et Afar sont parmi les tribus et peuples de l’Ethiopie, les Oromos demeurent même la

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En fait, l’Éthiopie a la particularité d’être à la fois l’un des premiers foyers du christianisme, mais également de l’islamisation du continent. L’église éthiopienne, de rite copte, est très ancienne. L’arrivée du premier évêque envoyé par St Athanase d’Alexandrie remonte aux alentours du IVe siècle. Quant à l’islam, sa présence est très ancienne également et remonte à l'émigration des compagnons du Prophète persécutés à la Mecque au VIIe siècle en Abyssinie. Si la cohabitation fut originellement harmonieuse entre chrétiens et musulmans, leur relation se dégrade au fil de temps. Chaque communauté défendant ses intérêts économiques notamment le contrôle des pistes caravanières menant aux principaux ports de la mer Rouge donc des échanges économiques avec l’extérieur.

En effet, avec l’arrivée de l’Islam et son expansion dans toute la région de la Corne d’Afrique, l’église éthiopienne se retrouve isolée et se replie sur elle-même. La pression exercée par les peuples et les tribus des régions côtières convertis à l’Islam a contraint une grande majorité des populations chrétiennes à se réfugier sur les hauts plateaux pour des raisons de sécurité. En témoigne la présence encore aujourd'hui d’un grand nombre d’églises anciennes dans les régions montagneuses de l’Éthiopie.

Ainsi, les hauts plateaux ont constitué un rempart naturel à la fois contre les invasions musulmanes entre le XIIIe et le XVIe siècle, à l’exception toutefois de l’invasion de l’imam Ahmed – ibn – Ibrahim, plus connu sous le nom de l’imam Gragne (gaucher)28. Ainsi, la situation géographique de l’Éthiopie a contribué à l’isolement du pays, notamment les régions montagneuses de l’intérieur. Dans un premier temps, les massifs montagneux ont joué un rôle de barrière contre les conquêtes musulmanes, puis, à partir XIXe siècle, de nouveau ils jouent le même rôle, mais cette fois-ci contre la pénétration européenne. Les reliefs montagneux en tant que refuge ne constituent pas une spécificité propre à l’Éthiopie. On les retrouve dans d'autres zones géographiques du monde (le Maghreb : Atlas, Kabylie, Caucase, l’Afghanistan.).

Ainsi, des minorités en butte à des persécutions (ethnique, religieuse ou politique) se sont servies des montagnes en guise d'abri contre les invasions extérieures. Yves Lacoste abonde dans ce sens lorsqu'il affirme que « Les montagnes sont aussi les milieux

28Ahmed Gragne va conquérir une grande partie de l’Abyssinie, obligeant même l’empereur Lebna Dengal à se

réfugier dans les hauts plateaux et à solliciter l’aide d’une nation chrétienne, le Portugal. À cette époque déjà l’implication des puissances étrangères est importante puisque Ahmed Gragne bénéficie l’appui des Arabes et des Ottomans tandis que souverains abyssins ont l’appui des Portugais.

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géographiques où se sont conservées des religions ou des langues minoritaires qui ne sont pratiquées aujourd’hui que par des effectifs relativement restreints » (Lacoste, 2002).

À titre d’exemple, lors de la défaite italienne d’Adoua en 189629, les reliefs très escarpés ont, entre autres, permis à l’armée de Ménélik de dominer une puissante armée européenne. En effet, bien que les Italiens disposassent de matériels modernes donc une puissance de feu supérieure à celle des Ethiopiens, le déplacement de ces matériels fut très difficile à cause du manque de réseaux de transport. Il ne s’agit en aucun cas de minimiser la tactique (stratégie) de l’armée de Ménélik, mais seulement de montrer le rôle décisif, voire, crucial des voies de communication /réseaux de transport lors de cette bataille.

Donc, tout porte à croire que cet isolement a été vécu, ou entretenu, par la classe dirigeante (Amhara et Tigré), majoritairement chrétienne, comme un rempart de sécurité contre les invasions extérieures. Ainsi, les difficultés d’accès des régions montagneuses ont été vécues par une grande partie de la population comme un gage de sécurité, en particulier contre les invasions venant des côtes, qu’elles soient l’œuvre des locaux ou des étrangers (européens).

En dépit de cet enclavement entretenu, les échanges ont toujours subsisté entre les régions côtières et celles de l’intérieur. Néanmoins les voies de communication étaient tenues par les habitants des côtes « repliées sur elles-mêmes, les différentes tribus abyssines sont devenues presque autonomes et devant la pression constante des musulmans des côtes, qui contrôlaient leurs rares échanges commerciaux, ils doivent trouver un modus vivendi avec l’Islam» (Pinède, 1995, P.19). L’inverse était aussi vrai, car une fois arrivé dans les régions sous le contrôle des souverains abyssins, tout échange devait être soumis à leur accord.

Les populations musulmanes de ces régions (d'abord les Afars, les Somalis etc.) contrôlaient ports et pistes caravanières « avant de discuter des relations commerciales entre l’Europe et l’Abyssinie, il fallait d’abord traverser toute cette étendue de territoire occupée par les musulmans » (Souleiman Obsieh, 2012, P.42). Donc, toute pénétration vers les régions de l’intérieur devait se faire avec l’appui des chefs et sultans musulmans qui contrôlaient les principales pistes caravanières menant aux ports de la mer Rouge.

29La bataille d’Adoua est considérée par beaucoup d’historiens spécialiste de l’Ethiopie comme l’acte fondateur

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L’isolement du territoire abyssin entretenu par les souverains comment à s’effriter suite à l’évolution géopolitique régionale au milieu du XIXe siècle. L’Abyssinie va cette fois-ci progressivement connaître une autre phase voire une autre forme d’enclavement due à l’arrivée des puissances européennes dans la région suite à la dislocation de l’Empire ottoman, la puissance occupante de la région.

Comment ce nouveau type d’enclavement a-t-il été vécu par les Éthiopiens ? Comment composent-ils avec les puissances européennes pour leurs échanges avec le monde extérieur ?