• Aucun résultat trouvé

Section II : Les débats autour des effets des dispositifs participatifs et de la demande de participation

1 Les critiques de la participation : que font les dispositifs participatifs ?

1.2 Les effets circonscrits et circonstanciés des dispositifs participatifs sur ceux qui y prennent part

Dès lors, si la participation est le support d’un projet normatif de « démocratisation » ou de « capacitation » les dispositifs participatifs sont des réalités qui peuvent être éprouvées à l’aune de leurs effets252. De nombreuses recherches ont ainsi cherché à explorer cette question dans une

logique de mise à l’épreuve des idéaux théoriques et normatifs. Une partie de la littérature s’est centrée sur la question de l’influence de la participation sur les politiques publiques, avec pour principale conclusion la nécessité de relativiser une approche séquentielle et linéaire de la production de l’action publique253. Nous n’entrons pas ici dans l’ensemble des aspects de cette

problématique des effets de la participation254, pour nous centrer sur la question des effets sur les

participants, visant entre autre à interroger des effets d’apprentissage, de socialisation et de politisation au sein de dispositifs perçus comme des « écoles de démocratie »255. Ces questions seront par ailleurs régulièrement rediscutées dans la suite de notre propos. Nous évoquons simplement ici (1.2.1) les enjeux de la confrontation des attendus théoriques à leur mise à l’épreuve empirique et (1.2.2) les principaux points-aveugles de ces études et en quoi notre travail contribue à les combler.

1.2.1 La confrontation des attendus théoriques à leur mise à l’épreuve empirique

Dans la suite du « moment normatif initial »256, les recherches ont entamé une sorte de rattrapage empirique afin d’éprouver les effets au concret, notamment ceux de la délibération : en quoi permet-elle de « développer l’empathie et une appréhension élargie des intérêts de chacun grâce à un processus d’argumentation raisonnée, égalitaire, ouverte et réciproque »257 ? Les résultats de ces recherches restent pour le moins ténus : si des bénéfices attendus se retrouvent, c’est de manière pour le moins parcellaire. D’autant que la nécessaire contextualisation rend difficile une généralisation des résultats. Il est ainsi important de ne pas céder à la tentation d’une lecture simpliste imputant nécessairement tel effet et telle efficacité à telle méthode de

252Voir à ce propos, respectivement pour une exploration empirique, une revue de la littérature et une synthèse des questionnements : « Dispositifs participatifs », Politix, op. cit. ; M. X. D. CARPINI, F. L. COOK et L. R. JACOBS, « Public deliberation, discursive participation, and citizen engagement: a review of the empirical literature », op. cit. ; Tina NABATCHI et John GASTIL, Democracy in Motion: Evaluating the Practice and Impact of Deliberative Civic Engagement, Oxford University Press, 2012.

253 Alice MAZEAUD, Marie-Hélène Sa Vilas BOAS et Guy-El-Karim BERTHOME, « Penser les effets de la participation sur l’action publique à partir de ses impensés », Participations, 2012, no 2, p. 5‑29.

254 Voir : « Actes de la Journée d’études sur les effets de la participation », École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), Paris, 21 octobre 2011. En ligne : http://www.participation-et-democratie.fr/fr/node/888 255 J. TALPIN, Schools of Democracy, op. cit.

256 L. BLONDIAUX et J.-M. FOURNIAU, « Un bilan des recherches sur la participation du public en démocratie », op. cit., p. 15.

257 M. X. D. CARPINI, F. L. COOK et L. R. JACOBS, « Public deliberation, discursive participation, and citizen engagement: a review of the empirical literature », op. cit., p. 320.

participation. Une telle tentation étant en partie à l’œuvre dans le cadre de la standardisation qu’accompagne la professionnalisation de la mise en œuvre de dispositifs participatifs258.

Plusieurs conditions procédurales ont néanmoins pu être mises en avant : des règles du jeu voire une institutionnalisation (rules), un pourvoi de sens (stories), une autorité (leadership), un enjeu (stakes), une formation (apprenticeship)259. Mais les tentatives de méta-analyse260 incitent

plutôt à insister sur le caractère contextuel des résultats de la délibération, variables selon le sujet, les modalités de participation, les caractéristiques des participants, etc. Au-delà ce sont les fondements mêmes de la théorie délibérative qui sont questionnés. Un des résultats les plus fréquemment cité en ce sens est le concept de « polarisation des opinions »261 : la publicisation

des préférences rendrait leur évolution douteuse, voire même tendrait à leur renforcement, à l’inverse d’un présupposé important, à la fois condition et conséquence, de la délibération. Il est d’ailleurs incertain que les effets mesurés soient uniquement imputables au moment de la délibération, ainsi que l’exprime l’idée de « deliberation within »262 insistant plus sur des effets propres à l’individu exposé à une information, qu’à la publicisation et la confrontation des arguments. Ces limites constatées sont elles-mêmes sujettes à débat : les groupes polarisés ou la primauté de l’information sur la discussion seraient alors des exemples de non-délibération et non pas d’échecs de la délibération263.

Nous restons bref à ce sujet, car à notre sens si ces échanges ont le mérite de maintenir vivaces les controverses scientifiques quant aux effets de la délibération, ces débats peuvent apparaître intangibles, voire relever d’une franche tautologie puisqu’ils reviennent à affirmer que la théorie délibérative ne fonctionne… que lorsqu’elle fonctionne. De tels détours ne font que renvoyer dos-à-dos théoriciens d’une délibération maîtrisée, qui produirait des effets avérés et observateurs de la diffusion du modèle délibératif, mettant en doute sa pleine effectivité une fois confrontée au réel. Il s’agit ainsi de deux niveaux d’argumentation, qui au-delà de leurs orientations épistémologiques diverses, se confrontent de manière assez artificielle.

258 Magali NONJON, Quand la démocratie se professionnalise : enquête sur les experts de la participation, Lille 2, 2006 ; Julia BONACCORSI et Magali NONJON, « « La participation en kit » : l’horizon funèbre de l’idéal participatif »,

Quaderni, 2012, no 79, p. 29‑44.

259 David M. RYFE, « Does Deliberative Democracy Work? », Annual Review of Political Science, 2005, vol. 8, no 1, p. 49‑71.

260 Julien TALPIN, « Qualité de la délibération », in Ilaria CASILLO, Loïc BLONDIAUX, Francis CHATEAURAYNAUD, Jean-Michel FOURNIAU, Rémi LEFEBVRE, Catherine NEVEU et Denis SALLES (dir.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la participation, Paris, 2013, p. ; Antoine VERGNE, « Qualité de la participation », in Ilaria CASILLO, Loïc BLONDIAUX, Francis CHATEAURAYNAUD, Jean-Michel FOURNIAU, Rémi LEFEBVRE, Catherine NEVEU et Denis SALLES (dir.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la participation, Paris, 2013, p. 261 Cass SUNSTEIN, « Democracy and Shifting Preferences », The Idea of Democracy, 1993 ; Cass SUNSTEIN, « The Law of Group Polarization », Journal of Political Philosophy, 2002, vol. 10, no 2, p. 175‑195.

262 Robert E. GOODIN, « Democratic Deliberation Within », Philosophy & Public Affairs, 2000, vol. 29, no 1, p. 81‑109 ; Robert E. GOODIN et Simon J. NIEMEYER, « When Does Deliberation Begin? Internal Reflection versus Public Discussion in Deliberative Democracy », Political Studies, 2003, vol. 51, no 4, p. 627‑649.

263 Hélène LANDEMORE et Hugo MERCIER, « Talking it out with others vs. deliberation within and the law of group polarization: Some implications of the argumentative theory of reasoning for deliberative democracy », Análise Social, 2012, XLVII, no 205, p. 910‑934.

1.2.2 L’oubli du social et l’oubli du contexte : les biais expérimentaux, situationnels et dispositionnels

Par ailleurs, la plupart de ces expériences le sont à double titre, car elles sont le plus souvent des démarches élaborées hors-sol dans lesquelles « des citoyens sont invités à délibérer hors de tout contexte politique ou social, si bien que leurs arguments ou leurs propositions n’ont de conséquences pratiques ni pour eux-mêmes ni pour la société dans son ensemble»264. Par ailleurs, le cadrage des procédures de participation a pu les constituer davantage en quasi-expériences scientifiques qu’en instances sociales et politiques ; le sondage délibératif est un des exemples les plus probants en la matière265. Les promoteurs de ces expériences échouent ainsi à dire si les effets qu’ils mettent en avant266 sont redevables ou non au caractère largement artefactuel de la situation, dans laquelle les participants sont placés267. Une des conditions de la concrétisation et de la pérennité des apprentissages cognitifs et sociaux observés serait alors la répétition de l’engagement dans le temps. Cette condition ne résout pas le caractère hors-sol et décontextualisé de la plupart des études, qui oscillent donc entre la garantie de contrôle que procure le caractère expérimental et maîtrisé des dispositifs, et une certaine incapacité à ancrer empiriquement leurs résultats, par ailleurs contradictoires. Ainsi, s’il est possible de « renforcer et de promouvoir des dynamiques délibératives dans une série d’espaces de la société civile, il est loin d’être évident que l’ensemble de l’espace public informel puisse obéir aux règles de la délibération »268. La proposition d’un « activisme délibératif » comme défense face à ces critiques, suggérant une croyance en la multiplication des expériences de faible portée pour permettre dissémination et une diffusion269, nous semble à bien des égards une réponse tout autant intermédiaire, que

transitoire et qui s’avère peu satisfaisante au vu de la faible cumulativité des expériences et en comparaison de l’ambition normative théorique.

Plus largement, la vérification empirique des effets de la participation oscille entre un biais situationniste et un biais dispositionnaliste270. Dans le premier cas, il s’agit d’insister sur le rôle

potentiel d’un contexte d’interaction plus ou moins favorable à leur observation et dans le deuxième cas, sur le poids des structures sociales et des expériences socialisatrices incorporées qui les rendent plus ou moins probables. L’enjeu n’est pas d’opposer ces approches, mais au contraire de les lier pour interroger en quoi des « conditions institutionnelles et procédurales peuvent représenter des contrepoids significatifs à la force des mécanismes de

264 Julien TALPIN, « Retour sur la politisation des individus par la participation. Pour une approche pragmatique des effets de l’engagement participatif sur les acteurs », Journée d’études sur les effets de la participation, EHESS, Paris, 2011, p. 4.

265 James S. FISHKIN, Democracy and deliberation: new directions for democratic reform, London, Yale University Press, 1991 ; J. S. FISHKIN, The voice of the people, op. cit.

266« Deliberative Polling® is an attempt to use public opinion research in a new and constructive way. [...] The resulting changes in opinion represent the conclusions the public would reach, if people had opportunity to become more informed and more engaged by the issues. [...] It is a social science experiment and a form of public education in the broadest sense ». En ligne : http://cdd.stanford.edu/what-is-deliberative-polling/

267 J. TALPIN, « Le tournant expérimental de la science délibérative », op. cit. 268 S. CHAMBERS, « Rhétorique et espace public », op. cit., p. 15.

269 Archon FUNG, « Délibérer avant la révolution », Participations, 2011, no 1, p. 311‑334.

270 Pour une mise en perspective, voir notamment : Bernard LAHIRE, Monde pluriel: penser l’unité des sciences sociales, Paris, Seuil, 2012, p. 34‑39.

Cette question est traitée en détail plus loin. Voir Chapitre 8 - S.I - Les motifs de l’engagement participatif, entre dispositions et situations

reproduction »271. La question sociale revient alors, en examinant l’inégale répartition de tels

effets et les conditions empiriques spécifiques d’un tel renversement ; c’est par exemple ce que Marion Carrel désigne comme un « contre-pouvoir délibératif temporaire »272. Mais le dernier terme est d’importance : la non-pérennité de tels effets, notamment une fois le cadre du dispositif disparu, en est un écueil important. Ainsi « le caractère artificiel du déclenchement de l'action collective peut conduire à sa rechute » 273.

Une réponse procédurale courante est l’invitation à composer avec une pluralité de formats de participation274 ; problématique au cœur de notre recherche tant cette recherche d’une adaptation des formes de participation est centrale dans les logiques de l’offre de participation sur nos terrains. Il s’agit d’une recommandation déjà soulignée par Jane Mansbridge pour qui la délibération doit prendre des formes différentes à la fois selon la nature du problème mis en débat et selon la composition du groupe, dans lequel l’existence de liens sociaux et d’intérêts en commun sous-jacents sont une condition importante des effets de la participation275. La question devient alors celle de l’insuffisante capacité des dispositifs participatifs à produire de tels liens lorsqu’ils n’existent pas préalablement.

Les principales recherches existantes observent les conditions d’une mise en cohérence avec des attendus normatifs et prescriptifs déterminés par les modalités de la participation276. Les effets s’appréhendent ainsi comme l’actualisation d’un répertoire de connaissances277 et la

reconnaissance d’une pluralité de légitimités278. En guise d’approfondissement, les recherches

ethnographiques279 sur la participation plaident pour une meilleure prise en compte des collectifs de référence et d’appartenance280, pour saisir comment ceux-ci s’avèrent être des supports de la participation et conditionnent la portée et la durabilité de ses effets, et qui doivent donc être interrogés dans un espace et une temporalité qui ne sont pas uniquement ceux des dispositifs participatifs281. La délibération peut en effet répondre à toute une série de critères qualitatifs sans

pour autant avoir d’effets à long terme sur les individus et leurs trajectoires.

Cette série de constats motive la stratégie empirique comparative de notre recherche et notre intérêt pour les parcours de participation. Les dispositifs de type mini-public (jurys citoyens, sondage délibératif, conférence de consensus) s’opposeraient aux dispositifs de démocratie locale « empowered » : les premiers caractérisés par une bonne délibération et un engagement ponctuel consultatif, auraient un impact fort sur le degré d’information des participants et un impact faible

271 J. TALPIN, « Retour sur la politisation des individus par la participation. Pour une approche pragmatique des effets de l’engagement participatif sur les acteurs », op. cit., p. 23.

272 M. CARREL, « Politisation et publicisation : les effets fragiles de la délibération en milieu populaire », op. cit. 273 Ibid., p. 50.

274 Audrey RICHARD-FERROUDJI, « Limites du modèle délibératif : composer avec différents formats de participation », Politix, 2011, no 96, p. 161‑181.

275 Jane MANSBRIDGE, Beyond adversary democracy, Chicago, UCP, 1983. 276 J. TALPIN, « Jouer les bons citoyens », op. cit., p. 30.

277 H. NEZ, « Nature et légitimités des savoirs citoyens dans l’urbanisme participatif », op. cit. 278 H. HATZFELD, Les légitimités ordinaires, op. cit.

279 Daniel CEFAÏ, Marion CARREL, Julien TALPIN, Nina ELIASOPH et Paul LICHTERMAN, « Ethnographies de la participation », Participations, 2012, no 4, p. 7‑48.

280 Marion CARREL et Catherine NEVEU (dir.), Citoyennetés ordinaires: pour une approche renouvelée des pratiques citoyennes, Paris, Karthala, 2014, p. 12‑17.

281 Marie-Hélène Sa Vilas BOAS, « L’ancrage social de la représentation », Revue française de science politique, 2016, vol. 66, no 1, p. 71‑89.

sur leur trajectoire politique, tandis que les seconds, caractérisés par une délibération de qualité moyenne et un engagement répété, pouvant parfois aller jusqu’à la décision, auraient un faible impact en termes d’information, mais un impact fort sur la trajectoire politique des participants282. Une des limites empiriques de cette partition est la faible occurrence de la deuxième catégorie, dont les conseils de quartier tels qu’ils existent la plupart du temps ne constituent qu’un piètre avatar. Il reste ainsi difficile de qualifier concrètement ce qui constitue pourtant la vaste majorité des expériences de participation ayant cours, ni fortement outillées du point de vue de l’ambition délibérative, ni pleinement assumées comme empowered. C’est à ce point aveugle que s’attache notre étude, pour interroger quels sont les effets de ce qui existe, plutôt que postuler ce qui devrait exister pour réaliser les effets.

Outline

Documents relatifs