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La compétence politique : une détermination objective et une appréhension subjective des attitudes politiques

Section I : Les ancrages théoriques et pratiques de l’objet participatif

1 La participation politique : enjeu social et objet sociologique

1.1 La compétence politique : une détermination objective et une appréhension subjective des attitudes politiques

Un des moyens de rendre compte de la participation des acteurs est de s’appuyer sur des concepts visant à en déterminer les probabilités objectives et subjectives. Les notions qui servent un tel propos présentent des variations, mais ont en commun de s’attacher à dégager les déterminants objectifs et subjectifs des attitudes et des comportements politiques. Les termes de socialisation politique86, de politisation87 ou de compétence politique88 sont convoqués pour

expliquer une inégale capacité ou habilitation à participer sous telle ou telle forme. La référence à ces travaux dans notre enquête se fait dans cette perspective : (1.1.1) compte tenu du constat des inégalités sociales face à la participation politique, (1.1.2) dans quelle mesure sont-elles reproduites, atténuées ou inversées dans l’engagement participatif ?

DORMAGEN, La démocratie de l’abstention: aux origines de la démobilisation électorale en milieu populaire, Paris, France, Gallimard, 2007.

84 *Bernard DENNI, Participation politique et démocratie: définition et facteurs de la participation politique, Thèse de science politique, Institut d’Etudes Politiques de Grenoble, Grenoble, 1986, p. 390 ; **Frédéric BON, « Le vote. Fragments d’un discours électoral », in Yves SCHEMEIL (dir.), Les Discours de la politique, Paris, Economica, 1991, p. 175–188, p. 178 ; ***A. LANCELOT, L’abstentionnisme électoral en France, op. cit., p. 10.

85 Pierre LASCOUMES et Philippe BEZES, « Les formes de jugement du politique. Principes moraux, principes d’action et registre légal », L’Année sociologique, 2009, vol. 59, no 1, p. 109‑147.

86 Annick PERCHERON, Nonna MAYER et Anne MUXEL, La socialisation politique, A. Colin, 1993 ; Lucie BARGEL, « Socialisation politique », in Olivier FILLIEULE, Lilian MATHIEU et Cécile PECHU (dir.), Dictionnaire des mouvements sociaux, Presses de Sciences Po, 2010, p. 510‑517.

87 Jacques LAGROYE, La politisation, Belin, 2003 ; Dossier THEMATIQUE, « Passé et présent de la politisation », Revue française de science politique, 2010, vol. 60, no 1.

88 Dossier THEMATIQUE, « La compétence politique », Revue française de science politique, 2007, vol. 57, no 6 ; Dossier THEMATIQUE, « Dimensions de la socialisation politique », Revue française de science politique, 2002, vol. 52, no 2.

1.1.1 Le fait social des inégalités structurelles face à la participation

Des travaux s’inscrivent d’abord dans un référentiel théorique proche de Pierre Bourdieu89 et

expliquent la compétence politique par les positions sociales des agents, notamment par le capital culturel qui en est une des composantes. Le sociologue distingue deux versants intrinsèquement liés de la compétence politique : technique et statutaire.

« Avoir compétence, c’est être en droit et en devoir de s’occuper de quelque chose. [...] La compétence politique, technique, comme toutes les compétences, est une compétence sociale. [...] Cela veut dire que la propension à acquérir ce que l’on appelle la compétence technique est d’autant plus grande que l’on est plus compétent socialement, c'est-à-dire que l’on est reconnu socialement comme digne, donc tenu d’acquérir cette compétence. [...] [Ce] mécanisme [...] fait qu’un certain nombre de gens s’éliminent du jeu politique ; et que ceux qui s’éliminent spontanément sont à peu près ceux que les dominants élimineraient s’ils en avaient le pouvoir. »90

Dans le prolongement de ces études, Daniel Gaxie a démontré le lien homologique entre position sociale et sentiment de compétence politique, entre inégalités culturelles et ségrégation politique91. Un tel postulat n’est pas en soi propre à l’importation des travaux de Pierre Bourdieu en sociologie politique − les tenants de l’école de Columbia, ayant déjà affirmé que « une personne pense, politiquement, comme elle est socialement. Les caractéristiques sociales déterminent les caractéristiques politiques »92 − mais, l’apport de ces derniers est de doter la compétence politique d’un versant objectif et subjectif93 et donc de souligner l’importance du rapport subjectif à la position sociale objective. Ces deux faces intrinsèquement liées font de la compétence politique une capacité technique et cognitive mais aussi un attribut statutaire, « dont l’inverse est à la fois impuissance et exclusion objective (“ce n’est pas mon affaire“) et subjective (“ça ne m’intéresse pas“) »94. Ainsi une compétence en un domaine − économique, linguistique,

politique − est « un pouvoir tacitement reconnu à ceux qui ont un pouvoir [en ce domaine] »95 et

une telle capacité est commandée par l’assignation statutaire qui est à son fondement96.

L’appréhension subjective agit comme mise en adéquation avec les chances objectives de voir sa compétence reconnue. La compétence politique repose sur « une capacité plus ou moins grande de reconnaître la question politique comme politique et de la traiter comme telle en y répondant politiquement »97, et c’est cette capacité qui est « inséparable d’un sentiment plus ou

89 Pierre BOURDIEU, Propos sur le champ politique, Presses Universitaires Lyon, 2000. 90 Pierre BOURDIEU, Questions de sociologie, Paris, Editions de Minuit, 2002, p. 239 et sq. 91 D. GAXIE, Le cens caché, op. cit.

92 Paul Felix LAZARSFELD, Bernard BERELSON et Hazel GAUDET, The People’s Choice: How the Voter Makes Up His Mind in a Presidential Campaign, 2e éd., New-York, Columbia University Press, 1944, p. 27.

93 Cet enjeu de l’ajustement entre le subjectif et l’objectif est en quelque sorte constitutif du « constructivisme structuraliste » de Pierre Bourdieu ; « par structuralisme ou structuraliste, je veux dire qu'il existe, dans le monde social lui-même, et pas seulement dans les systèmes symboliques, langage, mythe, etc., des structures objectives indépendantes de la conscience et de la volonté des agents, qui sont capables d'orienter ou de contraindre leurs pratiques ou leurs représentations. Par constructivisme, je veux dire qu'il y a une genèse sociale d'une part des schèmes de perception, de pensée et d'action qui sont constitutifs de ce que j'appelle habitus, et d'autre part des structures sociales, et en particulier de ce que j'appelle des champs et des groupes, notamment ce qu'on nomme d'ordinaire les classes sociales. »

Pierre BOURDIEU, « Espace social et pouvoir symbolique », in Choses dites, Paris, Editions de Minuit, 1987, p. 147‑166, p. 147.

94 Pierre BOURDIEU, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Editions de Minuit, 1979, p. 466. 95 P. BOURDIEU, Le sens pratique, op. cit., p. 107.

96 P. BOURDIEU, Ce que parler veut dire, op. cit., p. 64.

97 P. BOURDIEU, La Distinction. Critique sociale du jugement, op. cit., p. 466.

moins vif d’être compétent au sens plein du mot, c'est-à-dire socialement reconnu comme habilité

à »98. Les membres d’une société, selon leurs positions, maîtrisent inégalement et différemment les dispositifs qui commandent et médiatisent leurs rapports à la politique et les normes qui régissent leurs (in)activités dans le champ politique.

La mesure de la compétence politique pose cependant question, a minima quant aux choix de ces indicateurs et a maxima quant à la pertinence d’effectuer une telle mesure. Elle est ainsi objet de controverses du fait du caractère légitimiste des préconceptions qu’elle engage. Ne valide-t- elle pas en creux les hiérarchies propres aux relations de domination qu’elles énoncent99 ? En effet, dans sa définition la plus courante, elle attribue un rôle central à la connaissance savante et factuelle de l’univers politique100, quand différentes études montrent que « produire de l’opinion

ne semble réclamer qu’un faible niveau de connaissance »101, voire relève du bricolage102. La compétence politique n’est ainsi que la partie la plus légitime du rapport au politique, qui charrie ses propres effets de légitimation.

1.1.2 Une subversion des logiques traditionnelles de la participation politique ?

De ces débats, deux définitions du rapport « ordinaire » au politique peuvent être entrevues : restrictive ou extensive. Pour la première, « doit être labélisé comme politique cela seul qui ressort des activités des spécialistes de l’activité politique, une activité sociale [...] différenciée et spécialisée [...] autonomisée [...] ségrégative et excluante »103 ; la seconde, « moins légitimiste, [...] pose comme politique ce qui est le produit d’une politisation [...] dans la capacité des acteurs sociaux à problématiser des questions, y compris les plus concrètes »104. Ces deux définitions se

superposent à une opposition entre structurel et situationnel, sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir. Notre position est qu’il est possible de s’intéresser à l’une, sans pour autant nier les acquis de l’autre. Cela s’explique en partie par notre objet : des offres de participation institutionnelles, qui appartiennent donc à l’univers politique légitime, mais qui dans une certaine

98 Ibid.

99 Claude GRIGNON et Jean-Claude PASSERON, Le savant et le populaire: misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Gallimard : le Seuil, 1989.

Pour une discussion empirique de l’opposition entre distance à la politique légitime et autonomie relative des rapports populaires au politique, voir par exemple : Lorenzo BARRAULT-STELLA et Clémentine BERJAUD, « “Celui qui parle de ça, limite on va le vanner”. Des jeunes de classes populaires face aux élections de 2012 », in Collectif Sociologie politique des élections (dir.), Les sens du vote: une enquête sociologique, France, 2011-2014, Rennes, France, Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 25‑54 ; « La tentation du retournement des normes », in C. BRACONNIER et J.-Y. DORMAGEN, La démocratie de l’abstention, op. cit., p. 224‑244.

Voir aussi : Lorenzo BARRAULT-STELLA et Bernard PUDAL, « Retour sur la politisation des classes populaires. Propositions pour une analyse des états de matière du politique et de leur convertibilité », in Lorenzo BARRAULT- STELLA, Brigitte GAÏTI, Daniel GAXIE et Patrick LEHINGUE (dir.), La politique désenchantée ? Perspectives sociologiques, Presses Universitaires de Rennes., Rennes, 2017, p. (à paraître).

100 Loïc BLONDIAUX, « Faut-il se débarrasser de la notion de compétence politique ? », Revue française de science politique, 2007, vol. 57, no 6, p. 759‑774, p. 761‑762.

101 Ibid., p. 766‑767.

102 Alfredo JOIGNANT, « Compétence politique et bricolage », Revue française de science politique, 2007, vol. 57, no 6, p. 799‑817.

103 François BUTON, Patrick LEHINGUE, Nicolas MARIOT et Sabine ROZIER, L’Ordinaire du Politique: Enquêtes sur les rapports profanes au politique, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2016, p. 12.

104 Ibid., p. 13.

mesure proposent d’en subvertir des logiques105, ce à quoi il faut adjoindre une prise en compte

de leurs réceptions et appropriations. Sans plaider d’emblée pour une définition « extensive restreinte » (ou conditionnée), c’est dans cette perspective que nous situons notre propos.

Ainsi nous nous intéressons à des sollicitations politiques − des offres de participation − dont nous interrogeons si elles sont effectivement appréhendées en tant que telle106. Il s’agit donc de lier l’appréhension d’une offre de participation et les différents attributs statutaires ou les légitimités107 permettant d’y répondre, quelle que soit par ailleurs sa forme ou les principes à son

fondement. Nous partons du principe que le rapport à l’engagement participatif, tout comme le rapport au politique108, est ancré dans l’histoire sociale des individus, d’où découle en situation leur compréhension subjective de celle-ci.

D’après nous, la position sociale ni n’épuise, ni n’épouse totalement le sentiment de compétence politique ; ne serait-ce que du fait qu’un individu est inséré dans plusieurs systèmes de déterminations des dispositions sociales109. Cette distorsion de l’homologie entre position

sociale et compétence politique est au centre de notre recherche. Une de nos problématiques est justement d’interroger les possibles changements qu’implique l’existence locale d’une opportunité de participation. L’hypothèse qui en découle est que les expériences sociales, que mobilisent les individus dans l’engagement participatif, ne seraient pas strictement celles qu’ils mobiliseraient dans la participation à d’autres institutions politiques (élection, parti…) ou plus généralement dans la déclaration d’un intérêt pour la politique ; au sujet duquel il faut d’ailleurs rappeler qu’en dehors de certaines conjonctures, le fait saillant demeure celui de l’indifférence politique. Autrement dit, il y a bien toujours un effet d’offre et de contexte, avec cependant la différence que les institutions de la démocratie représentative ont un caractère de norme sociale dominante, contrairement aux propositions se revendiquant participatives, dont il s’agit alors d’interroger la spécificité.

Notre intérêt pour l’engagement participatif s’accorde avec ces discussions, pour interroger comment une offre de participation, en tant que stimuli politique, est appréhendée à travers d’autres formes de perception et de compréhension, au sens où des individus peuvent mobiliser d’autres appuis, raccourcis et schémas issus de leurs expériences de socialisations, pour produire à la fois leur capacité et leur acceptation à participer dans ce cadre.

105 La subversion vaut pour les citoyens : pouvoir participer en dehors du vote, mais aussi, et en un sens surtout, pour les élus « participatifs », qui se positionnent au travers de cette marque distinctive dans l’espace concurrentiel de la scène politique locale. Voir Chapitre 3 - S.II - Les parcours individuels des élus participatifs

106 Voir Chapitre 8 - S.II - L’engagement participatif comme redéfinition du politique.

107 Hélène HATZFELD, Les légitimités ordinaires: au nom de quoi devrions-nous nous taire ?, Paris, L’Harmattan, Adels, 2011.

108 Daniel GAXIE, « Appréhensions du politique et mobilisations des expériences sociales », Revue française de science politique, 2002, vol. 52, no 2‑3, p. 145–178.

109 B. LAHIRE, L’homme pluriel, op. cit.

1.2 La sociologie électorale, des variables lourdes aux dispositions en contexte :

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