• Aucun résultat trouvé

Le développement de la ville et son port lié à leur emplacement stratégique militairement, économiquement et pour le desséchement

MIS EN VALEUR

Chapitre 2. Dunkerque : d’un port place-forte maritime à un centre économique et institutionnel

2. Le développement de la ville et son port lié à leur emplacement stratégique militairement, économiquement et pour le desséchement

Le port de Dunkerque, à l’époque que nous étudions, est en plein développement. Sous la 3e République, le port prend un essor remarquable, devient un port de commerce très actif et

se dote d’infrastructures accompagnant l’augmentation du trafic. La commune de Dunkerque ne s’étend que sur une légère superficie, à l’intérieur des fortifications qui ne sont vraiment démantelées qu’entre les deux guerres mondiales, et voit donc son nombre d’habitants et sa capacité à s’étendre limités. L’historien local, Louis Lemaire, décrit en 1927 ce que devient Dunkerque à la fin du 19e siècle :

Si le port, grâce surtout aux efforts soutenus de la Chambre de Commerce, pourra prendre une extension magnifique, se transformer au point de devenir le troisième port marchand de France, la ville restera encerclée dans ses murailles, et ce seront les communes suburbaines qui recueilleront le trop plein de sa population, constituant ainsi l'agglomération dunkerquoise, au lieu du grand Dunkerque.42.

Par sa position stratégique, la ville se développe comme un moteur économique de sa région et une porte pour le commerce mais doit s’accommoder des contraintes qui y sont liées. On pense d’abord au rôle militaire de la ville qui est marqué spatialement et la contraint dans son développement mais également à son rôle de maillon final d’une partie du réseau d’asséchement.

41 Ibid., p. 330. 42 Ibid., p. 327.

59 Premier état de fait, Dunkerque est depuis 1790, considérée comme une place de « première classe »43. Même si elle n’est pas militarisée, la ville portuaire prend le rôle de place forte et est donc un maillon de la défense du territoire français et de ses côtes. Entre 1818 et 1845, on construit alors une nouvelle enceinte bastionnée à larges fossés.44 Celle-ci intègre toute une nouvelle partie de terrains dans la ville (le Jeu de Mail) sur laquelle s’implantent rapidement plusieurs usines.

L’enceinte devient cependant rapidement une contrainte pour l’extension du port et sa partie Ouest est déplacée dès les années 1860 pour permettre la création d’un nouveau bassin à flot (fig. 3 et fig. 4). Les fortifications Est sont amenées au même niveau que celles de l’Ouest vers 1868. L’essor massif du port à la fin du 19e siècle se fait alors à l’Ouest de la ville mais

dans l’étroitesse des murailles de la place-forte. Louis Lemaire décrit de façon détaillée pour la deuxième moitié du 20e siècle l’embellissement de cette ville entre ses murailles.

Retenons que l’expansion urbaine s’est surtout faite en dehors des murailles, venant former une agglomération de plusieurs communes plutôt qu’une grande commune dunkerquoise. Une « ville nouvelle » à la périphérie Est de la ville est alors projetée dans les années 1870, notamment dynamisée par la création de la ligne de train reliant Dunkerque à La Panne le long de la côte française et belge45. S’est alors notamment développée à l’Est à l’emplacement des dunes la station balnéaire de Malo les Bains, qui marque le territoire jusqu’à aujourd’hui par la construction de villas et d’infrastructures (salles de spectacle, casino) tournées vers le tourisme balnéaire. On peut également citer les communes de Rosendael et Coudekerque au Sud et Sud-Est qui deviennent des foyers de population et accueillent des premières industries.

La plaine maritime flamande, dans une optique de défense et à cause de sa position stratégique, est considérée par les pouvoirs militaires comme une place forte qu’on peut inonder à des fins stratégiques.46 Cette question de l’inondation stratégique voit donc les pouvoirs militaires intervenir dans la gestion déjà complexe du réseau d’asséchement et de protection contre les inondations. Le premier cas d’inondation stratégique à l’époque contemporaine remonte à l’hiver 1813-1814, lorsque le gouvernement de Napoléon a craint l’invasion des

43 Christian Borde, « “Génie pékin contre génie militaire”. Fortifications et territoires portuaires sur le littoral de la mer du Nord au XIXe siècle. » dans Gérard Le Bouëdec et Christophe Cérino (eds.), Pouvoirs et littoraux du

XVe au XXe siècle: actes du colloque international de Lorient (24, 25, 26 septembre 1998), Rennes, Presses

universitaires de Rennes ; Université Bretagne Sud, 2000, p. 290. 44 L. Lemaire, Histoire de Dunkerque, op. cit., p. 307‑312. 45 Ibid., p. 325.

46 C. Borde, « “Génie pékin contre génie militaire”. Fortifications et territoires portuaires sur le littoral de la mer du Nord au XIXe siècle. », art cit, p. 291.

60

coalisés par le Nord. Alors qu’on envisageait d’ouvrir les écluses de mer à marée haute pour inonder le territoire rapidement à l’eau de mer, le directeur des travaux d’asséchement des Moëres encore en cours et un ingénieur ont monté une stratégie d’inondation par les eaux intérieures à partir de l’Aa. Ce processus plus long permit d’épargner les Moëres puisqu’on a consolidé ses digues en urgence mais surtout fit ses preuves puisqu’il permet une inondation à un niveau d’eau plus élevé que si elle avait été effectuée par la mer (1,35m de profondeur supplémentaire selon Lemaire).47 La mise en place de ces mesures d’urgence efficaces et sans grande conséquence sur les cultures à long terme ont rythmé les décisions des ingénieurs locaux et les habitants de l’espace rural dunkerquois pendant les deux conflits de 1870 (inondation envisagée mais avortée) et 1914-1918 (à deux reprises en 1914 et 1918)48. Les autorités militaires ont donc un rôle non négligeable et peuvent prendre des décisions, en concertation ou non avec les ingénieurs du génie civil aux impacts importants sur le territoire en moments de crises.

L’importance prise par le port et le transport de marchandises rebat alors les cartes de la gestion de l’eau : le réseau des wateringues a des canaux d’évacuation qui sont empruntés par les bateaux transportant des marchandises du port à l’arrière-pays ou l’inverse, et les eaux n’ont pas encore d’artère d’évacuation à la mer vraiment indépendante des bassins du port. On remarque rapidement que cette situation gêne le desséchement des terrains des Moëres et surtout ceux de la 4e section des wateringues. Les membres de leurs commissions se plaignent à plusieurs reprises dans les années 1880 du manque de tirages à la mer pour évacuer les eaux sous prétexte de ne pas gêner le Commerce et la Navigation. On appelle par « tirage à la mer » l’ouverture des écluses lorsque la marée est basse pour rejeter les eaux emmagasinées dans le réseau des wateringues. Ils reprochent aux autorités supérieures de privilégier les intérêts du port, en minimisant les tirages d’évacuation à la mer (qui peuvent endommager les bateaux présents dans les canaux ou dans les bassins s’ils sont faits trop rapidement) ou encore en privilégiant le financement de l’extension du port au détriment de celui du desséchement.49

Les intérêts du commerce portuaire grandissant ont pu alors depuis la moitié du 19e siècle modifier les rapports de force autour des aménagements pour le desséchement de l’eau. L’objectif d’indépendance des canaux de navigation et du réseau de desséchement a de ce fait mobilisé des questionnements et prises de décisions des acteurs de l’époque. Lorsque Blanchard

47 L. Lemaire, Histoire de Dunkerque, op. cit., p. 299‑300 ; G. Delaine, Les waeteringues du Nord de la France,

op. cit., p. 123.

48 G. Delaine, Les waeteringues du Nord de la France, op. cit., p. 124.

49 AMDK, 5O/15 « Wateringues », Extrait du registre des délibérations de la Commission Administrative de la 4e Section des Waeteringues, 28/01/1888

61 écrit sa thèse au début du 20e siècle, il reste selon lui un enjeu majeur : « L’indépendance du desséchement n’est pas encore complète à l’égard de la navigation, et chaque grande Wateringue n’a pas encore son canal particulier d’écoulement. »50

Le statut de place-forte qu’a Dunkerque rend le démantèlement de ses fortifications compliqué et débattu à de nombreuses reprises. Or, leur démantèlement, ou du moins leur déplacement, est la condition à de nouveaux ouvrages hydrauliques pour améliorer le desséchement, comme le montrent les concertations en décembre 1880 et au début de l’année 1881 entre les différents acteurs. La 4e section des wateringues subissant régulièrement des inondations des eaux intérieures comme en décembre 1880, le besoin de construire à ses terres un nouvel ouvrage d’évacuation des eaux jusqu’à la mer est répété aussi bien par sa commission administrative que par les ingénieurs.51 Ils font notamment pression sur le maire de la municipalité dunkerquoise pour que le conseil municipal statue rapidement sa position sur l’agrandissement de la ville. Il est souligné par tous les acteurs locaux, administration des wateringues, ingénieurs des services hydraulique et maritime, préfet, maire de Dunkerque, présents lors d’une réunion exceptionnelle le 28 décembre 1880 à la sous-préfecture, que l’agrandissement de la ville et donc le déplacement des fortifications ou leur démantèlement est indispensable à l’amélioration du desséchement :

C'est là que se trouve la vraie solution des conflits qui se produisent entre le port de Dunkerque et le pays waeteringué; il faut que le tracé de la nouvelle enceinte de Dunkerque soit déterminé d'une manière précise pour que l'administration puisse statuer définitivement sur les ouvrages à exécuter en vue de donner satisfaction à l'agriculture, en évacuant directement à la mer les eaux des waeteringues, sans gêner le commerce et la navigation.52

Le problème est posé à de nombreuses reprises et doit se comprendre notamment à partir de l’enjeu que représente le croisement des canaux de Jonction et de Furnes dédié à la navigation avec le canal des Moëres qui déverse ses eaux dans le canal de la Cunette vers la mer. A partir de 1890, les gouvernements français et belges s’accordent officiellement, par une convention, à remettre en état le canal de Furnes et à l’améliorer pour répondre aux besoins des flux commerciaux de navigation 53.

Un des obstacles majeurs à l’amélioration de la navigation côté français est le lien au sas octogonal entre les deux canaux de navigation, qui empêche notamment la circulation des

50 R. Blanchard, La Flandre, op. cit., p. 293.

51 AMDK, 5O15 « Wateringues », procès-verbal de la réunion à la sous-préfecture de Dunkerque du 28/12/1880 52 AMDK, 5O15 « Wateringues », procès-verbal de la réunion à la sous-préfecture de Dunkerque du 28/12/1880 53 AMDK, 5S1332, Décret d’application de la convention du 26/06/1890, Journal Officiel du 08/09/1891

62

bateaux à marée basse en saisons hivernale et pluvieuses. Un projet de 1898 visant à améliorer cette connexion (et donc la circulation entre le canal de Furnes et le port de Dunkerque, relié au canal de Jonction) souligne l’importance de résoudre le problème de l’évacuation des eaux du canal des Moëres par ce sas et projette une dérivation de ce canal en siphon pour le faire se déverser directement dans les fortifications Est54 (fig. 11). Cette nécessité est alors en tête des décideurs locaux surtout depuis le programme d’extension du port de Dunkerque (programme Freycinet) de 1879, dans laquelle elle est déjà décrite55.

Cet aménagement est finalement confirmé et mis en place à partir de 1905 tandis que l’évacuation par le sas octogonal et le canal de la Cunette est conservé en cas d’urgence (obstruction du siphon sous le canal de Furnes) à la demande de la 4e section des wateringues56.

Ces problématiques interreliées trouvent une porte de sortie dans l’entre-deux guerres, avec la mise en projet et construction d’un exutoire unique des wateringues à l’Est de la ville de Dunkerque qui libère l’extension du port à l’Ouest du canal de dérivation. Il est censé résoudre les problèmes d’asséchement dépendant de petits aménagements (canal des Moëres en siphon sous le canal de Furnes, canal de dérivation à l’Ouest pour le canal de Bergues notamment) et parallèlement ouvrir la voie au démantèlement des fortifications de la ville (et à son déclassement) et donc mettre fin aux ruptures spatiales entre la ville portuaire et les communes adjacentes57. Enfin, ce projet était censé rendre totalement indépendant la navigation du desséchement lors de sa conception, mais sa version finale construite entre 1929 et 1939 y échoue et apparaît être un compromis entre les capacités techniques et financières limitées et l’ambition des ingénieurs et décideurs.

On constate par conséquent que les aménagements hydrauliques de la plaine dépendent d’enjeux divers comme la défense du pays ou la politique de la ville de Dunkerque, et mobilisent d’autres instances de pouvoirs comme le pouvoir militaire ou la municipalité. Dunkerque devient à notre période d’étude un port commercial et industriel majeur mais son développement est limité et conditionné spatialement et juridiquement à sa situation stratégique militaire et pour l’asséchement. Ce dernier enjeu met en relation direct la ville et son espace rural, puisque les débouchés du réseau d’évacuation la traversent.

54 AMDK, 5S633, Rapport de l’ingénieur ordinaire, Avant-projet d’amélioration des communications entre le canal de Furnes et le port de Dunkerque, 07/01/1898.

5555 AMDK, 5S633, Procès-verbal de la conférence entre les services intéressés, close à Dunkerque, au 1er degré, le 30 avril 1899. Avant-projet de dérivation du canal des Moëres par les fossés des fortifications de l’Est.

56 ADN, 141J387, Approbation des ministres de l’Intérieur et de la Guerre des conclusions de la délibération prise le 27/03/1905 par la Commission mixte des Travaux Publics relative au projet de détails de la dérivation du Canal des Moëres à Dunkerque, 15/06/1905.

57 AMDK, 5S631, Conseil supérieur des Travaux Publics, Révision du programme d’extension du port de Dunkerque, rapport d’une commission spéciale, 31/07/1918.

63

Outline

Documents relatifs