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Un conflit entre commerce et agriculture ? La mobilisation des pouvoirs lors des inondations de l’hiver 1880-

LE TEMPS DE L’INONDATION

Chapitre 9. Entre inondation et crise

3. Un conflit entre commerce et agriculture ? La mobilisation des pouvoirs lors des inondations de l’hiver 1880-

L’hiver 1880-1881 et les inondations répétées permettent d’étudier une partie des rapports de pouvoirs complexes entre des acteurs politiques et économiques locaux. On s’intéressera ici plus particulièrement aux rôles de deux hommes, Jean-Baptiste Trystram et Jules Delelis. Les deux acteurs instrumentalisent chacun d’une manière différente ce semblant de crise pour faire valoir leurs propres intérêts en mobilisant et en articulant leurs différents outils liés à leurs responsabilités.

Rappelons rapidement leurs parcours et les postes qu’ils occupent à cette époque, en nous appuyant sur les articles du Dictionnaire biographique dunkerquois. Jean-Baptiste Trystram est un acteur majeur de la vie locale dunkerquoise de la 2e moitié du 19e siècle. Faisant partie des négociants et industriels les plus riches de la ville, il développe trois entreprises dans les années 1850 à Dunkerque : une scierie mécanique, une raffinerie d’huile de pétrole et surtout une des plus importantes entreprises d’importation de bois en France. Notons qu’il fonde une

219 ADN, 5K811, Livret dressé par le conducteur spécial de la 4e section des wateringues Smagghe, 1925. 220 R. Galamé et al., Dictionnaire biographique dunkerquois, op. cit., p. 347.

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entreprise familiale, puisque son fils Jean et son petit-fils Jean-Baptiste perpétuent ses affaires et poursuivent une carrière politique similaire. En 1880, il est député du Nord au sein d’un parti Républicain (1876 à 1889), membre du conseil général (1871 à 1905) mais est également président de la Chambre de Commerce de Dunkerque (1876 à 1889). Il est présenté comme un des initiateurs des travaux d’extension du port dans les années 1880 (de la transformation du bassin de l’ouest en darse n°1 en 1880 à la création de trois nouvelles darses et de deux nouvelles écluses, nommées écluses Guillain (du nom d’un ingénieur du service maritime) et Trystram) et notamment comme l’obtenteur de crédits importants auprès du ministre Freycinet dans le cadre du programme portant son nom et de la loi du 31/07/1879 les instituant.

Jules Delelis est quant à lui issu d’une famille d’agriculteurs. Avant de prendre vraiment part aux institutions des wateringues puis de se distinguer en « ardent défenseur du monde agricole »221 en tant que député (1885-1886), il connaît une carrière politique locale. Il est

continuellement conseiller municipal de Dunkerque à partir de 1855 et est surtout maire entre 1865 et 1870. On lui attribue également des initiatives pour étendre le port, comme la mise en travaux et l’obtention des financements pour la réalisation d’un nouveau bassin de Commerce (le premier bassin est mis en service en 1856 mais est vite trop petit), future 1ère darse du port, finalement inauguré en 1880. Il est ensuite entre 1877 et 1886 président de la 4e section des wateringues, et président de la Société d’Agriculture de Dunkerque à partir de 1880. Sa carrière politique et son rôle au sein de ces instances agricoles nous permettent d’affirmer qu’il s’agit d’un notable local, qui possédait beaucoup de terres qui faisait sa « fortune ».

Jean-Baptiste Trystram intervient au cours des divers échanges et protestations suivant l’inondation sous différents moyens. On remarque tout d’abord que, lorsque l’ordre est donné par le préfet d’évacuer les eaux de wateringues par l’arrière-port le 20 décembre 1880, les responsables de la Chambre de Commerce font remonter rapidement leur opposition. Ils adoptent un vœu en délibérations le lendemain qui met en garde sur l’exécution de ces manœuvres, et veut dissuader le préfet du Nord en faisant craindre une catastrophe aussi pour le port dont l’Etat serait responsable222.

Plus que ces délibérations transmises à l’ingénieur en chef du port Des Vergnes et au préfet, la Chambre de Commerce alerte l’ingénieur et le ministre. Ainsi, on voit par exemple un télégramme transmis en réaction directe à l’ordre du préfet par le ministère des Travaux Publics, envoyé le 20 ou 21 décembre 1880, alerté par « l’émotion qu’ont causé les

221 Ibid.

165 instructions » à la Chambre de Commerce223. Il nous semble que cette communication directe entre cet acteur privé du port de Dunkerque et le ministre est probablement du fait de son président qui, en tant que député, a un accès privilégié aux instances du pouvoir national. Il s’agirait alors ici d’intervenir dans les décisions des autorités publiques, en utilisant les outils offerts par le cumul de divers mandats à plusieurs échelles décisionnaires par le président de la Chambre de Commerce.

Trystram articule également ceux-ci pour répondre aux protestations des agriculteurs qui lui sont adressées en tant que député. A deux reprises, il transmet celles-ci à l’ingénieur en chef du service maritime, en lui demandant de lui fournir des réponses pour « calmer » les protestations224. Cet ingénieur a notamment ses bureaux dans le port de Dunkerque même et a forcément des contacts fréquents et particuliers avec le président de la Chambre de Commerce et acteur majeur du développement économique. Pour répondre à ses exigences de député, il utilise par conséquent cette relation plutôt que s’en remettre à l’ingénieur en charge du contrôle des wateringues.

Notons également la manière dont il tente de répondre à ces protestations tout en conservant les intérêts du port commercial et industriel : il porte des propositions au Conseil Général du Nord, puisqu’il en est membre, qui cherchent à répondre aux pétitions et aux difficultés qu’ont rencontrées les agriculteurs en s’attaquant surtout aux problèmes soulignés par l’ingénieur du port, c’est-à-dire l’absence d’unité autour d’un seul service225.

Jules Delelis alors président de la 4e section mobilise également des outils pour obtenir des décisions pour faire diminuer le nombre d’inondations et leur durée. Tout d’abord, on observe dans la réunion du 28 décembre 1880 qu’il sait porter des arguments construits sur l’organisation des écluses au port et sur leur histoire. Il porte l’idée d’un écoulement par l’arrière-port à l’Ouest en s’appuyant sur l’argument qu’il a déjà été réalisé en 1872. Le président de la 4e section rappelle également en détail les faits autour de la chute de l’écluse Magloire dans le canal de la Cunette, et surtout arrive à obtenir un écoulement du canal des Moëres sous conditions par le canal de Jonction (fig. 12), utilisé normalement à l’Ouest du port pour écouler les eaux du canal de Bergues. Cette connaissance pointue des enjeux du port

223 AMDK, 5S629, Télégramme du ministère des Travaux Publics à l’ingénieur en chef du service maritime, 20 ou 21/12/1880.

224AMDK, 5S629, Lettres de Jean-Baptiste Trystram à Eyriaud des vergnes, 06/02/1881 et 11/02/1881. 225 AMDK, 5S629, Extrait du Procès-verbal des délibérations du Conseil Général du Nord, 29/04/1881.

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semble vraisemblablement due à ses anciennes responsabilités politiques qui l’ont amené à prendre en main les questions relatives aux travaux du port.

Jules Delelis semble également utiliser son mandat à la Société d’Agriculture de Dunkerque pour multiplier les voix de protestations contre le manque d’entretien du réseau par les ingénieurs du port et remettre en question l’organisation de ces services qui ne feraient que favoriser le développement du port au détriment de l’agriculture226.

Il serait intéressant de creuser le parcours de ce personnage, sur lequel nous avons peu de documentation, pour comprendre notamment son changement de position vis-à-vis du développement du port. Alors qu’il en aurait été un des premiers instigateurs avant le programme Freycinet et sa véritable effervescence selon les auteurs du Dictionnaire Biographique Dunkerquois, il met en scène autour de l’hiver 1880-1881 un conflit entre le grand port en développement économique et spatial favorisé par l’Etat et une agriculture laissée de côté.

4. Le maintien d’une gestion concertée lors du conflit de 1870: l’inondation « prévue » et

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