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CHAPITRE 1 : Théories d’acquisition de la langue maternelle et développement phonologique

4. Développement de la parole : production

Le développement de la production de la parole par l’enfant suit une trajectoire inverse à celle de la perception. En effet, si l’enfant est tout d’abord capable de percevoir les caractéristiques acoustiques fines des sons de parole, pour ensuite perdre cette capacité au cours de son développement, et ne plus percevoir que les sons dont la catégorisation est pertinente dans le système phonologique de sa langue maternelle, sa production de parole va suivre une trajectoire qui dépend à la fois de cette perception mais également de ses capacités notamment articulatoires à produire les sons de parole. Ce paragraphe propose de retracer les différentes étapes qui se succèdent dans le développement de la production de parole par l’enfant.

4.1. Etapes du développement de la production de parole

Boysson-Bardies (1996) propose une description parallèle de l’évolution de la perception et de production de parole chez l’enfant à partir de la naissance dont une synthèse est présentée dans la table 1.1 ci-dessous, tirée de Wauquier-Gravelines (2005).

Table 1.1 : chronologie de l’évolution de la perception et de la production de la parole chez l’enfant de 0 à 48 mois (Boysson-Bardies, 1996, cité dans Wauquier-Gravelines, 2005)

Comme l’indique la table 1.1, la production de parole se fait par étapes : les premières productions assimilables à des sons de parole contrôlés arrivent vers la fin de la première année, avec l’apparition du babillage canonique vers 8-10 mois (productions de type CVCV, avec une seule consonne et une seule voyelle), suivi du babillage varié (structures CVCV dans lesquelles

alternent différentes consonnes et différentes voyelles), des premiers mots, puis de mots plus complexes, organisés en énoncés eux-mêmes de plus en plus complexes.

Koopmans van Beinum & Van der Stelt (1986) décrivent les mécanismes qui entrent en jeu dans cette acquisition progressive du contrôle articulatoire, qui permet à l’enfant de produire des sons assimilables à des sons de parole à partir de l’apparition du babillage. Ils se placent dans la théorie source-filtre distinguant phonation (la source) et articulation (le filtre) et proposent six stades de développement entre 0 et 27 semaines : 1) phonation ininterrompue, de type voyelle [a] tenue, 2) phonation interrompue, de type [aʔaʔa], 3) phonation accompagnée d’un mouvement articulatoire supraglottique, de type [awa] ou [aʁə], 4) enchaînement de variations phonatoires avec ou sans geste supraglottique (qualités de voix différentes), 5) enchaînement de gestes articulatoires rédupliqués ou babillage canonique, de type [bababa], 6) premiers mots identifiables. Les liens entre babillage canonique et premiers mots ont été étudiés par plusieurs auteurs qui les analysent cependant différemment. Pour Jakobson (1941, 1949) le babillage et les premiers mots sont deux étapes indépendantes, et le babillage est une phase d’entraînement articulatoire qui lui sera nécessaire à la production de la parole et dans laquelle l’enfant utilise la perception des sons de son environnement pour s’entrainer à identifier et à reproduire les contrastes acoustiques et phonologiques de sa langue maternelle de plus en plus précisément et fréquemment.

A l’inverse, pour Stoel-Gammon (1992) par exemple, babillage et premiers mots forment un continuum, le babillage étant une étape indispensable du développement qui permet de faire des prédictions sur la production ultérieure de la parole par l’enfant :

« the baby who produces more canonical syllables generally exhibits more advanced speech and language skills than his peer who babbles less […] (1) more canonical vocalizations provide more practice in producing sounds and syllable types that can serve as the basis for words and (2) more vocalizations provide the opportunity for the establishment of a feedback loop that allows babies to determine the relationship between their own oral-motor movements and the sounds that result from these movements »1.

Ainsi, d’après Stoel-Gammon (1992), l’émergence précoce du babillage favorise la mise en place de la boucle audio-phonatoire, donc l’émergence du système phonologique, grâce à un aller-retour permanent entre perception et production de sons de parole par l’enfant. L’étude de Oller & Eilers (1988) chez des enfants normo-entendants et sourds appareillés va dans ce sens puisqu’elle montre que les enfants sourds appareillés produisent dans un premier temps des vocalisations similaires à celles des enfants normo-entendants, mais ont un babillage canonique plus tardif ainsi que des difficultés et un retard dans la production de sons de parole assimilables à des phonèmes et similaires à ceux des enfants normo-entendants.

1 « le bébé qui produit un plus grand nombre de syllabes canoniques fait généralement preuve de capacités de parole et de langage plus avancées que celui qui babille moins […] (1) un plus grand nombre de vocalisations canoniques conduit à une pratique plus importante de la production des sons et des types de syllabes qui peuvent servir de base pour les mots, et (2) un plus grand nombre de vocalisations permet d’établir une boucle de feedback qui permet aux bébés de déterminer la relation entre leurs propres gestes oro-moteurs et les sons qui résultent de ces gestes » (notre traduction)

Parallèlement à l’apparition de segments qui vont s’approcher de plus en plus de ceux de la langue maternelle, l’enfant va petit à petit développer un système prosodique dont les caractéristiques rythmiques et intonatives sont celles de sa langue maternelle. L’étude de Konopczynski (1990a, b) de productions de séquences CV dans des énoncés multisyllabiques par des enfants francophones montre qu’entre 10 et 24 mois, l’enfant va acquérir peu à peu la prosodie de sa langue maternelle : la production de l’enfant va se caractériser d’une part par un allongement progressif de la durée des syllabes finales et la diminution de celle des syllabes non-finales, qui se stabilisent vers l’âge de 16 mois, et d’autre part par la modulation de la F0 par l’enfant dès l’âge de 9 mois, pour produire notamment des contours intonatifs de questions (Konopczynski, 1991). Ces résultats sont en accord avec l’étude de Hallé et al. (1991) chez des enfants francophones et japonophones de 18 mois, qui indique que l’enfant a acquis les caractéristiques prosodiques de sa langue maternelle : les enfants francophones produisent une proportion importante de mots bisyllabiques caractérisés par un allongement final et un contour montant, alors que les enfants japonophones ont tendance à produire des mots avec un contour descendant et des durées de syllabes équivalentes en position non-finale et finale.

4.2. Ordre d’apparition des phonèmes

L’émergence de la production de parole par l’enfant consiste donc en une suite d’étapes bien précises, liées à la fois à l’acquisition du contrôle articulatoire et à l’évolution des capacités perceptives qui se spécialisent peu à peu vers la langue maternelle. Ainsi, si les étapes de l’acquisition sont communes à tous les enfants, l’émergence des sons de parole est influencée par l’environnement linguistique auquel ils sont exposés.

Rondal (1999) propose une chronologie de l’ordre d’acquisition des phonèmes chez des enfants francophones (Figure 1.1 ci-dessous), en distinguant « émergence » (qui correspond à la première apparition du phonème dans l’inventaire de l’enfant) et « acquisition » du phonème (qui correspond à son utilisation systématique et appropriée dans des mots, par l’enfant).

L’ordre d’acquisition, c’est-à-dire l’utilisation adéquate et systématique du phonème par l’enfant, proposé par Rondal (1999) est le suivant : voyelles orales /a/ et occlusives et nasales labiales /p, b, m/ sont les premiers phonèmes que l’enfant utilise, suivis des voyelles /i, u, o/, des voyelles intermédiaires et centrales /e, ɛ, ø, y/ puis des voyelles nasales /ã, ɔ̃, ɛ̃/, et des occlusives alvéolaires et vélaires /t,d,k,g/ et nasales /n, ɲ/, les fricatives /f, v/ et liquides /l, r/, enfin fricatives /s, z, ʃ, ʒ/ sont les sons de parole que l’enfant acquiert le plus tardivement (jusqu’à l’âge de sept ans d’après Rondal, 1999).

Cette chronologie de l’émergence des phonèmes chez l’enfant francophone est donnée à titre indicatif, elle ne prend pas en compte le contexte dans lequel ceux-ci sont réalisés, et qui résulte notamment de la position du phonème dans le mot ou du statut accentuel de la syllabe ou du mot dans lequel il est placé.

L’étude de MacLeod et al. (2011) s’intéresse à la production des consonnes chez 156 enfants francophones québécois de 18 à 54 mois et met en évidence que les consonnes /t, m, n, z/ sont acquises avant 36 mois, que les consonnes /p, b, d, k, g, ɲ, f, v, r, l, w, ɥ/ sont acquises entre 36 et 53 mois et que les consonnes /s, ʒ, ʃ, j/ sont les consonnes les plus tardivement acquises, après 53 mois. Elles notent également des différences selon la position de la consonne dans le mot (initiale, médiane, finale). MacLeod et al. (2011) montrent également que seuls cinq clusters consonantiques, /bl, fl, pw, kʁ, bw/ sur les dix qu’elles étudient sont acquis par les enfants à 53 mois. Elles notent également que les consonnes qui émergent (c’est-à-dire qui apparaissent pour la première fois dans l’inventaire de l’enfant) le plus tôt sont également celles qui sont acquises (ou utilisées de façon adéquate) le plus tôt par les enfants. A la différence des consonnes, il n’existe pas à notre connaissance d’étude comparable sur les voyelles, permettant d’établir une chronologie précise de l’émergence et de l’acquisition des voyelles par les enfants francophones. Les étapes de l’acquisition du langage et de l’apparition des sons de parole restent relativement peu étudiées, en particulier chez l’enfant de plus de deux ans et chez l’enfant francophone : quel est le rôle des interactions entre perception et production dans ces étapes d’acquisition plus tardive ? Plusieurs modèles phonétiques et phonologiques, ont été proposés pour expliquer la chronologie de l’émergence des sons de parole et l’évolution de la production de la parole par l’enfant au cours de ses premières années. Nous avons choisi de présenter certains de ces modèles du développement phonologique dans le paragraphe §5 ci-après.