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CHAPITRE 4 : Étude de production (1 ère étude expérimentale) : méthodologie

2. Analyses acoustiques

2.2. Consonnes : VOT, moments spectraux

2.2.3. Caractéristiques acoustiques des consonnes occlusives

Nous avons décrit le système consonantique du français dans les paragraphes §2.2.1 et §.2.2.2 de ce chapitre, à travers une présentation de quelques éléments de phonologie du français et de quelques caractéristiques articulatoires des consonnes (occlusives et fricatives). Le système consonantique du français se caractérise par une opposition de voisement, de lieu et de mode d’articulation. Dans cette partie, nous allons présenter les caractéristiques acoustiques des consonnes occlusives du français, et en particulier l’importance du « Voice Onset Time » (ci-après VOT ou « délai d’établissement du voisement ») dans la description acoustique des occlusives du français. Calliope (1989) propose une description acoustique des occlusives à travers un enchaînement d’évènements acoustiques, visibles sur un spectrogramme, qui correspondent aux trois phases de la production des occlusives proposées au paragraphe §2.2.1) un silence « qui correspond à la phase de tenue articulatoire de l’occlusion complète du conduit vocal »22, suivi 2) d’une barre d’explosion (ou burst) qui est une « perturbation acoustique (onde de pression) de courte durée (5 à 35 ms), qui peut être intense »23, 3) puis d’un bruit de friction dont « la durée dépend de la vitesse à laquelle les articulateurs s’écartent »24, et enfin de transitions formantiques, définies comme les « déflexions fréquentielles rapides des formants que l’on observe au passage d’une consonne à une voyelle et réciproquement »25.

2.2.3.1.Définition du VOT dans la littérature

Le Voice Onset Time (VOT) est une caractéristique articulatoire des consonnes occlusives, qui peut être mesurée acoustiquement. Il est défini par Lisker & Abramson (1964) comme « the interval between the release of the stop and the onset of glottal vibration, that is voicing », c’est-à-dire l’intervalle qui sépare le relâchement des articulateurs et la mise en vibration des cordes vocales, qui correspond donc à la phase d’explosion et la phase de frication qui lui est consécutive. Dans cette étude comparative de la réalisation du voisement dans 11 langues, Lisker & Abramson (1964) s’intéressent aux frontières catégorielles, lorsque pour le même lieu d’articulation, deux, trois ou quatre catégories de consonnes occlusives sont présentes dans le système consonantique de la langue. En effet, la longueur du VOT peut permettre de percevoir des contrastes de voisement (voisées ou non-voisées), d’aspiration (aspirées ou non-aspirées) ou de force articulatoire (lenis ou fortis) dans les occlusives. Cette étude met en évidence des différences dans la réalisation du voisement selon les langues (par exemple, le /b/ néerlandais a

22 Calliope (1989), La Parole et son traitement automatique. Paris, Masson, page 91

23 Ibid., page 92

24 Ibid., page 92

un VOT négatif, ce qui indique que les cordes vocales se mettent à vibrer avant l’explosion consonantique, alors qu’en anglais celui-ci est positif, c’est à dire que les cordes vocales entrent en vibration après l’explosion consonantique), alors que ces consonnes sont perçues comme des consonnes voisées dans les deux cas. Cette première étude montre également que le VOT varie en fonction du lieu d’articulation dans les différentes langues. L’étude de Cho & Ladefoged (1999) qui compare la réalisation du VOT dans 18 langues du monde confirme ces résultats : cette étude, qui vise à distinguer caractéristiques du VOT universelles ou propres à chaque langue, met en évidence que la variation de la durée du VOT est une conséquence physiologique des différents lieux d’articulation. Elle est liée à la vitesse des mouvements des articulateurs et non à l’étendue de la surface de contact entre ces articulateurs. Calliope (1989) explique ce phénomène par une variation de la durée de la partie fricative du VOT selon le lieu d’articulation :

« La partie fricative est celle où la source de turbulence est le lieu d’articulation. Sa durée dépend de la vitesse à laquelle les articulateurs s’écartent. Cette durée est brève pour les labiales, où les articulateurs sont très mobiles. Elle est longue pour les vélaires en raison de l’inertie de l’articulateur mobile qui est le dos de la langue. La durée pour les dentales est intermédiaire, car la pointe de la langue est un articulateur assez véloce. »26

Par ailleurs, Cho & Ladefoged (1999) indiquent que les contrastes d’aspiration ne sont pas directement liés à une durée pré-définie de VOT mais que les consonnes sont distribuées sur un continuum, et que l’augmentation du nombre de catégories d’occlusives dans la langue conduit à une plus grande étendue du VOT sur le continuum.

2.2.3.2.Caractéristiques du VOT en français

Il existe relativement peu d’études acoustiques sur la production d’occlusives en français. Dans ce paragraphe, nous présenterons les résultats de l’étude de Caramazza & Yeni-Komshian (1974), de celle d’Abdelli-Beruh (2009) et de celle de Nearey & Rochet (1994).

L’étude de Caramazza & Yeni-Komshian (1974) est la première à s’intéresser au voisement en français, à travers une comparaison de la durée du VOT dans deux dialectes du français, parlés par des locuteurs monolingues : français standard de France et français canadien. Cette étude s’intéresse aux influences de l’anglais canadien, avec lequel le français canadien est en contact. Les résultats de cette étude montrent que les occlusives voisées du français de France sont produites avec un VOT quasiment toujours négatif aux trois lieux d’articulation testés (consonnes bilabiales, alvéolaires et vélaires) et que la frontière catégorielle du voisement se situe systématiquement à 0 ms pour les trois paires de consonnes. En revanche, les occlusives voisées du français canadien sont produites avec un VOT positif aux trois lieux d’articulation, et la frontière catégorielle entre consonnes voisées et non-voisées ne se situe pas à 0 ms comme chez les locuteurs français, mais elle varie d’un lieu à l’autre et d’un locuteur à l’autre. Cette différence de VOT entre les deux groupes de locuteurs de France et du Canada est statistiquement significative. Caramazza & Yeni-Komshian (1974) constatent que la réalisation du voisement par les locuteurs francophones canadiens est très proche de celle de locuteurs monolingues anglophones canadiens en anglais, ce qu’ils expliquent par la proximité géographique de ces deux

groupes de locuteurs. La durée négative ou positive du VOT est donc une caractéristique distinctive du voisement pour les locuteurs du français de France alors que ce n’est pas le cas pour les locuteurs du français du Canada.

L’étude d’Abdelli-Beruh (2009) s’intéresse à l’effet du lieu d’articulation sur la durée de l’occlusion, du VOT et de l’intervalle non-voisé (qui correspond à la durée totale de l’occlusion et du VOT) dans des productions de mots monosyllabiques CVC par des locuteurs du français standard parisien. Dans cette étude, le VOT (« short-lag VOT ») est mesuré entre l’explosion consonantique (burst) et le début de la transition formantique du F2 de la voyelle qui suit la consonne étudiée : cet intervalle correspond à la durée du burst et de la portion fricative qui lui est consécutive. Avec ces mesures, le VOT des consonnes voisées est donc toujours positif, ce qui diffère d’autres études (notamment Lisker & Abramson (1964) ou Caramazza & Yeni-Komshian (1974)) qui considèrent le VOT comme l’intervalle entre le moment où les cordes vocales entrent en vibration et l’explosion consonantique. Les résultats de cette étude indiquent un effet significatif du lieu d’articulation sur la durée d’occlusion pour les consonnes non-voisées /p/, /t/ et /k/ et voisées /b/, /d/ et /g/, de même que sur la durée du VOT. Abdelli-Beruh (2009) note par ailleurs que la durée du VOT est inversement proportionnelle à celle de l’occlusion : /p/ et /b/ ont le VOT le plus court, mais l’occlusion la plus longue. Ces résultats semblent indiquer que la durée de la consonne est globalement constante, entre les trois lieux d’articulation.

Une dernière étude (Nearey & Rochet (1994)) montre également un effet du lieu d’articulation sur la durée du VOT en anglais et en français, à la fois pour les consonnes non-voisées /p/, /t/ et /k/ et voisées /b/, /d/ et /g/. Par ailleurs, cette étude s’intéresse également à l’effet du contexte vocalique sur la durée du VOT pour les consonnes non-voisées : des logatomes /CVk/ où V est l’une des neuf voyelles orales /i, ɛ, y, ø, œ, a, u, o, ɔ/ sont produits dans des phrases porteuses par des locuteurs du français standard parisien puis analysés. Les résultats indiquent que le VOT des alvéolaires et vélaires est plus long lorsque la consonne est suivie d’une voyelle haute /i/, /y/ et /u/, alors que le VOT des bilabiales est plus long lorsque la consonne est suivie de /y/, /ø/ et /u/, et de longueur intermédiaire lorsqu’elle est suivie de /i/. Dans cette étude, qui propose également les mêmes analyses pour les mêmes consonnes en anglais canadien, Nearey & Rochet (1994) mettent en évidence un effet du lieu d’articulation et du contexte vocalique sur la durée du VOT en anglais, mais ils notent que l’effet du contexte vocalique est moins marqué que pour le français.

2.2.3.3.VOT dans les études développementales

Les études présentées dans le paragraphe précédent ont permis de définir le VOT et de préciser dans quelle mesure son utilisation dans des études de production de parole peut permettre de caractériser acoustiquement des productions de consonnes chez des adultes, dans des langues différentes. Trois études chez l’enfant proposent des trajectoires d’acquisition du contrôle de la production de consonnes à partir de mesures de VOT : Whalen et al. (2007) étudient des productions de babillage chez six enfants francophones et six enfants anglophones de six à 12 mois, Kent & Forner (1980) étudient des productions de deux occlusives non-voisées chez des enfants anglophones de quatre, six et 12 ans, et Whiteside et al. (2003) s’intéressent aux productions d’occlusives chez 46 enfants anglophones de cinq, sept, neuf et 11 ans.

Whalen et al. (2007) proposent une étude longitudinale chez six enfants francophones et six enfants anglophones, en enregistrant leurs productions de babillage à six, neuf et 12 mois. Leurs résultats mettent en évidence un effet de l’âge sur la durée du VOT (le VOT augmente avec l’âge : les enfants produisent des occlusives avec un VOT de plus en plus long au cours de l’étude), un effet du lieu d’articulation (le VOT des vélaires est le plus long, suivi des alvéolaires, puis des bilabiales), ainsi qu’un effet de la langue sur la réalisation du voisement (les enfants francophones ont tendance à produire des occlusives voisées avec un VOT négatif, alors que les anglophones les produisent avec un VOT positif court, ce qui est le reflet de la L1 de chaque groupe). Whalen et al. (2007) déduisent en outre des mesures de VOT de leur étude que l’aspiration qui caractérise la production des consonnes non-voisées de l’anglais et qui correspond à un VOT long n’est pas encore acquise à l’âge de 12 mois par les enfants anglophones, mais que le prévoisement qui caractérise la production des consonnes voisées du français et qui correspond à un VOT négatif est en voie d’acquisition à l’âge de 12 mois par les enfants francophones. Ces résultats montrent que les enfants sont sensibles à la langue de leur environnement mais qu’ils ont des difficultés à maîtriser le contrôle articulatoire nécessaire à la production de ces contrastes de la L1.

L’étude de Kent & Forner (1980) propose de décrire l’évolution de la production de deux consonnes occlusives /k/ et /t/ par des enfants de quatre, six et 12 ans, en les comparant à celle d’adultes. A travers une tâche de répétition d’après un modèle adulte de 12 phrases contenant les deux segments cibles, ils mesurent les VOT de ces segments. Leurs résultats indiquent que le VOT de /k/ est très variable et diminue avec l’âge des enfants, alors que le VOT de /t/ ne subit pas d’effet linéaire de l’âge mais il est très variable chez les enfants les plus jeunes. Ainsi, cette étude semble indiquer que la production de ces consonnes de deux lieux d’articulation différents n’est pas acquise au même rythme par les enfants au cours du développement de leur système phonologique.

Whiteside et al. (2003) quant à eux étudient les productions de consonnes voisées /b/, /d/ et /g/, et non-voisées /p/, /t/ et /k/ par 46 enfants anglophones répartis en cinq groupes d’âges (5, 7, 9, 11 et 13 ans). Ils calculent un coefficient de variation, qui prend en compte la variation de la production par rapport à la moyenne de VOT de chaque enfant. Les VOT des trois lieux d’articulation ne sont pas traités indépendamment, les auteurs ne distinguant les consonnes que par le voisement. Les résultats indiquent un effet de l’âge sur la réalisation du voisement : les enfants de 5, 7 et 9 ans ont une variation de VOT plus grande et les enfants de 11 et 13 ans ont une variation de VOT plus faible. Cette étude ne permet pas de caractériser précisément le contraste de voisement par lieu d’articulation, mais indique qu’il se produit un changement dans la réalisation du voisement des occlusives entre 9 et 11 ans.

Ces quelques études développementales de la production de consonnes occlusives ont permis de mettre en évidence que la production du voisement pour différents lieux d’articulation est un processus relativement lent à mettre en place par les enfants et que la stabilisation interviendrait entre 9 et 11 ans. Ces études n’utilisent malheureusement pas la même méthodologie d’analyse, ce qui ne permet pas véritablement de les comparer entre elles, pour proposer une trajectoire de l’acquisition du voisement par les enfants. Par ailleurs, comme nous l’avions présenté au paragraphe précédent, la réalisation du voisement en français est particulière puisqu’il se fait par un contraste entre VOT positif et négatif, mais il n’existe à notre connaissance aucune étude

développementale du VOT chez des enfants francophones de plus d’un an, et nous manquons donc de repères quant à la réalisation du voisement par des enfants d’âge comparable à ceux de notre étude de production.

2.2.3.4.Mesure du VOT

Cette revue bibliographique sur le VOT a permis de montrer le manque d’études sur la réalisation du VOT par des enfants francophones mais également la pertinence de l’utilisation de cette mesure acoustique pour caractériser les productions de consonnes occlusives : le VOT permet d’étudier la réalisation du voisement pour chaque lieu d’articulation par les locuteurs francophones et la catégorisation du lieu d’articulation pour chaque groupe de consonnes voisées ou non-voisées.

Pour mesurer le VOT des consonnes /p/, /t/, /k/, /b/, /d/ et /g/ en contexte /#_i/ et /#_u/, nous utilisons un script Praat (Boersma, P. & Weenink, D. (2015)) qui, pour chaque son, à partir du fichier d’annotation TextGrid, extrait les temps où nous avons placé les points « dv » (pour début du voisement) et « b » (pour burst). Notre méthode d’annotation est décrite en détails au paragraphe §1.4.2 ci-dessus. Pour chaque mot du corpus utilisé pour l’étude des consonnes, nous avons placé le point « b » sur le pic du burst, ce qui correspond à la perturbation du signal acoustique lors de l’explosion consonantique, et nous avons placé le point « dv » lorsque le signal devient périodique, ce qui correspond à l’apparition d’une structure formantique avant le burst dans le cas d’une occlusive voisée et au début de la transition CV dans le cas d’une occlusive non-voisée. A partir de ces relevés, nous calculons la durée du VOT avec la formule : VOT=Tdv-Tb. La figure 4.12 ci-dessous présente ces mesures du VOT pour une bilabiale voisée et une bilabiale non-voisée.

Figure 4.12 : mesures du VOT d’une bilabiale voisée (haut) dans le mot « bicyclette », et d’une bilabiale non-voisée (bas) dans le mot « pistache » produites en répétition par l’enfant NH29 (les échelles temporelles sont différentes pour les deux spectrogrammes)