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CHAPITRE 3 : production de parole et intelligibilité de la parole des enfants porteurs d’implants

1. Caractéristiques segmentales de la parole d’enfants porteurs d’implants cochléaires

1.3. Coarticulation

1.3.1.Introduction

Les études sur les voyelles et les consonnes présentées dans ce chapitre ont permis de mettre en évidence certaines caractéristiques segmentales de la production de parole par les enfants porteurs d’implants cochléaires. Il apparaît, à travers cette revue de littérature, que les enfants sourds, qui ont une première expérience de la perception orale avec l’implant cochléaire, rencontrent des difficultés de production des sons de parole. Cependant, ces études s’intéressent aux sons de parole en isolation, et ne prennent pas en compte la production de ces sons dans le flux de parole. Quelques rares études pourtant se concentrent sur les interactions des segments et la coarticulation lors de la production de parole par des locuteurs sourds, porteurs ou non d’implants cochléaires ou d’aides auditives traditionnelles. Nous allons présenter ces études dans cette section. Comme pour les études sur les voyelles et les consonnes, l’une des études (Warner-Czyz et al. (2010)) est réalisée sur la base de jugements perceptifs alors que les autres études présentées ici (Monsen (1976), Lane et al. (2001) et McCaffrey-Morrison (2008, 2012)) se basent sur des analyses acoustiques. En raison du nombre très réduit d’études sur la coarticulation chez des locuteurs sourds, nous avons fait le choix de présenter des études sur la coarticulation d’enfants, d’adolescents et d’adultes sourds, qui malgré une grande hétérogénéité des populations

étudiées, permettent de mettre en évidence des difficultés récurrentes dans la production de séquences CV, liées à des difficultés d’audition.

1.3.2.Etude perceptive : types d’erreurs et évolution de la production d’enfants CI

L’étude perceptive de Warner-Czyz et al. (2010) propose d’évaluer l’évolution des productions de séquences consonne-voyelle (CV) chez quatre enfants CI en les comparant avec celles d’enfants NH, tous enregistrés au stade des premiers mots. Tous les enfants sont enregistrés une fois par mois pendant six mois, à partir du moment où ils produisent leurs premiers mots. Les enfants CI, tous sourds prélinguaux, ont un âge chronologique de 24 mois en moyenne, et utilisent un implant depuis au moins six mois, lors de la première session d’enregistrement. Les enfants NH sont un peu plus jeunes, et sont appariés en « âge de développement vocal » (qui permet d’apparier les enfants selon leurs types de productions de parole) avec les enfants CI, pour que les productions des deux groupes soient comparables. Les enregistrements utilisés dans cette étude sont des productions de parole spontanée (interaction de chaque enfant avec l’un de ses parents). Cette étude a pour but de comprendre d’une part dans quelle mesure l’accès tardif à l’audition chez certains enfants affecte la justesse de la production des syllabes CV, et d’autre part quelle est l’évolution des types d’erreurs et des proportions de productions correctes au cours du temps lorsque l’accès à l’oral est plus tardif et perturbé. Les auteurs placent leur étude dans le cadre de la théorie « Frame, then Content », pour expliquer les relations entre contrôle articulatoire et préférence pour un type de séquence d’une part, et émergence de syllabes correctes d’autres part. La théorie prédit notamment une préférence pour des séquences /ba/, /di/, /ku/ (voir chapitre 1, §5.2).

Warner-Czyz et al. (2010) utilisent des transcriptions phonétiques des séquences CV produites, qu’ils comparent avec la cible lexicale attendue. Une syllabe est ensuite jugée correctement produite si à la fois le mode et le lieu d’articulation de la consonne et l’antériorité et la hauteur de la voyelle correspondent à la cible lexicale. Des types d’erreurs et de justesse de la syllabe sont ainsi quantifiés : a) catégorie CV correcte, b) catégorie partiellement correcte, c) catégorie inadaptée, d) omission partielle, e) omission complète. Les résultats indiquent que les séquences consonnes labiales-voyelles centrales sont les plus fréquentes et les mieux produites pour les deux groupes (32% pour les enfants NH et 44% pour les enfants CI), et que les enfants NH ont une préférence pour les séquences CV prévisibles dans le cadre de la théorie « Frame, then Content », alors que les enfants CI n’ont pas cette préférence. Plusieurs hypothèses sont avancées pour expliquer ces différences entre les deux groupes : une production plus limitée de séquences CV chez les enfants CI, l’âge chronologique qui diffère d’un groupe à l’autre (les enfants CI sont plus âgés, puisque l’apparition de leurs premiers mots, utilisée pour apparier les deux groupes d’enfants, est plus tardive), et un effet du choix du lexique sur la production et la fréquence des séquences-cibles. Les auteurs notent par ailleurs des productions plus correctes pour les enfants NH que pour les enfants CI. Les préférences pour certaines séquences CV ne changent pas au cours des six mois de l’expérience pour les enfants CI. Cependant, pour les deux groupes, la justesse des productions CV augmente significativement au cours de l’étude.

Cette étude de Warner-Czyz et al. (2010) propose un premier panorama des premières productions de syllabes chez les enfants porteurs d’implants, qui apparaît légèrement différent de celui des enfants normo-entendants et qui indiquent un effet du feedback auditif, notamment sur le type de consonnes produites par les deux groupes d’enfants.

1.3.3.Etudes acoustiques de la coarticulation

Il existe quelques études acoustiques sur la coarticulation de séquences CV par des personnes sourdes. Ces études s’intéressent en particulier aux transitions formantiques (F2) entre consonnes et voyelles.

La première étude acoustique présentée dans ce chapitre est celle de Lane et al. (2001), qui utilise l’équation de locus pour quantifier les difficultés de production d’adultes sourds porteurs d’implants cochléaires. Il s’agit de sept adultes devenus sourds à l’âge adulte, dont les productions sont comparées à celles de deux adultes normo-entendants. Les productions des adultes porteurs d’implants sont enregistrées lors d’une tâche de lecture des huit voyelles de l’anglais dans des contextes /bVt/ et /dVt/, dans des phrases porteuses. Les enregistrements sont réalisés trois fois avant activation de l’implant, puis cinq fois après activation (0, 4, 8, 12, 24 semaines après implantation). Les auteurs effectuent des mesures de F2 au début du voisement, et au milieu de la voyelle. Ils calculent ensuite un indice de coarticulation (ratio entre F2 au début du voisement et F2 au milieu de la voyelle), et la pente de l’équation de locus à partir des deux mesures de F2. Les résultats indiquent que le changement de capacités perceptives liées à l’implantation n’a que peu d’effet sur les deux indices de coarticulation, et que la coarticulation de ces adultes devenus sourds n’a pas été affectée par la surdité, puis par l’amélioration de l’audition consécutive à l’implantation, puisqu’elle reste dans tous les cas très proche de la coarticulation mesurée chez les deux adultes contrôles, normo-entendants. Les stratégies de coarticulation acquises avant la perte d’audition semblent être fossilisées et ne semblent pas subir d’effets de la perte d’audition puis de l’implantation cochléaire.

L’étude de Monsen (1976), propose une comparaison des transitions formantiques (F2) de séquences CV produites par des adolescents sourds non appareillés (six adolescents de 14 à 18;8 ans) et par des adolescents normo-entendants (six adolescents de 13 à 15 ans). Le but de Monsen (1976) est de comprendre si la coarticulation est liée à l’intelligibilité de la parole des adolescents sourds. Les productions enregistrées sont des mots monosyllabiques CV(C) dans des phrases porteuses. La première consonne est /b/, /d/ ou /f/ et la voyelle est /i/ ou /u/. L’étude s’intéresse exclusivement aux transitions du F2 entre la consonne initiale et la voyelle, qui donne des indications sur l’enchaînement des segments. Le F2 est mesuré en deux points : au début de la transition formantique, et sur une partie stable de la voyelle. Les résultats indiquent à la fois une variabilité inter-sujets pour les deux groupes, une tendance à la réduction vocalique (centralisation de /i/ et /u/) chez les enfants sourds, qui joue un rôle sur la transition formantique. Pour Monsen (1976), l’information consonantique est portée par la transition formantique, et l’impression d’une moins bonne intelligibilité de la parole des enfants sourds serait donc liée à la consonne plutôt qu’à la voyelle. Cette étude est la première qui s’intéresse véritablement à l’interaction des segments dans la parole des locuteurs sourds et donne quelques indications sur les difficultés de ces locuteurs à reproduire un enchainement de segments de manière aussi fluide que des locuteurs normo-entendants.

Deux études de McCaffrey-Morrison (2008, 2012) utilisent également l’équation de locus soit pour quantifier l’évolution de la coarticulation sur une période de six mois chez trois enfants CI ou HA de 11 à 50 mois (McCaffrey-Morrison (2012)), soit pour évaluer les effets sur la coarticulation de l’utilisation d’aides auditives traditionnelles après plusieurs années par quatre adolescents de 13 à 18 ans (McCaffrey-Morrison (2008)). Dans ces deux études, les indices de

coarticulation sont comparés à ceux d’enfants normo-entendants de la littérature (notamment Gibson & Ohde (2007) pour les enfants de 11 à 50 mois, et Sussman et al. (1991) pour les adolescents).

Dans l’étude de McCaffrey-Morrison (2008) chez les adolescents HA, des productions de 30 syllabes /bVt/, /dVt/ et /gVt/, avec neuf voyelles de l’anglais, dans des phrases porteuses ont été enregistrées. Les pentes des équations de locus ont été calculées à partir des mesures de F2 au début de la voyelle et F2 au milieu de la voyelle. Les résultats indiquent que les adolescents HA produisent les syllabes /bVt/ avec moins de coarticulation anticipatoire (pentes des équations de locus plus faibles) que les locuteurs NH de la littérature, les syllabes /dVt/ avec plus de coarticulation anticipatoire que les locuteurs NH de la littérature et que les voyelles antérieures influencent plus les productions de /g/ chez les adolescents HA que les adolescents NH de la littérature. Par ailleurs, McCaffrey-Morrison (2008) note des différences inter-interlocuteurs assez marquées dans la réalisation de la coarticulation anticipatoire. McCaffrey-Morrison (2008) et Monsen (1976) utilisent des mesures de coarticulation différentes : comparaisons de F2 au début de la voyelle et F2 sur une partie stable de la voyelle pour Monsen (1976) et équations de locus pour McCaffrey-Morrison (2008), mais les résultats sont assez similaires, puisque les deux types de mesures permettent d’établir que les adolescents sourds, (dont la surdité est pré- et périlinguistique, pour les deux études) utilisateurs d’aides auditives traditionnelles ne produisent pas des séquences CV strictement similaires à celles d’adolescents normo-entendants du même âge, même après plusieurs années d’utilisation de ces aides auditives.

L’étude de McCaffrey-Morrison (2012) s’intéresse à la réalisation de la coarticulation anticipatoire dans des vocalisations de deux enfants CI et d’un enfant HA de 11 à 50 mois, au stade des premiers mots, en les comparant à celle d’enfants NH de la littérature (Gibson & Ohde (2007)), appariés en âge chronologique et en âge auditif avec les enfants CI. Les vocalisations sont enregistrées lors d’une session un mois avant implantation (pour les deux enfants CI), puis six et douze mois après l’implantation, et six et douze mois après le début de l’utilisation des prothèses auditives pour l’enfant HA. Des séquences /bV/, /dV/ et /gV/ produites lors de ces enregistrements de parole spontanée sont analysées. Les résultats diffèrent d’une séquence CV à l’autre. En effet, pour les séquences /bV/ qui sont déjà produites par les trois enfants, avant implantation, les pentes des équations de locus sont similaires à celles de la littérature pour les enfants NH de même âge chronologique, ce qui indique que la production est facilitée par la perception visuelle de la consonne, et que le développement de la production est liée à la maturation du contrôle moteur, plutôt qu’à l’expérience de l’oral. Pour les séquences /dV/, les résultats de l’enfant HA sont comparables à ceux d’enfants NH de même âge auditif, de même que les enfants CI. Ces deux enfants CI qui ne produisaient pas de séquences /dV/ avant implantation ont des pentes d’équation de locus plus fortes que les enfants NH de même âge chronologique, mais similaires à celles d’enfants NH de même âge auditif, ce qui indique un retard dans l’acquisition de la consonne /d/, liée à l’absence de perception visuelle de cette consonne, qui n’est perçue par les enfants CI que lorsqu’ils accèdent à l’oral avec l’implant cochléaire. Les résultats des séquences /gV/ quant à eux sont similaires aux enfants NH de même âge auditif pour l’enfant HA et aux enfants NH de même âge chronologique pour les enfants CI, 13 mois post implantation.

1.3.4.Conclusion

Les résultats de ces études chez des adultes ou des enfants sourds, semblent montrer que la coarticulation est encodée au niveau moteur après acquisition, et que lorsque la surdité survient tardivement chez des adultes, ceux-ci ne perdent pas ce contrôle. A l’inverse, ces études indiquent un effet de la surdité sur la réalisation des séquences CV et donc sur l’organisation des gestes articulatoires mis en œuvre pour produire ces séquences. Les résultats des jeunes enfants et des adolescents semblent confirmer ces résultats, puisque les enfants ont des productions différentes selon le lieu d’articulation, avec une coarticulation similaire aux enfants NH de même âge chronologique pour /b/ qui est une consonne produite avant même que les enfants aient accès à l’audio. Ces résultats sont également en accord avec ceux de l’étude perceptive de Warner-Czyz et al. (2010) qui montre que les séquences labiales-voyelles centrales sont les premières séquences à apparaître dans les vocalisations des enfants.

Les études présentées dans la première partie de ce chapitre ont permis de mettre en évidence des difficultés des enfants porteurs d’implants cochléaires à produire les voyelles, les consonnes, et à produire des enchaînements de séquences consonnes-voyelles. Ces difficultés peuvent être liées à l’audition partielle de ces enfants, qui ne permet pas systématiquement de distinguer certains sons et à un accès réduit à l’audio dans leurs premiers mois de vie, qui constituent une période critique pour l’acquisition du langage et du développement phonologique. La visibilité du segment (consonne ou voyelle) semble jouer un rôle important dans la capacité à percevoir les sons, puis à les reproduire. Les résultats des études présentées ci-dessous sont également marqués par une très grande hétérogénéité, ce qui peut s’expliquer par des choix méthodologiques disparates et des cohortes d’enfants d’âges très variables et hétérogènes. Les choix méthodologiques de notre étude expérimentale devront prendre en compte ces caractéristiques et nous proposerons une méthode d’analyse des données qui prend en compte cette hétérogénéité des productions de parole.

La suite de ce chapitre est consacrée à l’intelligibilité de la parole d’enfants porteurs d’implants cochléaires qui est le reflet de la production de la parole et qui peut être quantifiée. Comme pour la production de parole, nous avons choisi une sélection d’études d’intelligibilité de la parole d’enfants sourds, porteurs d’implants cochléaires.

2. Intelligibilité de la parole d’enfants porteurs d’implants cochléaires : évaluation et