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CHAPITRE 1 : Théories d’acquisition de la langue maternelle et développement phonologique

3. Développement de la parole : perception

Dès ses premiers mois de vie, la perception de son environnement va jouer un rôle important dans le développement de l’enfant et dans son accès à la parole. Nous allons donc dans un premier temps proposer une revue de quelques études qui contribuent à la compréhension des mécanismes auxquels l’enfant a recours pour percevoir le monde qui l’entoure.

3.1. Rétrécissement perceptif

Les capacités perceptives de l’enfant au cours de la première année de vie sont caractérisées par une grande plasticité qui peut être envisagée comme le reflet d’une période critique du développement ou comme le résultat d’une exposition à l’input, notamment langagier.

Le rétrécissement perceptif est un mécanisme qui se met en place relativement tôt chez l’enfant et qui va lui permettre de construire le système phonologique propre à sa langue maternelle, nécessaire ensuite à la production de parole. Ce rétrécissement perceptif repose sur une évolution de la perception catégorielle. Nazzi (2006) propose une définition de la perception catégorielle des sons de parole :

« [… ] deux sons séparés par une même distance acoustique seront discriminés s’ils se trouvent de part et d’autre d’une frontière phonétique, mais ne le seront pas s’ils sont situés du même côté de cette frontière. »

Plusieurs expériences ont mis en évidence la capacité précoce de l’enfant à percevoir des contrastes segmentaux, même absents de la langue maternelle, entre un et quatre mois (Eimas et al., 1971, Kuhl et al., 1992), puis la perte progressive de la perception de contrastes non-natifs entre huit et dix mois, qui ne seront finalement plus discriminés par les enfants vers la fin de la première année de vie (Werker & Tees, 1984). Une étude de Maye et al. (2002) met en évidence les liens entre perception catégorielle d’un contraste phonologique et distribution statistique des occurrences participant à ce contraste dans l’input : dans cette étude, des enfants de six et huit mois sont capables de discriminer un contraste consonantique dont la distribution est bimodale (c’est-à-dire, une distribution localisée principalement aux deux extrémités du continuum) s’ils y ont été exposés auparavant lors d’une phase d’entrainement mais pas s’ils ont été exposés à une distribution unimodale (c’est-à-dire une distribution localisée au centre du continuum) . Cette étude de Maye et al. (2002) est un argument supplémentaire en faveur de la mise en place progressive d’un rétrécissement perceptif, qui a lieu vers la fin de la première année de vie de l’enfant et qui dépend de l’exposition à sa langue maternelle.

Différentes propositions de modélisations du rétrécissement perceptif ont été faites, parmi lesquelles le modèle d’assimilation perceptive ou PAM (Best, 1994), le modèle perceptif proposé par Kuhl (2000), issu de la théorie des prototypes, ou le modèle perceptif issu de la théorie des exemplaires (Jusczyk, 1992, Bybee 2001).

Le modèle d’assimilation perceptive (Best, 1994) postule notamment que lorsqu’un contraste entre deux catégories phonologiques ne fait pas partie de l’inventaire de la langue maternelle de l’enfant, celui-ci continuera à être discriminé si les sons de ce contraste ne correspondent pas à des catégories de la langue maternelle (par exemple les clicks sont discriminés par des locuteurs d’une langue qui n’en possède pas) mais ne sera au contraire plus discriminé si les sons sont similaires ou proches d’une catégorie de sons existants dans la langue maternelle : dans ce cas, les

sons non-natifs seront perçus comme faisant partie de cette catégorie proche (par exemple, le [θ] présent en anglais pourra être assimilé à un [s] ou un [f] par un locuteur francophone).

Le modèle perceptif proposé par Kuhl (2000) postule que des « prototypes » de sons de parole sont répartis dans l’espace acoustique : le « prototype » fonctionne comme un aimant (« magnet effect », Kuhl, 1991 et Iverson & Kuhl, 1995) pour chaque son de parole de la langue maternelle : chaque son est perçu comme une réalisation du « prototype » qui en est le plus proche dans l’espace acoustique. Plus l’enfant va acquérir de l’expérience en grandissant, plus le son de parole va être assimilé à l’un des « prototypes » de la langue maternelle, ce qui conduit au déclin de la perception des catégories qui ne font pas partie de l’inventaire de la langue maternelle et ce dès l’âge de six mois.

A l’inverse, dans le modèle perceptif issu de la théorie des « exemplaires » (Jusczyk, 1992, Bybee, 2001) décrit notamment dans Pierrehumbert (2001), chaque occurrence d’un son de parole est classé perceptivement en fonction de ses propriétés acoustiques puis stocké par la mémoire dans une zone acoustique. Du point de vue perceptif, une catégorie correspond ainsi à une zone où un certain nombre d’occurrences du son sont regroupées car elles partagent des propriétés acoustiques, et la perception se fait par identification de l’occurrence au sein de cette zone. La fréquence d’apparition de l’occurrence participe ainsi à l’émergence et à la distinction des catégories : il s’agit d’une approche statistique de la perception.

Il est en outre intéressant de noter que les capacités de l’enfant puis de l’adulte à percevoir un contraste phonologique évoluent au cours de la vie, notamment si l’exposition à ce contraste diminue voire disparaît. L’étude de Ventureyra et al. (2004) a montré que des adultes qui avaient été adoptés en Corée du Sud par des familles francophones entre trois et neuf ans ne sont plus capables de discriminer le contraste des occlusives du coréen (qui se distinguent acoustiquement par la durée du VOT), qui pourtant était leur première langue, avant l’adoption. La perception catégorielle des consonnes par les participants à cette étude a donc été modifiée, puisqu’ils ne sont plus capables de discriminer le contraste des trois types de consonnes de leur première langue, qu’ils ont remplacé par le contraste de voisement des consonnes du français : la plasticité de la perception ne serait donc pas exclusivement limitée à la première année de vie, ce qui pourrait remettre en question la notion de « période critique » dans l’acquisition du langage. Un grand nombre d’études sur le rétrécissement perceptif chez le bébé et le jeune enfant se concentre sur les caractéristiques segmentales de la parole, et quelques-unes s’intéressent au rétrécissement perceptif sur la base de l’utilisation d’indices suprasegmentaux ou prosodiques. Ainsi, les études de Dehaene-Lambertz & Houston (1998), de Ramus et al. (2000) et de Nazzi & Ramus (2003) montrent que les enfants, dès le plus jeune âge, peuvent discriminer des langues grâce à leur prosodie puis se spécialisent vers les structures prosodiques de leur langue maternelle : dans l’étude de Dehaene-Lambertz & Houston (1998), des bébés de deux mois sont capables de distinguer leur langue maternelle d’une langue étrangère en utilisant les caractéristiques prosodiques de la phrase ; dans l’étude de Ramus et al. (2000), des bébés francophones âgés d’une semaine environ arrivent à discriminer le japonais du néerlandais par le rythme ; et dans l’étude de Nazzi & Ramus (2003), des bébés francophones de cinq mois sont capables de discriminer deux langues appartenant à des classes rythmiques différentes, mais ne sont plus capables de discriminer deux langues appartenant à la même classe rythmique, ce qui

pourrait indiquer que le rétrécissement perceptif n’agit pas seulement au niveau segmental, mais également au niveau suprasegmental.

La modalité auditive joue donc un grand rôle dans le rétrécissement perceptif au cours des premiers mois et des premières années de la vie de l’enfant. Nous pouvons donc nous interroger sur l’impact de la surdité sur le rétrécissement perceptif qui a lieu lors de cette première période de la vie de l’enfant : dans quelle mesure l’accès tardif à l’oral et l’utilisation de l’implant cochléaire gênent-ils ce rétrécissement perceptif et quelles sont les conséquences du recours à une communication utilisant d’autres modalités que la modalité auditive sur le rétrécissement perceptif ?

3.2. Perception multimodale

La perception par l’enfant n’est pas liée qu’à la modalité auditive, mais à plusieurs types de modalités, qui lui permettent de construire une représentation du monde qui l’entoure. En effet, plusieurs auteurs ont montré que la perception est un processus qui évolue, parfois très rapidement, dès la naissance et se fait par plusieurs biais : la perception peut être entre autres haptique, auditive, visuelle, ou multimodale, lorsqu’elle utilise plusieurs modalités conjointement. Pour comprendre les liens entre ces différentes modalités qui entrent en jeu lors de la perception, nous allons présenter ici une sélection non-exhaustive de plusieurs études, qui s’intéressent à la perception multimodale chez le très jeune enfant.

Meltzoff & Borton (1979) ont par exemple montré qu’à un mois, l’enfant est capable d’identifier visuellement une tétine qu’il a eue en bouche auparavant, ce qui témoigne d’une capacité à associer plusieurs modalités pour identifier un objet. De même, Aronson & Rosenbloom (1971) mettent en évidence la préférence de bébés du même âge pour la cohérence spatiale entre information auditive et visuelle lors d’une expérience où était présentée conjointement une personne et sa voix : les bébés ont une préférence pour la présentation cohérente de cette personne en face de lui et du son de sa voix en stéréo, plutôt qu’avec un seul haut-parleur latéral, ce qui ne correspond pas à la localisation de la personne qui est en face de lui.

Kuhl & Meltzoff (1982) et Legerstee (1990) s’intéressent à la perception bi-modale de la parole : en mesurant le temps de fixation du regard de l’enfant, Kuhl & Meltzoff (1982) montrent que des bébés de 18 à 20 semaines ont une préférence pour des stimuli congruents, dans lesquels le son de la voyelle /i/ ou /a/ testée correspond à l’information visuelle proposée, et en comptant le nombre de productions de voyelles /a/ ou /u/ produites par des bébés après qu’on leur a présenté des voyelles sous forme audio ou visuelle, Legerstee (1990) montre de la même façon qu’à l’âge de trois-quatre mois, ceux-ci sont capables de percevoir et d’imiter les voyelles pour lesquelles l’information auditive et visuelle du stimulus proposé est congruente. Ceci suppose qu’il a déjà acquis une représentation abstraite des gestes articulatoires nécessaire à la production de parole.

Ces quelques expériences permettent de comprendre que le développement des capacités perceptives de l’enfant, notamment pour la parole, est relativement précoce puisque dès la naissance et dans ses premiers mois de vie, celui-ci fait appel à plusieurs modalités pour percevoir à la fois le monde qui l’entoure et également la parole.

L’enfant normo-entendant va ainsi mettre à profit plusieurs modalités conjointement, dont la modalité visuelle et la modalité auditive, pour percevoir les sons de parole et construire son

système phonologique. Mais qu’en est-il de l’enfant sourd qui a eu peu ou pas d’accès à l’oral dans sa première année de vie ? Existe-t-il un processus d’acquisition différent pour les informations visuelles ou pour les information auditives ? Si l’enfant entendant est capable d’intégrer plusieurs types d’informations pour percevoir les sons de parole, sur quelles informations l’enfant sourd va-t-il pouvoir s’appuyer pour développer ses capacités à percevoir le monde qui l’entoure ? Cette présentation non exhaustive de quelques études a permis de mettre en lumière le processus d’acquisition par l’enfant de la perception des caractéristiques et contrastes phonologiques de sa langue maternelle, au détriment des indices acoustiques qui ne sont pas pertinents dans ce système. Ce processus d’acquisition repose sur plusieurs modalités conjointes, et permet à l’enfant de développer sa représentation du monde et la catégorisation des sons de sa langue maternelle. Cette spécialisation vers la perception des caractéristiques de la langue maternelle se fait en parallèle du développement de la production de parole par l’enfant que nous allons présenter dans le paragraphe suivant.