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Un système dénominatif

Chapitre 5 La formation des noms de jouets L’objectif de ce chapitre est d’étudier les modes de formation des noms de

5.2. Les noms de jouets construits par dérivation

5.2.3. Dérivation non affixale

Comme on l’a dit plus haut (§ 5.1.3), on admettra que la néologie sémantique (café ‘boisson’  café ‘établissement’), qu’on envisageait traditionnellement dans le cadre de la sémantique lexicale, est une forme de dérivation non affixale et relève de la morphologie au même titre que la

conversion (qui a pour but essentiel le changement de catégorie). Dans la construction des NJ par dérivation non affixale, la dérivation sémantique se double d’ailleurs, systématiquement, d’une recatégorisation puisqu’un mot d’une catégorie (N, V, Adj…) est recatégorisé en NJ, une sous-classe de la catégorie du nom. Les opérations sémantiques associées à ce procédé sont souvent identiques à celles qu’on a rencontrées dans la dérivation affixale et qu’on retrouvera dans la composition.

PYROGRAVURE, MOSAÏQUE, ASTRONOMIE, BASKET-BALL sont employés dans notre corpus comme NJ, du moins servent-ils à désigner un jouet qui se présente sous forme de coffret ou de boîte. Ces noms ont comme référent habituel une activité (artisanale, sportive, scientifique…), et quelquefois le résultat de cette activité (une mosaïque). Or ici il s’agit de boîtes ou de coffrets contenant les instruments qui permettent de pratiquer cette activité. Il y a donc transfert de sens, un transfert qui consiste à « convertir » le nom qui désigne l’activité elle-même en un nom désignant un des participants du procès, l’instrument.

Variante : dans le cas de MARCHANDE, on passe d’un participant – l’agent – à un autre – l’instrument – puisque le jouet en question est constitué d’un petit étal avec caisse, panier, légumes, etc. Même chose pour LE POTIER, (COFFRET)

MENUISIER, LES BATISSEURS (jeu de construction).

Dans le tableau ci-dessous, nous mettons en relation les participants, agent et instrument, avec le procès, verbe ou locution verbale implicite et nom d’activité. Les éléments surlignés en gris sont utilisés pour nommer un jouet soit seuls soit comme tête (ou déterminé) à l’intérieur d’un syntagme ou d’un composé. Nous retrouverons parmi les composés exocentriques (infra 5.4) d’autres NJ formés sur le même principe : CREATELIER SCULPTURE, COFFRET SCULPTURE + COFFRET PAPIER RECYCLE, ARCHEOLOGIE EGYPTE.

procès, activité participants

V N agent instrument(s) NJdu corpus

pyrograver / pratiquer la pyrogravure

PYROGRAVURE pyrograveur PYROGRAVEUR PYROGRAVURE, PYROGRAVURE PASSION, L’ATELIER DE PYROGRAVURE, LE PYROGRAVEUR JUNIOR

pratiquer la mosaïque

MOSAÏQUE mosaïste [divers

instruments]

COFFRET MOSAÏQUE PLASTIQUE, CREATELIER MOSAÏQUES, MOSAÏQUE, MOSAÏQUE DE POMPEI

pratiquer l’astronomie

ASTRONOMIE astronome [divers instruments]

ASTRONOMIE

pratiquer la poterie

POTERIE POTIER tour de potier LE POTIER, LE TOUR DU POTIER, POTERIE ARTISTE, POTERIE INITIATION, POTERIE PASSION, TERRA POTERIE, TOUR DU POTIER, CREA POTERIE

pratiquer la chimie

CHIMIE chimiste [divers

instruments]

CHIMIE 200 EXPERIENCES, CHIMIE 700 EXPERIENCES, COFFRET CHIMIE, COFFRET CHIMIE

pratiquer la menuiserie

MENUISERIE MENUISIER [divers instruments]

COFFRET MENUISIER, COFFRET MENUISERIE

pratiquer le basket-ball

BASKET-BALL basketteur [divers instruments] BASKET-BALL pratiquer la vente de marchandises vente de marchandises MARCHANDE [divers instruments] MARCHANDE, MARCHANDE + CHARIOT, MARCHANDE 4 SAISONS AVEC CHARIOT, MA MARCHANDE Tableau 8 – NJ formé à partir d’un nom de procès ou de participant (agent, instrument)

Un autre schème de nomination, comparable, consiste à nommer le jouet d’après le lieu de l’activité : NURSERIE54, SHOPPING CENTER, STATION SPATIALE,

STUDIO DE CREATION, STUDIO D'ENREGISTREMENT, SUPERMARCHE.Le NJ NURSERIE

désigne un ensemble d’éléments (voire un seul élément) destiné à remplir les fonctions de ce que l’on trouve dans une nursery (table à langer et/ou valisette, ou encore chariot). STUDIO D'ENREGISTREMENT est une console-jouet offrant des possibilités d’enregistrement, soit l’élément principal que l’on peut trouver dans un véritable studio d’enregistrement55. SUPERMARCHE désigne un chariot de

supermarché ainsi que deux étals de marchandises. Le nom du lieu d’exercice d’une activité sert de dénomination pour le jouet moyennant une restriction référentielle puisque le référent est réduit à un ou quelques éléments principaux nécessaires à l’activité et la symbolisant. A la recatégorisation comme NJ s’ajoute un transfert de type holonymique puisque le tout sert à désigner des parties :

supermarché ‘lieu’  SUPERMARCHE NJ(désignant un ensemble d’éléments).

54 Ecrit aussi NURSERY.

55 Les termes studio et atelier semblent entrer en concurrence pour dénommer non pas un lieu mais un ensemble d’éléments dédiés à une activité, comme dans l’énumération qui accompagne STUDIO

La relation inverse – un transfert méronymique – se double dans HIBOO

d’un transfert analogique : il s’agit d’un « appareil à dessiner qui comporte un éclairage en forme d’œil de hibou ».

Les exemples de transfert par contiguïté de type métonymique sont plus nombreux. Exemple : éditorial  EDITO, une machine à imprimer. Ce type de relation est particulièrement utilisé dans les jeux de société. Le choix du nom du jeu est motivé par le principe du jeu : UNO (le mot à dire lorsqu’il ne reste qu’une carte en main), QUARTO ! (aligner quatre pions ayant au moins une caractéristique commune), EUREKA (être le premier à trouver), PATATRAS ! (ne pas faire tomber les chaises), BLOKUS (bloquer la progression des pièces de l’adversaire), TABOO

(ne pas prononcer les mots interdits), BRAINSTORM (dire un maximum de mots ou d’expressions en un temps limité sur un thème précis), IMAGINE… (jeu de type

portrait chinois « et si c’était.. » faisant appel à l’imagination). Dans MEGA (MEGA JUNIOR, MEGA 9/11 ANS), un jeu éducatif électronique de questions-réponses, la relation métonymique est plus vague, en lien avec la valeur intensive de méga-.

QUARTO !, PATATRAS !, IMAGINE…, EUREKA feront l’objet d’une double analyse : ils peuvent être considérés comme des dérivations délocutives (infra 5.2.4) dans la mesure où il s’agit d’énoncés (exclamatifs, par exemple). Dans les trois premiers, le point d’exclamation ou les points de suspension font partie intégrante du nom comme on peut le constater sur les emballages (illustration 24)

Illustration 24 – Marques de ponctuation et NJ (PATATRAS !)

ou en emploi discursif comme dans l’exemple ci-dessous. Dans le site du catalogue, la ponctuation qui figure dans le NJ n’est généralement pas reportée.

« Quarto ! a obtenu un grand nombre de prix ludiques à travers le monde. »56

AQUARIUM, LABYRINTHE, QUORIDOR font l’objet d’un transfert d’ordre analogique par rapport à la base. Ils désignent respectivement une veilleuse en forme d’aquarium, un jeu de société sur le principe du labyrinthe (le plateau de jeu ayant lui-même la forme d’un labyrinthe) et un jeu de société faisant appel à une structure en forme de couloirs (pour ce dernier, le lien est moins explicite).

Pour nommer un jeu de société, on utilise en général un élément représentatif du principe du jeu ou de l’action à effectuer pour gagner ou perdre (QUARTO !,

PATATRAS !, EUREKA, IMAGINE…), la forme du jeu (LABYRINTHE), les héros auxquels le jeu fait référence (BILL LE JEU).

Les voitures téléguidées (toutes de marque NIKKO, ici) sont construites sur un type de relation à la fois métonymique et analogique : SAVANNA (voiture de type 4x4 utilisée dans la « savane »), TYPHOON (force et violence, rapidité d’un typhon), SAVAGE (agressivité). Le nom est inscrit sur le véhicule, à la manière des noms de bateaux ou autres véhicules. Le schème de nomination n’est pas très éloigné de celui qui est employé pour les voitures « adultes ». En effet le nom est choisi pour son pouvoir d’évocation, pour la facilité à extraire un ou plusieurs sèmes positifs exploitables afin de construire une représentation du produit dans l’imaginaire du consommateur et afin encore de servir d’ancrage au discours publicitaire.

Tout l’éventail des moyens offerts par la dérivation sémantique est donc ici utilisé. Il reste à analyser des dénominations qui restent opaques pour le locuteur moyen. SCRABBLE, BOGGLE, EURUS, SNIFFER, TRACER, TWISTER ne sont pas immédiatement transparents. Cela est lié principalement à la connaissance de la langue dans laquelle le nom a été créé (majoritairement l’anglais). SCRABBLE,

BOGGLE sont des mots construits anglais sur les verbes to scrabble ‘chercher à tâtons’, to boggle ‘être époustouflé’, ‘époustoufler quelqu’un’. La relation est métaphorique (parallélisme du procès) dans le premier puisqu’il s’agit de ‘se creuser la tête’ et plutôt métonymique dans le second. On peut les analyser comme le résultat d’une dérivation délocutive à partir d’un impératif (scrabble !,

boggle !), même si aucun point d’exclamation n’accompagne ces noms, ou (plutôt) comme des conversions à partir du radical verbal, comme les nombreux noms d’activité de ce type (changer  le change (des monnaies), transporter 

le transport (des marchandises), puisque ce procédé est productif aussi bien en anglais qu’en français. Entre Eurus, nom d’un vent en latin, et EURUS voiture radiocommandée la relation est de type métonymique et métaphorique : cette voiture « file comme le vent ». SNIFFER est une peluche parlante qui reconnaît les odeurs. La relation avec le verbe sniffer (emprunt antérieur à l’anglais ‘renifler’, ‘flairer’) est de nature actancielle (agent de l’action). L’adjectif sniffer ‘renifleur’ est un construit anglais mais du point de vue du locuteur français il peut aussi être analysé comme un déverbal suffixé en -er (correspondant anglais de -eur), la prononciation étant identique [-ø“]. TWISTER est construit sur le verbe to twist

torsions des jambes, le twist ; mais il n’a rien à voir avec twister ‘escroc’ ou ‘tornade’57. On remarque que le graphisme utilisé pour le NJ se fait l’écho de cette motivation (T « twisté » comme les jambes du joueur).

Illustration 25 – Transparence relative des NJ (TWISTER, SPIKY)

La transparence d’un mot construit – et donc son sens, si l’on admet la restitution du sens par un processus compositionnel (le sens à partir du sens des parties) – est fortement liée à la présence d’un contexte (cf. Roché 2004). Un mot isolé peut paraître parfaitement opaque alors qu’il a toutes les chances de devenir transparent lorsqu’il est en contexte. Hors contexte, SPIKY ne suggère rien de particulier mais en présence de la photographie qui montre ce perroquet parlant plusieurs locuteurs ont fait le rapprochement avec le verbe anglais to speak [spi : k]. On peut d’ailleurs proposer pour ce NJ une double voire une triple analyse. Il existe un adjectif anglais spiky [spaIkI] ‘hérissé’, ‘pointu’ mais il peut s’agir également d’une graphie fantaisiste à partir de l’adjectif speaking ‘parlant’ avec chute de la finale consonantique [spi:kIN]  [spi:kI] ou encore dérivation suffixale en -y sur la base speak. Notre corpus nous donne accès au code écrit mais pas à l’oral (à moins d’une notoriété assez forte du produit). L’ajustement entre écrit et oral pose d’ailleurs problème, en onomastique commerciale, lorsqu’il s’agit de noms de marques ou de produits venant d’une langue étrangère. Par exemple, NIKE a dépensé beaucoup d’argent pour sensibiliser le public français à une prononciation « correcte » de son nom : [naIk], prononcé d’ailleurs [naIkI] en américain plus proche de l’origine grecque Nikê ‘la victoire’ (Lewi 1999 : 40).

5.2.4. Formations délocutives

On peut s’interroger sur le fonctionnement en discours (spontané ou commercial) de NJ tels que J'APPRENDS A M'HABILLER, QUI EST QUI ?, HOP !

COCOTIER, SOS OUISTITI, DECOUVRONS LA FRANCE. Mais d’abord, peut-on parler de noms pour ces fragments d’énoncé, ces séquences qui semblent appartenir à la syntaxe libre ? La notion de dérivation délocutive telle qu’elle a été développée

par Cornulier, à la suite de Benveniste et Ducrot, peut apporter des éléments d’explication pour l’analyse. Le raisonnement de Cornulier, à partir d’un exemple en latin, est le suivant. Le verbe salutare en latin est un verbe délocutif dérivé de la locution ‘dire « salus ! »’. Le sens auto-délocutif du mot salus est en latin ‘salus !’ (= je dis salut). De la locution salus ! on passe au nom salus par le procédé de dérivation auto-délocutive.

La relation auto-délocutive n'est pas une relation de dérivation morphologique entre deux formes lexicales, mais une relation de dérivation sémantique entre deux sens d'une même expression (Cornulier 1976 : 128).

Roché (à paraître), dans une perspective morphologique, souligne que les formations délocutives résultent de deux opérations : le figement d’un construit syntaxique (un fragment d’énoncé) et une construction morphologique (une conversion ou recatégorisation en nom). A la différence des composés syntagmatiques (types N à N, N de N, etc.) qui lexicalisent un syntagme nominal (sans son déterminant58) en tant que nom, les formations délocutives comportent une opération catégorielle. La phrase J’apprends à lire, par exemple, devient un nom de jouet : JAPPRENDS A LIRE. C’est la raison pour laquelle, bien que les formations délocutives soient le plus souvent des expressions complexes, elles relèvent davantage de la dérivation que de la composition (Cornulier parle d’ailleurs de « dérivation délocutive »).

A part, COUCOU, ME VOILA ! qui désigne un poupon (qui se déplace en rampant) et WINNIE FAIT DU CAMPING,un jouet qui se présente sous la forme d’un ensemble d’éléments et de personnages (univers de Winnie) reproduisant une scène de camping (tente sur socle de gazon, table/tronc aménagée avec mise en scène de pique-nique…), les formations délocutives sont utilisées pour nommer des jeux de découverte et de création (JAPPRENDS A LIRE, J'APPRENDS A M'HABILLER, JE DESSINE ET JE COLORIE, JE MOCCUPE DE BEBE, CREE TES BIJOUX,

DECOUVRONS LA FRANCE)ou des jeux de société (FAIS-MOI PEUR, HOP ! COCOTIER,

COUCOU, ME VOILA !, QUI EST QUI ?, SOS OUISTITI, VIPERTRAX59, COMBIEN ÇA COUTE ?, QUI VEUT GAGNER DES MILLIONS ?, SALUT LES PINGOUINS !!!, REVEILLE PAS PAPA SSHH !, LISTEN UP !, QUARTO !, PATATRAS !, IMAGINE…, EUREKA)60.Dans les premiers, l’énoncé implique l’enfant soit comme locuteur, soit (à l’impératif) comme allocutaire. Dans les seconds, le jeu est symbolisé par un énoncé qui pourrait être prononcé par un des joueurs ou par le meneur de jeu. Certains noms de jeux sont d’ailleurs dérivés de jeux télévisés qui fonctionnent selon le même

58 Les noms de jouets qui comportent un déterminant constituent un cas de figure intermédiaire qui sera étudié à part (§ 5.6.1).

principe : QUI VEUT GAGNER DES MILLIONS ? est mis dans la bouche de l’animateur. Le nom de l’émission télévisée est lui-même une formation délocutive, recatégorisée ensuite comme NJ. Dans tous les cas, une prise en charge énonciative est simulée, avec usage de la première ou de la seconde personne, impératif, interrogatives directes, exclamatives…