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Cuma, CETA, JAC : la modernisation comme projet d'émancipation

Chapitre 1 HISTOIRE ET ACTUALITE DES CUMA

1. La longue route des Cuma : 1945-1985

1.2. Cuma, CETA, JAC : la modernisation comme projet d'émancipation

La période de la Seconde Guerre mondiale a représenté un moment de basculement dans l'histoire du développement agricole et ouvert une nouvelle ère avec entre autres la création du statut juridique des Cuma. Parce que les élites agrariennes conservatrices se sont compromises par leur soutien au régime de l'occupation, la Libération a ouvert une séquence inédite en offrant des opportunités à différentes forces sociales et politiques qui avaient approfondi leurs réflexions durant la Seconde Guerre mondiale : la Jeunesse agricole catholique (JAC) d'un côté, et de l'autre les mouvements politiques qui sortent renforcés de leur action dans la Résistance, des gaullistes aux communistes en passant par les socialistes. Et parce que les populations agricoles souffrent d'une image dégradée au sortir de la guerre, des initiatives issues de ces différents courants vont chercher à restaurer la dignité et les conditions de vie des agriculteurs français dans cette période propice à l'initiative, même si les anciennes élites compromises vont vite reconquérir leurs places perdues. Pour les acteurs de ces nouvelles initiatives, la modernisation de l'agriculture sera portée comme un horizon d'émancipation pour les agriculteurs grâce à différents modes d'action collective.

Cependant, ces volontés nouvelles vont se heurter à différents obstacles, entraînant des débuts chaotiques du développement des Cuma. Le graphique ci-après montrant l'évolution du nombre de Cuma depuis 1945 illustre une croissance en dents de scie due à plusieurs crises, que nous analysons dans les pages suivantes (Figure 2).

Figure 2 : Evolution du nombre de Cuma en France de 1945 à 2000. (Source : Assens5, 2002)

5 Dans sa thèse, Assens (2012) note la difficulté à obtenir les données sur le nombre de Cuma, qui ne fait pas partie des informations recueillies par le recensement. De même, la FNCuma ne dispose que d’une partie des données des Cuma, à partir de laquelle elle fait des extrapolations.

1.2.1. Création du statut des Cuma et lancement du plan Marshall

a) Débuts chaotiques des premières Cuma

L'élaboration du statut juridique des Cuma intervient dans le contexte d'insuffisance alimentaire créé par la guerre : dans une visée interventionniste, les responsables de l'État voient dans la coopération un outil privilégié de diffusion de l'innovation technique en agriculture, avec pour objectif de moderniser le secteur et surtout d'augmenter la production agricole. Il faut noter l'importance du ministre de l'Agriculture dans ce processus, François- Tanguy Prigent, précédemment acteur en actes et en idées de l’idéal coopérativiste socialiste. Au sein du gouvernement d'union nationale issu de la Résistance, sa volonté est d'encourager l'achat et l'utilisation collective des machines, ce afin d'éviter l'anéantissement de la paysannerie française par le capitalisme, mais aussi pour favoriser l'augmentation de la productivité grâce aux techniques industrielles.

Dans ce contexte, les États-Unis lancent en 1947 le plan Marshall, officiellement dénommé « Programme de rétablissement européen », un plan d'aide économique et financière en faveur de la reconstruction européenne. C'est ainsi qu'arrivent les premiers tracteurs sur le marché français..., en nombre limité. Le gouvernement décide alors de réserver leur vente aux Cuma, par ailleurs bénéficiaires d'aides gouvernementales sous forme de prêts, subventions et avantages fiscaux et sociaux.

Cette politique va favoriser une augmentation rapide du nombre de Cuma, un nombre qui refluera quelques années plus tard, dès la fin du plan Marshall. Ce dispositif a en effet favorisé la création « opportuniste » de Cuma dans le seul but d'obtenir un tracteur. De plus, le tracteur se révèle difficile à gérer collectivement, surtout au sein de groupes d'agriculteurs disposant d'une faible expérience antérieure de coopération et de partage d'équipements (Chombart de Lauwe, 1952).

b) Mise en place d'un réseau fédératif

Dès 1945 est créée la FNCuma, pour prendre en charge la défense syndicale des coopératives et leur représentation nationale, et dont les premiers acteurs sont issus des réseaux socialistes.

Mais c'est au niveau local que le besoin d'une restructuration des Cuma se fait rapidement sentir. Les difficultés rencontrées sont nombreuses : mauvais choix de machines, soucis d'entretien, mauvaise gestion, tendances anti-coopératives... Une fois supprimé le contingentement du nombre de tracteurs, les Cuma perdent de leur intérêt. En 1952, la FNCuma entreprend un travail de remise en ordre en identifiant les coopératives qui n'ont plus d'activité et en restructurant le réseau des Cuma. Consécutivement, leur nombre va décroître jusqu'au début des années 1960.

1.2.2. Émergence des Centres d'études techniques agricoles a) Originalité des CETA

Dès 1944 est créé le premier Centre d'études techniques agricoles (CETA) par un agriculteur céréalier du Bassin parisien formé en école d'ingénieurs agronomes. L'élite professionnelle agricole à l'origine des premiers CETA est en quête d'innovations techniques, reprenant

l'héritage des notables expérimentateurs agricoles des XVIIIe et XIXe siècles en y ajoutant la

dimension collective de l'échange en groupe, le tout dans le contexte d'après-guerre (Cerf et Lenoir, 1987).

Dans les premiers CETA, la mise en groupe permettait à des agriculteurs aisés de s'organiser pour procéder à des observations de terrain, comparer leurs méthodes de production et les matériels utilisés, mettre en place des expérimentations. Ainsi sont systématisés des échanges d'expériences réalisées dans les exploitations des membres et dont les résultats sont mis en débat au sein du groupe (Compagnone, 2009). Les CETA s'inspirent des méthodes de l'organisation scientifique du travail et de la gestion des entreprises pour moderniser leurs exploitations. Se met ainsi en place un processus d'émulation et de conception technique collective, mis en réseau au-delà du groupe avec la création d'une fédération nationale dès 1951.

Grâce aux cotisations des membres, des techniciens ou des ingénieurs agronomes sont embauchés par les différents groupes (parfois, ce professionnel se partage entre plusieurs CETA). Ils aident à la mise en place et au suivi des expérimentations, ils capitalisent et mettent à disposition du ou des groupes les connaissances disponibles, ils facilitent la mise en lien avec des chercheurs et experts.

À l'échelle des groupes prédomine une conception des techniques et de la manière de les mettre en œuvre adossée à l'expérience et à l'expérimentation de leurs utilisateurs, avec un souci d'appropriation de ces techniques selon les situations. Les membres des CETA se considèrent comme des élites ayant pour mission d'initier une dynamique au-delà d'eux- mêmes. Ils mettent en avant la notion de groupes territoriaux, avec vingt agriculteurs en moyenne. Nicourt les analyse plutôt comme des réseaux, c'est-à-dire des regroupements d'agriculteurs plus proches socialement que géographiquement, ce qui les distingue d'autres populations de leur territoire.

b) Un objectif d'autonomie

Les CETA se singularisent également en instaurant une relation nouvelle avec la vulgarisation. Contrairement aux Directions des Services Agricoles (DSA) qui proposent des exposés magistraux ou des démonstrations sur des terrains sélectionnés, les CETA veulent que les questionnements émergeant de leurs propres situations soient abordés par les spécialistes qu'ils invitent. C'est bien un objectif d'autonomie qu'ils mettent en avant : le CETA « doit

permettre aux agriculteurs de conserver leur pouvoir d'initiative en s'organisant […]. Il était indispensable qu'ils puissent avoir le concours d'ingénieurs compétents, mais ceux-ci ne devaient en aucun cas décider à leur place » (Nicourt, 2013).

Cette voie originale de modernisation incarnée par les CETA et fondée sur l'initiative d'une élite parmi les agriculteurs cherchait donc à affirmer leur autonomie, et particulièrement leurs capacités à construire des manières endogènes de travailler dans une perspective de modernisation. Cerf et Lenoir (1987) observent que les CETA affirment leur aspiration à garder la maîtrise du progrès technique, et ainsi de se réapproprier sous une forme nouvelle l'intelligence de la production.

1.2.3. La JAC : de jeunes générations modernisatrices en régions d'élevage a) Une JAC promotrice de la modernisation

Durant la Seconde Guerre mondiale, la JAC, mouvement de jeunesse catholique créé en 1929 par des religieux jésuites connait un fort développement. L’épisode de la guerre est favorable à une prise en main de la direction du mouvement par des jeunes issus de sa base sociale aux dépens de sa tutelle religieuse, qui font de ce mouvement un outil au service de leurs besoins. Ces jeunes portent l'ambition d'une modernisation émancipatrice. La maturation de cette vision, qui rejoint le projet de modernisation agricole des pouvoirs publics, s'appuie également sur les intellectuels qui évoluent dans la mouvance d'Économie et humanisme, une revue fondée par des religieux dominicains. Ainsi, le travail d'analyse et de réflexion mené par les dirigeants de la JAC va orienter et fournir une justification éthique aux méthodes de modernisation mises en place.

Les « Jacistes » ambitionnent de devenir des militants de la modernisation agricole. Ces jeunes veulent en effet rompre avec la médiocrité de leurs conditions de vie. Ils revendiquent leur autonomie personnelle et collective, renvoyant capitalisme et socialisme dos à dos tout en s'opposant tant au pouvoir patriarcal qu'à celui des notables locaux et des propriétaires terriens. Sur cette base, à travers de nombreuses activités éducatives, la JAC va pousser de nombreux jeunes agriculteurs à utiliser les nouvelles techniques pour améliorer la production. Le mouvement va également encourager et soutenir l'engagement de ses membres dans les organisations paysannes au service de la profession agricole (Rémond, 2002).

L'un des dirigeants emblématiques de la JAC, René Colson, approfondira particulièrement cette réflexion sur la modernisation. Il soulignera en particulier la nécessité de parer au risque qu'elle comporte une exclusion de la petite paysannerie. Comment éviter que les petits paysans disparaissent ou se convertissent soit en entrepreneurs, soit en prolétaires ? Ce souci le conduira à promouvoir l'organisation collective des agriculteurs dans les Cuma (Colson, 1976).

b) Hétérogénéité de diffusion de ce mouvement

Néanmoins, la portée de ces réflexions auprès de la base sociale de la JAC diffère selon les régions.

La JAC est en effet beaucoup plus présente dans les régions de forte tradition catholique, souvent des régions d'élevage. En effet, le catholicisme induisant une forte natalité et donc une tendance à la fragmentation des exploitations au moment de leur transmission, le rapport entre la taille des familles et la superficie des fermes conduit au recours à l'élevage afin d'intensifier la production sur de petites surfaces (Houssel, 1991).

Par ailleurs, selon les départements, l’implantation de la JAC dans les différents milieux agricoles diffère selon les groupes sociaux concernés par le culte catholique : dans certaines zones, elle est davantage présente au sein de la petite paysannerie, dans d'autres au sein d'une bourgeoisie paysanne. Avec, à la clé, des différences dans l'appropriation des thèses proposées par le mouvement (Flauraud, 2003).