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Ambivalences agroécologiques de la coopération

Chapitre 2 LES CUMA A L’ERE DE L’AGROECOLOGIE

3. Les Cuma à l'épreuve de l'agroécologie

3.2. Ambivalences agroécologiques de la coopération

Nous avons déjà relaté la création contemporaine de nouvelles Cuma à partir d’exploitations biologiques ayant des besoins d'équipements spécifiques et que leur plus grande densité à l'échelle locale permet aujourd'hui de satisfaire de manière collective (Hellec et Blouet, 2012). Ainsi, en région Nord Pas de Calais, un mouvement significatif de création de Cuma ou de nouvelles activités en Cuma s'opère actuellement en parallèle de conversions en production légumière (Le Cunff, 2014). De même, des dispositifs agroenvironnementaux, par

exemple sur des bassins de captage, ont conduit à la création de Cuma. Leur émergence

est ainsi facilitée par l'intervention des agents chargés de les animer et de subventions incitant à la mutualisation collective. Ces différents cas montrent que la Cuma est considérée comme un outil adéquat pour faciliter la mise en œuvre de pratiques favorables à l'environnement. De même, le dispositif des GIEE met en lumière une diversité d'initiatives entreprises par des Cuma. Une partie s'inscrit dans la continuité des expériences déjà relatées précédemment (méthanisation, amélioration de la gestion et de l'épandage des effluents, conversion à l'agriculture biologique) tandis que d'autres ouvrent des champs nouveaux : amélioration de l'autonomie alimentaire en élevage (à travers des équipements de fabrique d'aliment fermier à partir de cultures de protéagineux, ou de récolte de légumineuses fourragères), développement des pratiques de l'agriculture de conservation, techniques alternatives de désherbage pour réduire l'utilisation d'herbicides (Garcia-Velasco, 2017).

Cependant, nous avons aussi identifié des cas où transition agroécologique et coopération de proximité ne convergent pas ou s'articulent difficilement.

3.2.1. Quand la transition agroécologique affaiblit la coopération de

proximité

Dans les discours d'acteurs du réseau Cuma, nous avons entendu l'idée que l'agriculture biologique conduit au retrait des Cuma. Notre analyse révèle trois phénomènes expliquant ce jugement. D'une part, la conversion d'élevages en agriculture biologique lorsqu'elle s’appuie sur l'évolution d'un système fourrager basé sur le maïs vers le pâturage réduit les besoins de mécanisation, d'où un moindre recours à la Cuma. De manière plus générale, les besoins d'équipements évoluent avec la conversion, qui peuvent ne pas être satisfaits au sein de la Cuma, induisant parfois des tensions. D'autre part, les aides publiques aux investissements nécessaires à la conversion à l'agriculture biologique sont parfois réservées à l'investissement individuel. Dans ces situations, un agriculteur biologique ne peut pas percevoir ces aides pour l'acquisition de parts sociales en Cuma correspondant à l'utilisation d'un équipement nécessaire à la conversion12. Ceci illustre une nouvelle fois une tendance des politiques

publiques à focaliser sur l'exploitation, comme évoqué dans le chapitre précédent à propos du bâti agricole (voir section 3.3.2 à la page 59). D'autres acteurs, notamment agents salariés

12 Ces aides relevant du second pilier de la PAC, la possibilité d’octroyer ces aides individuelles de soutien à l’investissement pour financer l’achat de parts sociales en Cuma relève de l’appréciation

de FDCuma travaillant dans des départements avec un essor significatif de l'agriculture biologique m'ont souligné son impact positif sur le développement des Cuma, comme évoqué précédemment.

Plusieurs travaux de Nicourt (2013) éclairent ces réalités. Il met en évidence que les premiers agriculteurs biologiques ont souvent été isolés dans leur territoire. Par conséquent, leur conduite d'exploitation différente a limité leurs possibilités de coopération de proximité, privilégiant l’implication dans des groupes de partage d'expérience et de connaissance à d'autres échelles avec d'autres producteurs biologiques. Cependant, l'augmentation du nombre d'exploitations pratiquant cette forme d'agriculture donne aujourd'hui plus de

possibilités d'organiser des modes de coopération de proximité. Ainsi, Nicourt constate

un développement des initiatives collectives dans les circuits courts de commercialisation parmi ces producteurs. Par ailleurs, des orientations différentes en matière de conduite technique peuvent exister en agriculture biologique, avec des effets différents sur la coopération de proximité. Étudiant des éleveurs ovins, il a montré deux façons de gérer le parasitisme. Une première tendance consiste à renforcer la capacité immunitaire du troupeau, notamment en sélectionnant les animaux selon leur rusticité pour éviter les interventions prophylaxiques. Une deuxième tendance consiste à garder une logique curative, mais à base de remèdes naturels en améliorant les compétences de suivi et d'observation du troupeau pour mieux anticiper les problèmes et agir rapidement. Ce faisant, les agriculteurs de cette deuxième tendance maintiennent des possibilités de dialogue technique avec leurs pairs en élevage conventionnel, voire même acquièrent une position d'expert consulté par ces derniers. Au contraire, les éleveurs de la première tendance tendent à se singulariser dans leur

réseau socioprofessionnel, ce qui peut induire une mise à distance vis-à-vis de ce dernier.

3.2.2. Divergences entre coopération et transition agroécologique

a) Des situations de Cuma défavorables

Des agriculteurs évoluant vers l'agriculture de conservation constatent que leur Cuma limite leur progression. Parce que leurs collègues ne sont pas intéressés par cette orientation, ils ne trouvent pas de pairs avec qui investir collectivement dans des équipements onéreux propres à ce type de techniques (semoirs de semis direct par exemple). Ceci peut les amener à quitter leur Cuma pour investir en copropriété avec des pairs à distance, induisant des longs temps de déplacement pour le partage des équipements (Lacoste, 2015 ; Lucas, 2012).

L'étude de Gabriel (2016) montre qu'à l'échelle d'un groupe Cuma, un même équipement

peut favoriser des pratiques agroécologiques chez des membres et des pratiques contraires chez d'autres. En effet, il a analysé le cas d'un groupe d'agriculteurs d'une même

Cuma réunis par une unité de méthanisation, dont la chaleur est valorisée par une unité collective de séchage. Grâce à cette possibilité de séchage et le digestat issu du méthaniseur, des membres ont pu convertir leur exploitation en agriculture biologique en produisant notamment du foin de luzerne. Un autre agriculteur a saisi cette opportunité pour développer davantage la production de tabac séché, culture fortement consommatrice d'intrants. À l'échelle du groupe, le surcroît d'intrants utilisés par ce dernier n'étant pas compensé par les

baisses d'intrants observables dans les autres exploitations, cette organisation collective a conduit globalement à un impact environnemental plus préjudiciable comparativement à la période antérieure à la mise en œuvre du méthaniseur.

b) Un facteur d'accroissement de la dépendance aux fourrages mécanisés ?

Analysant les performances économiques des élevages laitiers français par rapport à leurs concurrents étrangers, Perrot et al. (2016) notent une tendance à une plus grande autonomie alimentaire des éleveurs français, en particulier dans l'Ouest, mais qui entraîne un coût important, en raison de frais de mécanisation élevés. Ces élevages dépensent moins en aliments achetés que leurs concurrents tout en ayant une production laitière par vache élevée, mais le coût d'équipement consacré à la production fourragère cultivée produite sur l'exploitation renverse cet avantage. Ainsi l'autonomie alimentaire des exploitations bovin-lait de l'Ouest de la France est rendue possible par un fort recours aux fourrages mécanisés (fourrages stockés en l’occurrence, en particulier le maïs ensilage) alors que leurs concurrents les plus proches en termes de niveau d'autonomie (Irlande et Nouvelle-Zélande) privilégient davantage l'herbe pâturée. Pour expliquer ce suréquipement des exploitations françaises, Perrot et al. (2016) avancent plusieurs raisons dont le caractère essentiellement familial de la main œuvre agricole en France avec peu de recours au salariat, qui incite à un équipement conséquent pour limiter l'astreinte et la pénibilité du travail. Ces auteurs concluent donc que leur pratique actuelle de l’autonomie coûte chère en compétitivité aux exploitations françaises, d'autant plus que cette autonomie a peu servi à démarquer les produits de ces exploitations relativement autonomes en comparaison de leurs concurrents.

Compte-tenu de la forte implantation des Cuma au sein de l'élevage laitier de l'Ouest de la France, et notamment autour des activités d'ensilage, nous nous interrogeons sur un possible effet de verrouillage de l'investissement en Cuma. En s'engageant en Cuma pour atténuer les coûts d'investissement dans les équipements nécessaires aux fourrages mécanisés, les éleveurs laitiers de l'Ouest n'ont-ils pas accru leur recours aux fourrages mécanisés aux dépens du recours au pâturage ? Ou autrement dit, en facilitant l'accès à la mécanisation, les Cuma ne sont-elles pas devenues sur le long terme un facteur accroissant la dépendance

à la mécanisation ? Cette hypothèse laisse entrevoir les Cuma comme un possible facteur

de verrouillage renforçant la dépendance des élevages aux fourrages mécanisés, en particulier du maïs, ainsi que la dépendance au capital industriel substitué au travail humain. Or la culture du maïs dans les systèmes d'élevage, comme la diminution des actifs agricoles facilitée par le recours à la mécanisation, apparaissent aujourd'hui comme des freins à la transition agroécologique.

3.3. Synthèse et conclusion

Face aux enjeux environnementaux, les Cuma jouent divers rôles dans deux orientations : soit elles sont le lieu d'émergence de nouvelles solutions collectives qui s’organisent de manière informelle ou dans une autre structure juridique, ou soient elles sont le lieu d'organisation de nouvelles expériences de mutualisation pour y répondre. Dans ce dernier cas, le point de départ est le fait que la réponse collective s'organise autour du partage d'équipements. Parfois, à partir de ce point de départ, des groupes en Cuma ont été amenés à prendre en charge d'autres dimensions en l'absence d'acteurs autres pour le faire. C'est ainsi que les Cuma sont devenues des acteurs moteurs sur le champ du cocompostage par le passé, ou dans le développement des filières bois-énergie actuellement. Dans cette exploration de champs nouveaux, les Cuma et leurs réseaux n'ont pas toujours trouvé des partenaires techniques et scientifiques pour les appuyer. C'est pourquoi, les fédérations des Cuma des trois régions de l'Ouest de la France (Bretagne, Pays de Loire et Basse-Normandie) ont créé en 1995 l'association AILE (Association d'Initiatives Locales pour l'Energie et l'Environnement) pour s’attacher des compétences techniques sur ces sujets. Cette organisation a été co-créée avec un acteur public doté d'une expertise sur l'environnement, l'ADEME (Agence de l'Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie) (Pierre, 2013).

La Cuma, destinée initialement à favoriser la modernisation de l'agriculture, a ainsi été progressivement saisie comme un moyen de répondre aux enjeux environnementaux. Ces initiatives ont essentiellement émergé « par le bas », c'est-à-dire peu à partir de dispositifs agro-environnementaux. Cependant, les problèmes de qualité de l'eau ont généré des dispositifs agro-environnementaux à l'échelle locale, ainsi que de programmes de recherche. Leurs acteurs ont favorisé des créations de Cuma sur ce champ.

Au niveau local, cette remobilisation des Cuma pour développer des pratiques d'adaptation agroécologique des systèmes productifs n'est pas sans susciter des tensions car elle induit des besoins d'équipements différents venant parfois troubler l'organisation existante.

Tout ceci confirme ce qu'a déjà analysé Assens (2002) : les Cuma contribuent à l'innovation à partir d'objets techniques pouvant être mutualisés. Cependant, la mutualisation de la mécanisation en la rendant plus accessible économiquement pour les exploitations membres peut peut-être aussi paradoxalement constituer un facteur de verrouillage pour la transition agroécologique. Dans certains cas, celle-ci nécessite en effet de se détacher de certains objets techniques au profit de nouvelles entités comme les objets naturels (activité biologique des sols en agriculture de conservation, prairie en système herbager économe et autonome). Nous verrons dans la troisième partie si cette hypothèse du verrouillage est confirmée ou pas.

Deuxième partie :

DEMARCHE de

RECHERCHE

Nous développons dans cette partie les bases théoriques et méthodologiques de notre recherche. Le chapitre 3 nous permet d’analyser les connaissances scientifiques existantes au sujet de l’autonomie en agriculture et de la coopération de proximité. Ceci nous permet de rendre compte de la démarche de construction de notre démarche de recherche de thèse réalisée en milieu professionnel dans le chapitre 4.