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La coopération de proximité : un phénomène à multiples facettes

Chapitre 3 COOPERATION ET AUTONOMIE : REFERENCES THEORIQUES

2. État de l'art sur le sujet de la coopération de proximité

2.2. La coopération de proximité : un phénomène à multiples facettes

2.2.1. La rationalité cognitive de la coopération de proximité

a) Darré : les dialogues techniques entre pairs producteurs de connaissances

Dans les sciences sociales françaises relatives à l'agriculture, les interactions de proximité entre agriculteurs sont souvent évoquées en faisant référence aux travaux de l'ethnologue Darré et de ses collègues du GERDAL. Darré est en effet considéré comme l'auteur de référence sur ce sujet, lui qui a mis en évidence en agriculture la spécificité des dialogues techniques ayant lieu au sein des réseaux socioprofessionnels locaux des agriculteurs (Darré

et al., 1989). En effet, cet auteur considère les modes de coopération locale entre pairs comme

des situations de coactivité entre agriculteurs, d'ordre matériel (entraide, travail en commun, partage et échange d'équipements ou d'autres ressources) et idéel (discussions, échanges d'expériences et de conseil). Autrement dit, dans ces situations de coactivité, le travail agricole est inséparable d'une activité de production de connaissances d'individus interagissant entre eux. De plus, cet univers de la connaissance interagit avec un autre univers, celui des relations sociales, dans lequel on peut observer des processus sociaux de coopération et de conflit (Le Guen, 2011). Dans ces situations de coactivité, les agriculteurs cherchent à travers des

interactions avec leurs pairs à développer des dialogues techniques qui leur permettent d'enrichir leur travail réflexif pour adapter leurs pratiques. La morphologie des réseaux socioprofessionnels locaux configurés par ces différentes situations de coactivité détermine la densité et la qualité des dialogues entre les agriculteurs d'un même territoire, à travers lesquels se jouent des dynamiques d'interinfluence contribuant à évaluer les pratiques en vigueur et ainsi à les « normer ». Ces réseaux, qui tendent à produire des représentations partagées de la réalité formant un système local de normes communes, sont donc à la fois habilitants et contraignants pour les agriculteurs (Giddens, 1987). Autrement dit, ce système de normes est à la fois une ressource et une contrainte pour l'agriculteur : s'en écarter peut entraîner un risque de marginalisation, et s'y appuyer peut permettre d'éviter l'infini des erreurs possibles.

Darré met donc en avant un enjeu stratégique à la coopération entre pairs comme support de dialogues techniques, condition essentielle au changement technique. En effet, selon lui, toute expérimentation et introduction d'une nouveauté technique par l'agriculteur implique une réélaboration de la façon de concevoir la réalité et d'évaluer les actes, autrement dit de son système conceptuel. Qu'il s'agisse d'une amélioration, d'un artefact nouveau ou de l'adoption d'une pratique, l'intégration de ce type de nouveautés modifie la logique partielle ou globale du système productif. Par exemple, l'adoption de l'ensilage, en modifiant la manière de valoriser les fourrages, a des répercussions sur la conduite des plantes fourragères, l'alimentation du bétail, le planning de travail, etc. Par conséquent, lors de l'introduction d'une nouveauté, les agriculteurs reconstruisent leurs conceptions des choses, de manière cohérente avec les techniques matériellement adoptées afin d'en garder la maîtrise. Autrement dit, quand un agriculteur change une pratique, son système de pensée qui justifie et conduit les actes doit lui aussi changer, afin qu'il puisse garder la maîtrise de ses actes. Cette reconstruction de son propre système conceptuel, ou de ses représentations, associée à la nouveauté technique, correspond à un processus d'ajustement de la façon de voir et d'agir face aux changements de situation. Or, ce processus est marqué par son caractère dialogique et oral, car il s'opère par la parole. Cela suppose un retour réflexif sur les façons habituelles de dire les choses à partir des expériences individuelles, par le moyen en particulier de l'échange de ces expériences et points de vue entre pairs. Le dialogue permet d'opérer ce retour réflexif : la parole est le support par lequel l'agriculteur progresse par successions de formulations et d'ajustements dans la manière de dire les choses, permettant d'engendrer un système conceptuel approprié à la nouvelle situation résultant de l'introduction de la nouveauté. Ce caractère dialogique implique donc l'intermédiaire d'un espace de parole, lieu producteur de ce système conceptuel. C'est pourquoi sa transformation s'accomplit principalement dans la chaîne de dialogues entre pairs qui permet la confrontation des façons différentes d'évaluer les choses et les actes, ainsi que des expériences accumulées. Pour Darré, l'appui au changement technique par les agriculteurs, nécessite donc d'intensifier et d'améliorer les dialogues techniques entre agriculteurs s'opérant à travers les modes de coopération, qu'ils soient locaux ou organisés à d'autres échelles. En effet, les auteurs du Gerdal prêtent aussi attention aux collectifs a-territoriaux dont les agriculteurs font partie, parlant ainsi de multi-appartenance des producteurs, et à l’impact de ces participations sur les réseaux socioprofessionnels locaux (Le Guen, 2011).

Cet examen des conditions sociales de la production de connaissances entre pairs agriculteurs par Darré et ses collègues du GERDAL les amène à souligner que la construction de la connaissance agroécologique nécessite de porter attention et de soigner l'organisation des modalités d'échange et de dialogue entre les agriculteurs au sein des différentes configurations d'interaction sociale entre pairs : elles sont en effet le lieu où les agriculteurs peuvent accéder à des ressources cognitives complémentaires, et modifier leurs systèmes de pensée afin de maîtriser la transition agroécologique. En effet, ces auteurs soulignent que la mise en œuvre des changements de pratiques relève d'une alternance de moments de réflexion et d'analyse sur les problèmes et les situations, ou sur telle ou telle piste de solution, et de moments de mise en pratique de quelque chose de concret, de façon indépendante ou coordonnée. Ce processus est plus ou moins favorisé par la morphologie des réseaux socioprofessionnels locaux et la qualité des dialogues techniques en leur sein, ainsi que dans les groupes de partage d'expériences auxquels les agriculteurs peuvent appartenir. D'où le besoin de créer au sein de ces derniers les conditions pouvant favoriser une prise de parole équilibrée de la part des protagonistes, en gérant les écarts de positions sociales et donc d'accès à la parole ou de possibilités d'être entendu au sein de ces espaces (Ruault et Lémery, 2009 ; Ruault et Lessens, 2017). Il s'agit de renforcer la capacité de ces collectifs à valoriser les expériences, les idées et les informations de chaque membre du groupe (Darré, 1996).

b) Les aspects symboliques des dialogues techniques entre agriculteurs à l'échelle locale

En complément, Chiffoleau (2004) a caractérisé les modalités d'interaction sociale dans une situation de changement de pratiques à visée agroenvironnementale de la part d'agriculteurs membres d'une coopérative viticole. En plus des analyses de Darré, elle s'est appuyée sur d'autres travaux en matière d'analyse de réseaux sociaux (Lazega, 2001 ; Blau, 1964). Elle montre que les dialogues techniques entre pairs, en particulier les demandes de conseil, sont contraints par les situations de concurrence de statuts symboliques entre pairs. Elle souligne que dans le champ agricole local, les relations professionnelles tendent à être liées aux réseaux familiaux et de voisinage : « Pour éviter de reconnaître un statut plus élevé à un parent ou à

un voisin, avec lequel «on vit autant que l'on travaille », on peut alors préférer demander des conseils à des collègues moins proches. » (Chiffoleau, 2004, p. 99). Elle constate en effet que

les producteurs tendent à avoir deux réseaux distincts. D'une part, un premier réseau est constitué de pairs de même statut qui constituent des partenaires de dialogue pour les opérations courantes. Des interactions liées à des échanges de matériel et de travail constituent les liens au sein de ce réseau, qui correspondent aux liens les plus faibles, intenses et durables, coïncidant souvent avec des liens de parenté, de voisinage ou d'amitié. Ils permettent aux agriculteurs de se conforter, de se rassurer et de mettre à l'épreuve des idées nouvelles interceptées par ailleurs et qu'ils ne savent pas forcément interpréter. D'autre part, un deuxième réseau, plutôt basé sur des liens de conseil et ne comportant pas que des pairs agriculteurs, permet l'échange de conseils et se superpose de manière mineure avec le premier réseau. Il s'agit d'un réseau plus calculé, dont les pairs qui le composent sont reconnus comme plus compétents qu'eux sur une thématique précise. Ces pairs « experts » sont consultés en cas de question sérieuse, et sont diversifiés de façon à atténuer le coût symbolique lié à la reconnaissance d'un statut plus élevé que le sien.

Au sein de ces deux types de réseaux, il existe des agriculteurs prestigieux, c'est-à-dire des agriculteurs avec une expertise reconnue sur une thématique précise et qui reçoivent beaucoup de demandes de conseils. Leur expertise constitue la base de leur autorité et de leur statut différent : le coût symbolique de la demande de conseils à ce type d'agriculteurs est atténué par leur niveau d'expertise, considéré au-dessus de la norme générale. Cependant, Chiffoleau note aussi des cas d'agriculteurs reconnus comme compétents, mais peu consultés. Elle l'explique par le fait que d'emblée, ce type d'agriculteurs se considèrent d'un statut social plus élevé en raison de leur histoire sociale et ne se prêtent pas à l'offre de conseils auprès des autres agriculteurs. Ces analyses montrent donc qu'il existe différents types d'agriculteurs qu'il est plus ou moins coûteux de consulter au regard de leur statut.

Enfin, Chiffoleau relève aussi que l'innovation que constituent les pratiques agroenvironnementales en question génère un certain degré d'incertitude qui fait que les routines et connaissances associées au réseau local de dialogues ne suffisent pas à la conception de nouvelles pratiques.

2.2.2. Mieux comprendre la rationalité symbolique de la coopération

de proximité

Afin de mieux comprendre les fondements de cette dimension symbolique intervenant dans la coopération de proximité, les travaux de Sabourin (2007, 2011, 2012) sur différentes formes d'entraide agricole, essentiellement dans les pays du Sud, apportent de précieuses ressources. Cet auteur, socioanthropologue, met en évidence que l'entraide est un phénomène ancien fondé initialement sur des pratiques et structures relevant de la réciprocité, et que les agriculteurs du Sud reproduisent et adaptent cette logique avec celle de la logique de l'échange marchand qui s’est aujourd'hui diffusée dans ces formes d'agriculture. Pour analyser la manière dont cette logique de réciprocité perdure et est renouvelée à travers les pratiques de coopération et d'organisation collective entre agriculteurs, Sabourin mobilise les théories de la réciprocité, dont les auteurs renouvellent les analyses anthropologiques de Mauss sur le don et contre-don (Temple et Chabal, 1995). Selon ces auteurs, la réciprocité peut être une structure sous-jacente à d'autres relations que l'échange et en particulier à des prestations qui ont pour but de la reproduire pour elle-même afin d'engendrer systématiquement davantage de sens, ou afin de produire des valeurs non réifiables, en particulier les valeurs sociales. La reprise des grilles de lecture de la théorie de la réciprocité permet de comprendre que ces configurations d'alliance, de dialogue (face à face) et de partage de ressources peuvent correspondre à des relations structurées de réciprocité symétrique, engendrant des valeurs affectives et éthiques. En ce sens, elles peuvent produire, en plus des valeurs matérielles ou instrumentales (savoirs, informations, références) des valeurs humaines affectives et sociales. Ainsi, la relation de dialogue dans le face à face génère la reconnaissance, mais également l'amitié. La relation de partage multilatéral engendre un sentiment de confiance entre les membres et d'appartenance à une même entité, voire de responsabilité commune vis-à-vis des ressources partagées.

Ainsi, Sabourin (2007, 2012) souligne que la coopération entre agriculteurs ne met pas en jeu seulement des besoins matériels, mais aussi des liens sociaux et symboliques. Selon lui, on

simples échanges de services. D'ailleurs, il souligne que le droit français reconnaît dans l'entraide une relation de réciprocité dans l'acte de production agricole et non pas une relation d'échange marchand (Code rural, articles L.325-1 et suivants). Ainsi, selon Sabourin, la monétarisation des rétributions dans le cadre de l'entraide ne signifie pas pour autant la fin de la logique de réciprocité : « Quand la structure de réciprocité est solide, monétarisation de

l'entraide ne signifie pas obligatoirement marchandisation du travail. » (Sabourin, 2011,

p. 277)

Par conséquent, les interactions sociales générées par les modes de coopération de proximité produisent des valeurs humaines et sociales, positives ou négatives, exprimées par les agriculteurs à travers l'évocation de sentiments d'obligation ou de solidarité, d'appartenance ou de distanciation, ou encore de confiance. Ces valeurs constituent des produits, ainsi qu'un moteur ou un frein (selon qu'elles soient positives ou négatives) au renouvellement des cycles de réciprocité.

À noter que Sabourin, sans avoir lui-même conduit des études de terrain dans les agricultures occidentales, questionne la part de réciprocité et de l'échange qui peut se jouer dans l'entraide pouvant être activée au sein des Cuma en France. Il se demande notamment si le terme de solidarité, exprimée dans la communication officielle de ce réseau, ne correspond pas essentiellement à l'expression morale (la coopération) d'un intérêt collectif matériel partagé par plusieurs individus (Sabourin, 2011, p. 279).

2.2.3. Mieux comprendre la matérialité de la coopération de

proximité

Différents travaux sociologiques, marqués par l'approche sociotechnique, ont porté attention à la dimension matérielle des modes de coopération organisés entre agriculteurs.

a) Le rôle structurant des objets dans l'action de coopération

Cette matérialité de l'action de coopération a ainsi été examinée par Goulet (2008) dans son travail doctoral d'analyse de l'émergence et du fonctionnement des réseaux d'agriculteurs français organisés autour du non-labour. Pour ce faire, il s'est notamment appuyé sur les travaux de Dodier développés dans son ouvrage « Les Hommes et les machines » (1995), basé sur une étude de cas en entreprise industrielle et qui l'amène à mettre en avant le concept de

solidarité mécanique. Selon Dodier, celle-ci découle de la participation commune des ouvriers

et des objets que sont les machines et les produits fabriqués, au fonctionnement d'ensembles techniques complexes, participation faisant émerger une conscience du collectif. Dans ces situations, les objets en viennent à cadrer les interactions entre les individus, en étant le support de leurs interactions. Les organisations et modes de coopération adoptés sont ajustés par les acteurs en fonction des situations techniques, sans qu'il y ait un mode d'interaction unique entre les acteurs et les objets techniques. À partir des interactions que les opérateurs entretiennent avec les objets techniques se construisent des habiletés en situation de travail, car les objets techniques sont sources d'épreuves, c'est-à-dire de problèmes ou questions qui demandent des processus de résolution et d'organisation ad hoc, et qui mobilisent les collectifs de différentes manières. À travers ces interactions collectives entre les opérateurs et les objets

techniques, peuvent se jouer des processus de reconnaissance mutuelle de compétences, voire d'acquisition de positions sociales ou de statuts symboliques aux yeux des autres. En s'inspirant entre autres de ces analyses, Goulet (2008) montre que les équipements utilisés en non-labour structurent les échanges dialogiques entre les agriculteurs des réseaux étudiés. Ainsi, le semoir de semis direct joue le rôle d'objet intermédiaire (Vinck, 1999) qui permet l'échange de connaissances et d'expériences. Dans le cadre de semoirs partagés, celui-ci peut même garder les traces des connaissances échangées à travers les réglages et les adaptations qui y sont faites par les agriculteurs utilisateurs. Goulet élargit son analyse du rôle structurant des objets à celui des entités naturelles que sont le sol, la microfaune, les plantes de couverture, etc. Dans cette forme agroécologique d'agriculture que représente le non-labour, qui vise à davantage s'appuyer sur les processus biologiques du sol pour gérer les conditions culturales en lieu et place des opérations de travail mécanique, les objets de nature deviennent parties prenantes du processus du travail. Lorsque celui-ci acquiert une dimension collective, ces entités naturelles peuvent devenir des objets intermédiaires des processus dialogiques et organisationnels entre les agriculteurs concernés.

Chiffoleau (2004) confirme ces observations dans son étude précédemment évoquée des agriculteurs d'une coopérative viticole concevant de nouvelles pratiques agroenvironnementales. Selon elle, les interactions avec les objets et artefacts permettent la progression des connaissances et appuient l'action dans ce genre de situations marquées par l'ambiguïté et l'incertitude. Ainsi, elle prend l'exemple des pièges à insectes, qui facilitent le dialogue et l'échange de conseils autour des expériences de chacun, cristallisant ainsi l'état actuel du savoir et guidant l'action.

b) Des configurations sociales déterminées par les situations techniques

Ces situations techniques, examinées par Dodier et créées par l'interaction entre les objets et les praticiens, jouent un rôle fondamental dans le fonctionnement de la coopération au sein des Cuma, comment l'ont montré divers travaux menés dans le cadre d'une recherche-action entre la FNCuma et des chercheurs dans le milieu des années 1990. Celle-ci portait sur les conditions d'émergence des groupes tracteurs15 (Cairol, Jannot et Vaquié, 1994 ; Jannot et

Vaquié, 1997 ; Taponier et Desjeux, 1994.

Ces travaux ont permis la construction d'un schéma conceptuel, à partir de travaux en agroéconomie concernant les modes de gestion et de prise de décisions des agriculteurs, et en sociologie (de l'acteur-réseau, de l'action organisée), notamment avec les travaux des chercheurs du GERDAL. Ce dernier aboutit à la figure ci-après représentant un modèle de construction d'un groupe tracteur. Il met en évidence trois conditions d'émergence qui se combinent pour permettre la mise en place d'un projet technique collectif. D'abord, la nécessité d'une compatibilité des « effets de situation » individuelle, c'est-à-dire des besoins

15 « Contrairement aux pratiques courantes d'utilisation en commun de machines automotrices ou de

machines attelées aux tracteurs (achetées individuellement par les agriculteurs), le groupe tracteur vise à remplacer un ou plusieurs tracteurs de l'exploitation par un tracteur acheté et utilisé en commun, dans la perspective de réaliser des travaux aussi importants que l'implantation de cultures : c'est l'aspect innovant de cette forme d'utilisation. Dans les autres formes d'équipement, l'utilisation d'un tracteur non possédé par l'agriculteur se limite en général à une tâche ponctuelle comme le décompactage ou le transport des récoltes. » (Jeannot et Vaquié, 1997, p. 1)

technico-économiques de chaque agriculteur qui peuvent être déjà là ou à construire, ou qui se coconstruisent sur une période donnée en vue de faire émerger le projet technique collectif. Ensuite, l'existence de « relations d'entraide et de dialogue réussies » à partir desquelles peut s'envisager collectivement l'émergence du groupe tracteur, grâce à l'interconnaissance et à la confiance mutuelle générée. Enfin, la présence d'une ou de « personne(s) mobilisatrice(s) », qui correspond le plus souvent à un ou des agriculteur(s) (parfois plusieurs agriculteurs constituant un groupe de promoteurs qui ont besoin de s'élargir). Les auteurs parlent d'un « modèle tourbillonnaire » de l'innovation (Akrich, Callon et Latour, 1988) pour rendre compte du va-et-vient entre ces trois conditions, ce que schématise la figure ci-après (Figure 8).

Figure 8 : Schéma théorique du modèle de construction d’un groupe-tracteur (Source : Jannot et Vaquié (1997))

La situation technique réside dans cette première condition de la compatibilité des effets de situation individuelle. L'organisation d'un groupe tracteur, qui correspond à une situation de mutualisation approfondie d'un outil de travail utilisé régulièrement, sollicite donc des modes de concertation et de négociation ad hoc. La prise en compte de la matérialité de l'objet se fait par la limitation de l'échelle géographique, au vu des coûts et de la vitesse limitée des déplacements de ce genre d'équipement par la route.

Ces travaux rappellent que les activités agricoles obéissent à des agencements spécifiques dans l'espace et le temps, ce que Lemaire et al. (2003) résument en disant que les exploitations agricoles sont fondamentalement des entreprises de transport. Ceci joue donc un rôle structurant dans les pratiques de coopération de proximité.