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Autosocioanalyse de mon positionnement personnel

Chapitre 4 CONSTRUCTION DU DISPOSITIF DE RECHERCHE

1. Conditions de réalisation de la thèse

1.2. Autosocioanalyse de mon positionnement personnel

Dans cette section, je prends d'une part le temps de restituer les résultats d'un travail d'autosocioanalyse que j'ai réalisé lors des séminaires doctorants organisés par l'INRA-SAD. D'autre part, j'explicite la posture que j'ai adoptée durant l'exercice du travail de thèse.

1.2.1. Incidences de mon parcours antérieur sur la thèse

Ayant entrepris ce travail de thèse alors que j’avais plus de 35 ans, j’étais porteuse d’expériences et d’une expertise empirique sur mon objet d’étude, de par mes origines familiales, mes engagements associatifs et professionnels et mes travaux de recherche précédents.

a) Socialisation familiale et juvénile agricole

Dès mon enfance, j'ai d'abord été témoin des pratiques de coopération de mes parents agriculteurs, impliqués dans des pratiques d'entraide, de copropriété, et de remplacement du travail de la traite pendant les week-ends et vacances entre voisins agriculteurs. M'étant projetée dans la perspective de reprendre la ferme familiale dès l'adolescence, je me suis intéressée aussi à la conduite de la ferme et ai participé aux travaux pendant ma jeunesse. En parallèle, j'ai été engagée au sein du MRJC dès l'âge de 14 ans, où j'ai bénéficié de ses démarches d'éducation populaire, me dotant d'un esprit critique par rapport aux évolutions socioéconomiques, en particulier au sein du milieu rural et agricole. Mon projet professionnel d'installation agricole est né de cet engagement, dans une visée de contribuer par mon futur travail à un développement plus durable.

Je me suis donc impliquée dans la transition agroécologique engagée par mes parents d'évolution vers un système herbager économe à partir de 1995, en parallèle de mes années de formation technique agricole. Dans ce cadre, je me suis formée à l'approche globale des systèmes d'exploitation (cf. Chia et al., 2014) et en zootechnie et agronomie. Ce fut aussi une occasion de débats, voire de controverses avec les autres élèves à une époque de forte remise en cause du modèle agricole breton : j'étais une des rares à défendre l'agriculture biologique et les systèmes herbagers.

J'ai donc ainsi expérimenté une acculturation autodidacte aux enjeux de la coopération de proximité, et des systèmes d'élevage économes et herbagers. Cela m'a conféré une imprégnation au cœur des réalités de travail agricole, qui m'a été aidante dans ma recherche pour mon travail d'interprétation. Ceci m'a aussi octroyé des capacités d'attention et d'examen des dimensions techniques des processus étudiées, et initié à l'approche systémique des systèmes productifs.

b) Un parcours d'engagement dans l'éducation populaire

Après mes études techniques agricoles, je suis devenue coordinatrice salariée du MRJC à l'âge de 20 ans. J'ai d'abord travaillé en Bretagne pendant trois ans, puis comme coordinatrice et dirigeante nationale à Paris pendant quatre ans. Ceci m'a conduite à former des jeunes (futurs)

agriculteurs et agricultrices à l'action et à l'organisation collective, et à promouvoir auprès de ce public l'engagement collectif autour des sujets de l'installation agricole, du développement de formes d'agriculture plus durable dans une visée de développement rural local (Lucas, 2004).

Dans ce cadre, j'ai aussi été impliquée et organisé des expériences de recherche-action avec des chercheurs, notamment à travers des collaborations avec des fédérations de Civam et la Fédération nationale des Cuma. Grâce à la tradition de réflexion intellectuelle qui marque le MRJC, comme la JAC précédemment, je me suis alors initiée à des travaux de vulgarisation en sociologie (Le Goff, 2003), en sociologie rurale (Hervieu et Viard, 2001), en histoire politique (Rosanvallon, 2004) et en philosophie (Ricœur, 1986 ; Arendt, 1972). Cet engagement salarié au sein du MRJC m'a conduite à beaucoup voyager dans toute la Bretagne et toute la France, ce qui m'a permis de découvrir que ce mouvement n'avait pas les mêmes niveaux d'implantation et de développement d'un département à l'autre, et que les facteurs historiques étaient souvent déterminants pour expliquer ces différences. De là ont germé mes premiers intérêts pour les lectures me permettant de comprendre cette histoire des campagnes françaises dans leur diversité (Le Bras et Todd, 1981), et in fine les différences interrégionales internes au mouvement dans lequel j'étais engagée. Le contact avec mes camarades du MRJC de toute la France m'a aussi permis de découvrir les réalités des systèmes productifs des différentes régions de France.

Ceci me permet aujourd’hui d'avoir de nombreux amis agriculteurs, connus au MRJC, et que je visite partout en France. De même, mon frère s'est installé comme agriculteur hors cadre familial depuis dix ans, et je suis ainsi pas à pas, son intégration dans le réseau socioprofessionnel local, ses activités en Cuma et groupes de développement. Lui comme mes amis ne m'ont jamais tant parlé de leurs Cuma depuis que j'ai entamé cette thèse ! Tout ceci me permet une forme d'observation participante en continu de réalités agricoles de différentes régions de France (voire aussi des réalités du développement rural local à travers mes amis élus locaux ou fonctionnaires territoriaux).

Grâce à ce parcours, j'ai accumulé une connaissance autodidacte et approfondie du paysage du développement agricole dans ses différentes tendances, y compris dans sa diversité régionale, ce qui a alimenté le contenu du premier chapitre de la thèse. Et mes précédentes expériences de partenariat avec des chercheurs en tant qu'actrice, m'ont inspirée dans ma manière de me positionner vis-à-vis des acteurs de la FNCuma.

c) Spécialisation en agroécologie par le journalisme et la recherche

Grâce à un dispositif de validation des acquis par l'expérience, j'ai intégré un premier Master Professionnel spécialisé en économie sociale, que j'ai réalisé en formation continue (une semaine de cours par mois pendant un an) à l'Institut d'études politiques de Grenoble lors de ma dernière année de travail au MRJC (2004-2005). Dans ce cadre, j'ai réalisé une étude d'initiatives de coopératives agricoles (viticoles, laitières, Cuma, et d'approvisionnement) sur le sujet de l'installation en agriculture (Lucas, 2005).

Je suis ensuite devenue journaliste agricole dans l'objectif de vivre de cette activité durant un an de voyage autour du monde pour visiter des expériences collectives d'agriculteurs engagés dans des formes d'agriculture durable. C'est ainsi que j'ai découvert l'agroécologie au Brésil, un des neuf pays visités à cette occasion, par ses mouvements sociaux d'agriculteurs (Lucas,

2008). J'ai poursuivi ensuite une activité de journaliste en appoint, notamment pour le magazine des Cuma m'amenant à faire différents reportages sur des Cuma dans toute la France. En parallèle, j'ai suivi un Master Recherche en développement rural à Toulouse (Master Essor avec l'UMR Dynamiques Rurales) dans l'objectif de retourner au Brésil conduire une recherche de terrain sur une des expériences brésiliennes les plus approfondies en matière de développement local de l'agroécologie, qui m'avait marquée quand je l'avais visitée en 2006. Pour cette première expérience de recherche, je me suis appuyée sur des chercheurs en sciences sociales (Darré, 1996; Ploeg, 2008 ; Sabourin, 2007) et en agroécologie (Altieri, 1995). J'y ai étudié l'empowerment d'agriculteurs nordestins engagés dans un programme de développement local de l'agroécologie, ce qui m'a amenée à m'intéresser à leurs pratiques de coopération de proximité : mutuelle de microcrédit, banques de semences, associations communautaires (Lucas, 2009 ; Lucas, 2010 ; Lucas et Sabourin, 2011).

De 2010 à 2012, j'ai occupé deux postes en contrats courts dans la recherche pour travailler sur l'agriculture de conservation, dont une mission de recherche-intervention dans une coopérative d'approvisionnement et de collecte de l'Aube (Lucas, 2011a ; Lucas, 2012). C'est à travers ces diverses expériences depuis une douzaine d'années que je me suis intéressée à l'agroécologie, et ai prolongé mes réflexions sur la coopération en agriculture (Lucas, 2013b ; Lucas, 2014).

1.2.2. Positionnement adopté

L’analyse de mon parcours personnel et professionnel montre que j'ai été tour à tour initiée et impliquée dans les réalités d'évolution vers l'autonomie et la durabilité ainsi que de coopération entre agriculteurs, promotrice des principes de coopération, d'autonomie émancipatrice et de durabilité, ainsi qu'actrice de développement agricole travaillant en partenariat avec des chercheurs, voire observatrice impliquée, etc. Ces différentes expériences ont créé les conditions d'une imprégnation particulière et approfondie aux réalités que j'ai eu à étudier.

J'ai donc travaillé un certain nombre de conditions pour pouvoir m'appuyer sur cette connaissance sensible accumulée au préalable grâce à mon vécu antérieur, tout en veillant à pouvoir être en capacité de prendre de la distance pour dés-adhérer aux objets étudiés. J'ai notamment exercé cette prise de recul dès le démarrage de la thèse par rapport aux notions avancées par la FNCuma et ses partenaires dans la formulation de leurs questions.

a) Entre adhérence et désadhérence..., et extériorité et intériorité

En reprenant la terminologie employée surtout chez les ergonomes, j'ai abordé cette thèse en me situant dans une forte adhérence avec le sujet étudié, du fait de mon parcours. Celle-ci pouvait constituer une dimension positive pour mon travail, à condition de pouvoir travailler aussi en désadhérence pour prendre de la distance par rapport à l'objet étudié. En effet, ayant vécu de l'intérieur le sujet de la coopération articulée avec le développement de pratiques agroécologiques, notamment au sein de ma propre famille, cela pouvait me donner des éléments de compréhension particuliers, plus difficilement accessibles pour des chercheurs en position d'extériorité par rapport à ce sujet. De même, ce vécu intérieur peut aider à

donner un caractère conversationnel aux entretiens et à favoriser l'incursivité, à décoder et interpréter les données recueillies, etc. Cependant, ce « vécu intérieur » de ma part pouvait aussi avoir des effets négatifs, tels que m'empêcher de questionner des dimensions à mes yeux évidentes et qui mériteraient pourtant d'être interrogées, ou risquer de faire du singulier un horizon de compréhension limité.

Pour arriver à gérer ce va-et-vient entre adhérence et désadhérence, j'ai donc progressivement adopté les moyens suivants pour faciliter le processus de distanciation. D'une part, j'ai accordé une attention significative dans ma veille bibliographique aux travaux abordant ce sujet dans des contextes non français ou non agricoles, pour cultiver une sorte de « regard décalé ». D'autre part, j'ai organisé des confrontations fréquentes de mes travaux avec d'autres chercheurs et experts travaillant sur différentes dimensions de mon objet d'étude de manière bilatérale ou plus élargie, pour soumettre mes analyses à la critique de manière régulière. En ce sens, l'inscription de mon travail de thèse dans plusieurs projets de recherche, bien que vue d'abord comme une contrainte pesante sur mon temps de travail, a finalement eu des aspects bénéfiques en me permettant de multiplier les arènes de confrontation et de discussion critique de mes analyses, tout comme les communications dans des colloques (Lucas, 2016 ; Lucas et Gasselin, 2016a ; 2016b ; 2016c ; 2018 ; Lucas et al., 2018). Par ailleurs, tout au long du processus de thèse, mes encadrants et le comité de thèse ont aussi joué un grand rôle pour m'aider à me distancier et cultiver un regard en désadhérence par rapport à mon objet d'étude.

b) Demande sociale et prise de recul par rapport à cette demande

Dans le projet CapVert, un des objectifs annonce ainsi ce qui est attendu du dispositif de thèse : « Caractériser les nouvelles formes locales de coopération créées par des agriculteurs

engagés dans la construction de pratiques agroécologiques et les processus de territorialisation des réponses qu’ils apportent. »

En m'engageant dans ce travail de thèse, j’interprète ainsi deux attentes vis-à-vis de ma thèse. D'une part, il s’agit d'aider à comprendre les déterminants des modes de coopération qui s'organisent localement en articulation avec le développement de pratiques agroécologiques. D'autre part, il s'agit d'identifier les contributions et appuis, voire les contraintes, qu'apportent ces modes de coopération locale à la construction de pratiques agroécologiques.

J'ai approfondi cette compréhension de la demande sociale par des discussions complémentaires avec des acteurs de la FNCuma, dont je synthétise ici la teneur. Certains acteurs parmi les responsables de la FNCuma pensent que les Cuma aujourd'hui traversées par cette recomposition des modalités de coopération et de mutualisation sont fondamentales pour l'avenir du mouvement Cuma. Mais parce que ces dynamiques dépassent le simple partage d'équipements ou de salariés, elles souffrent d'une faible identification et compréhension par la majorité des responsables et des agents d'appui du réseau Cuma. Ainsi, la capacité de ces acteurs à les prendre en compte est encore limitée : un décalage apparaît entre ce qui constitue les activités de ces agents et responsables et les réalités de ce que sont ces Cuma en recomposition. Il y a donc besoin d'offrir une meilleure compréhension de la signification de ces nouvelles expériences de Cuma pour que les acteurs du réseau puissent par eux-mêmes cultiver cette meilleure compréhension. Ceci afin de contribuer à réduire le

décalage actuel, en aidant les agents d'appui et les responsables à « évoluer dans leur système de pensée ».

Au vu de ces éléments, j'avais ainsi reformulé les finalités de mon travail de recherche : - fournir une meilleure compréhension aux acteurs du réseau Cuma de la signification

de ces recompositions des Cuma articulées avec le développement de pratiques agroécologiques,

- en dégager des clés de lecture pour leur permettre par eux-mêmes d'approfondir cette compréhension dans leurs activités de conduite stratégique du réseau et d'appui aux Cuma,

- proposer des principes pouvant guider le travail des agents d'appui auprès de ces Cuma en recomposition.

Comme je l'ai expliqué précédemment, l'intégration de l'agroécologie dans le projet CapVert formulé dans le prolongement du cycle de réflexion partagé sur la coopération agricole de production tient surtout à des considérations stratégiques de la part de la FNCuma, notamment par rapport à l'actualité politique ministérielle de l'époque. Et l’argumentaire concernant cette dimension intégrée dans le texte du projet a très largement été inspiré par les écrits que j'ai pu fournir sur ce sujet à la FNCuma. J'avais donc conscience que cette notion d'agroécologie n'avait pas été très réfléchie jusque-là par la FNCuma et j'observais une tendance à reprendre sous ce vocable un ensemble de projets et travaux déjà travaillés par le réseau ayant trait à l'environnement, comme les thématiques suivantes : compostage et cocompostage, agriculture de précision, mise en place de filières bois - énergie, économies d'énergie et de carburant, désherbage mécanique. Les techniques culturales simplifiées (TCS) et la gestion des couverts végétaux commençaient aussi à faire l'objet de travaux spécifiques dans certains endroits du réseau (Landel, 2015), ainsi que la gestion non chimique de l'enherbement en viticulture, les besoins d'équipements spécifiques à l'agriculture bio. Et mi- 2013, le premier lancement d'un appel à projets par le ministère, dans le cadre du dispositif MCAE pour soutenir de premiers projets collectifs en faveur de l'agroécologie, a aussi révélé des initiatives en Cuma sur les sujets de l'autonomie alimentaire en élevage.

c) Mes différents types de relations aux acteurs

Vis-à-vis des acteurs de la FNCuma et en m’appuyant sur mon expérience passée d’actrice de développement travaillant en partenariat avec des chercheurs, je me suis positionnée dans une posture d’appui à leur réflexivité, en visant à leur offrir des éléments de compréhension et de réflexion à partir des analyses sur mon objet d’études. Par ailleurs, la FNCuma était pour moi « fournisseuse » de données grâce à sa documentation et les renseignements que je sollicitais auprès d’eux, mais aussi « génératrice » de données. En effet, je saisissais les nombreuses occasions de présentation de travaux auprès de ces acteurs pour recueillir des commentaires, confirmations, invalidations de mes premières interprétations pour les enrichir ou les réorienter. C’est aussi dans l’interaction avec eux que j’ai construit des moyens de monter en généralité à partir de mes cas d’étude.

Les groupes Cuma étudiés étaient pour moi des fournisseurs de données grâce aux enquêtes que j’ai menées auprès d’eux.

1.3. Synthèse et conclusion

Les pages précédentes permettent de comprendre plusieurs spécificités de mon travail de recherche doctorale.

Le dispositif de thèse que je conduisais était ancré au sein d'une organisation, la FNCuma, et mis au service d'une volonté de sa part de faire exister un sujet, celui de la coopération agricole de production. Cela signifiait notamment un premier objectif d'aider à mieux comprendre les déterminants et modalités d'implication des agriculteurs dans la coopération de proximité, en particulier ses formes qui pouvaient s'articuler avec des processus de développement de pratiques agroécologiques.

L'inscription de ce dispositif de thèse au sein de l'INRA-SAD correspondait à l'objectif de la FNCuma d'intéresser le milieu scientifique à ce sujet pour lui donner une consistance intellectuelle, notamment dans son travail de plaidoyer institutionnel. Et réciproquement, l'enrôlement de différents chercheurs correspondait à l'intérêt de l'INRA-SAD de développer ses partenariats avec les acteurs de développement agricole, lesquels fondent, avec d'autres facteurs, la légitimité et la raison d'être de ce département au sein de l'INRA.

Ce dispositif de thèse a rencontré de nombreuses péripéties, notamment financières, qui ont obligé, moi ainsi que la FNCuma, à intégrer plusieurs autres projets, chacun avec différents autres acteurs associés poursuivant leurs objectifs propres qu'il a fallu prendre en compte. Enfin, les objets au cœur de ce dispositif de thèse, à savoir la coopération et l'agroécologie, ont aussi été au cœur de l'actualité agricole de la période, et ce de manière croissante.