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6. RÉSULTATS

6.4. C O - CONSTRUCTION DES PROJETS ÉDUCATIFS

Nous avions expliqué dans le cadre théorique qu’un projet éducatif individualisé (PEI) doit être établi pour chaque enfant, comportant des objectifs à atteindre. Ces objectifs visent au développement des apprentissages de l’enfant, qu’ils soient cognitifs, adaptatifs, interactifs ou moteurs (selon Lesar, 1998, cité dans Boavida, Aguiar, McWilliam, & Pimentel, 2010). Les objectifs sont poursuivis par les pédagogues par le biais de différentes activités.

De même, le projet éducatif s’il veut être individualisé, ne peut se faire qu’au moyen d’une étroite collaboration entre les parents et le professionnel. Cela se manifeste par une participation active des partenaires aux décisions et à la mise en œuvre (Rouse, 2012, cité par Tamborino Lopes, 2017, p.9) d’objectifs communs (Chatelanat & Pelgrims, 2003, p. 175), par l’identification par le professionnel des besoins de la famille, ainsi qu’un partage bidirectionnel des informations utiles à la prise en charge de l’enfant (Espe-Sherwindt, 2008, p. 137).

Au cours de ce sous-chapitre 6.4., nous nous attèlerons à rapporter les propos de nos participants sur ces deux points : quelle place la tablette occupe-t-elle dans les PEI des enfants, et ces projets sont-ils l’objet de co-constructions entre parents et pédagogue ?

6.4.1. Projet éducatif individualisé (PEI) et tablette

Lorsque nous demandons ses objectifs à la maman 1, elle nous répond qu’à la base elle souhaitait uniquement chanter des chansons à son bébé à l’aide de YouTube, ce que nous pourrions qualifier de divertissement ou au mieux de support à l’interaction mais pas d’un apprentissage au sens des auteurs mentionnés. Puis, rapidement, l’enfant a appris à s’en servir seul et s’en est servi souvent. L’objectif principal de la maman a alors été d’opérer une diminution drastique de cette utilisation, ce qui n’est pas non plus un objectif d’apprentissage, ou au mieux un apprentissage de gestion de la frustration, inconscient de la part de la maman. Par la suite, elle s’est servie pour distraire son fils afin qu’il ne s’ennuie pas. Là encore, il ne s’agit pas d’un objectif que nous pourrions insérer dans un PEI mais uniquement un usage occupationnel. La maman 1 note néanmoins qu’après l’intervention du CHUV, elle a supprimé YouTube, installé les applications suggérées par la pédagogue et ses intentions sont devenues plus éducatives, comme l’apprentissage des chiffres, de l’alphabet, etc.

En lien avec cette situation, l’objectif premier de la pédagogue 1 dans cette famille a été d’encourager la diminution de la tablette par l’enfant, en aidant la maman 1 :

Résultats

« c’est pas un objectif en soi, ça a pas figuré dans le projet de l’enfant, c’était plus informel parce qu’elle m’a eu demandé comme ça, c’est de l’encourager à vraiment... restreindre les moments d’utilisation à un temps précis et donné, et annoncer à l’enfant à l’avance aussi cette histoire d’anticipation et de garder la tablette comme un outil de récompense plutôt que jeu au même titre qu’un jeu de cubes ou un jeu de petits train quoi. Ça reste quelque chose de spécial : tu peux jouer avec la tablette parce que, je sais pas, tu m’as aidé à mettre la table » (PéVer1, l.288-294)

Ainsi, pour la pédagogue 1 également les objectifs, informels qui plus-est, concernaient davantage la gestion de l’utilisation de la tablette plutôt qu’une utilisation au service d’un ou plusieurs apprentissages. Ce choix s’est néanmoins opéré de manière consciente et celle-ci justifie son choix par une volonté de ne pas rajouter du temps d’écran à cet enfant qui y était déjà beaucoup exposé. Elle indique d’ailleurs que dans cette famille, la tablette occupait une place différente que le reste de son matériel : « j’ai pas utilisé la tablette dans un but de travail en fait, c’était plus dans un but de récompense » (PéVer1, l.187-188). La tablette était ainsi indirectement mise au service des apprentissages mais uniquement d’un point de vue motivationnel lors des autres activités et non pas en tant qu’outil éducatif. La pédagogue 1 n’a donc pas utilisé la tablette de manière directe en tant que médiateur pour atteindre un ou plusieurs objectifs de son projet éducatif.

La maman 2 quant à elle n’avait pas encore envisagé d’utiliser la tablette avec sa fille, avant que la pédagogue ne l’amène. Elle a néanmoins profité de cette occasion, en tant qu’objectif familial, pour réfléchir à la manière de limiter cette utilisation, car sa fille est très attirée par l’outil. Elle s’en sert également pour calmer sa fille lorsque plus rien de fonctionne, mais uniquement avec les applications éducatives montrées par la pédagogue.

Quant aux objectifs visant plus directement les apprentissages, elle l’a également utilisée de manière détournée pour créer un Lotto des personnes de l’entourage de sa fille, et pour reprendre les activités et objectifs définis par la pédagogue visant à apprendre à reconnaitre les cris des animaux : « c’est plutôt elle qui avait des objectifs, et souvent moi ce que je fais c’est que j’observe ce qu’elle fait avec ma fille et après je répète pendant la semaine. » (MaVer2, l. 57-58). L’objectif qu’elle aurait pu inscrire dans le PEI aurait ainsi été le même que celui de la pédagogue 2.

La pédagogue 2 estime qu’il n’y a pas encore réellement d’objectifs liés à la tablette car pour l’instant l’enfant n’y a que très peu accès de manière directe : c’est la pédagogue qui la tient et qui la montre à l’enfant, seulement aux moments nécessaires. Dans ce cas, elle l’utilise afin d’apprendre à reconnaitre les cris des animaux.

Elle estime également, qu’un objectif commun mais tacite était placé au niveau de la gestion du temps d’écran pour cette enfant très attirée par la tablette, et de définir la possibilité ou non pour l’enfant d’agir directement sur l’outil. La pédagogue 2 avait donc un objectif au niveau des apprentissages qui pourrait entrer dans un PEI, ainsi qu’un autre objectif indirect, lié à la définition avec la maman des modalités d’utilisation de la tablette.

La maman 3 a eu davantage de difficultés à s’exprimer sur le sujet. Elle confirme avoir des objectifs mais n’arrive pas à en citer. Nous pourrions nous questionner sur un éventuel problème de langue mais nous en doutons, puisque la question a été posée en français puis en anglais, la langue parlée à la maison. Une seconde hypothèse serait que la maman, qui n’a pas su installer autre chose que YouTube, l’utilise uniquement de manière occupationnelle. Elle explique d’ailleurs qu’elle la lui donne lorsqu’il pleure pour

Résultats La pédagogue 3 finalement est extrêmement claire sur les objectifs poursuivis. Il y en a deux : acquérir des connaissances sur le monde extérieur comme les animaux, ce qui est plus riche avec les petites vidéos proposées par VideoTouch ; et stimuler le raisonnement logique, pour lequel l’enfant n’avait aucune patience avec les jeux habituels. Elle note également : « pour moi les objectifs maintenant ne sont pas de lui apprendre à utiliser une tablette, pour moi les objectifs c’est vraiment d’utiliser du contenu dans la tablette » (PéVer3, l.200-202). Cette pédagogue possède ainsi deux objectifs clairement identifiés, qui était d’ailleurs inscrits dans le dossier qu’elle a constitué pour cet enfant. Afin de pouvoir appliquer ces objectifs, elle a également d’abord dû passer par une phase d’apprentissage et de régulation du comportement d’utilisation.

Il est intéressant de constater les différences, au sein des dyades, entre les objectifs formels et informels, les objectifs familiaux et les apprentissages à proprement parler, les objectifs des pédagogues et les objectifs des mamans. Nous constatons également que dans un seul cas, la dyade partage les objectifs d’apprentissage. En ce sens, intéressons-nous à présent aux aspects de collaboration et de partenariat autour de la tablette.

6.4.2. Approche centrée famille (ACF) et tablette

Dans la dyade 1, la maman 1 ne participait de façon active ni aux décisions ni aux séances. Cet aspect était néanmoins englobé dans une problématique plus large, comme la raconte la pédagogue :

« elle était un peu empreintée, elle avait de la peine à jouer en fait avec son enfant mais je me souviens une fois où j’avais pris la pâte à modeler et on avait fait une heure et demie de pâte à modeler […] pour elle c’était un peu la découverte que en tant que maman et adulte en fait on peut quand même s’autoriser de jouer comme un enfant en fait, pis justement d’accompagner son enfant là-dedans ça l’aide » (PéVer1, l. 380-385)

La maman a toutefois appliqué dans un premier temps les conseils promulgués par la pédagogue et le CHUV.

La pédagogue, bien que n’ayant pas réalisé de projet éducatif à proprement parler autour de la tablette, a bien compris les enjeux familiaux, qui demandaient une diminution rapide de la consommation de tablette.

Les partenaires ont fait preuve d’une bonne qualité de partage d’informations, et appliqué ensemble le stratégies mises au point, à défaut d’un projet éducatif. La pédagogue s’est ensuite adaptée à l’évolution des besoins de la maman 1 :

« je crois qu’elle a trouvé son équilibre parce que autant c’est quelque chose qui était très prégnant au début, autant après elle m’en a moins parlé […] c’était vraiment en fonction de la demande de la maman quoi. Pis elle m’a plus demandé donc j’ai pas... » (PéVer1, l. 210-213).

En revanche, l’enfant peut actuellement choisir quelles applications il veut utiliser, la durée et le moment où il veut les utiliser (sauf pour s’endormir). Ainsi, certains conseils de la pédagogue, également concernant l’accès guidé et la fonction de récompense, semblent avoir été rapidement oubliés par la maman.

Dans la dyade 2, des échanges ont eu lieu au sujet de l’attirance de l’enfant pour les écrans, et sur la manière de les réguler. La maman 2 a également demandé des informations concernant des applications et la

Résultats pédagogue les lui a fournies. Concernant le projet éducatif cependant, la maman ne semble pas estimer avoir participé à son élaboration. Elle dit d’ailleurs, en parlant de la pédagogue :

« elle sûrement, avait des objectifs en tête (rires). Ensemble, je dirais pas ça, c’est plutôt elle qui avait des objectifs, et souvent moi ce que je fais c’est que j’observe ce qu’elle fait avec ma fille et après je répète pendant la semaine » (MaVer2, l.57-59).

La maman participe ainsi activement aux séances de SEI et à l’application des stratégies durant la semaine, mais moins aux prises de décisions. Concrètement, au moment d’introduire la tablette dans la famille, la pédagogue 2 a demandé à la maman si cela lui convenait. Pourtant, malgré son acceptation cette dernière confie : « c’est vrai que la pédagogue m’a proposé assez tôt d’utiliser la tablette avec ma fille et si ça n’avait tenu qu’à moi c’est vrai que j’aurais repoussé un peu cette introduction […] mais pour moi, ça m’a pas dérangée » (MaVer2, l.166-167 et 180).

Ce léger malentendu présente certainement deux causes : la pédagogue pensait que l’enfant y avait déjà eu accès dans le cadre familial alors que ça n’était pas le cas, et la maman se basait sur les anciens conseils proposés par Tisseron alors que la pédagogue applique les nouveaux : alors que les précédents conseils stipulaient de ne pas utiliser du tout d’écrans avant 3 ans, il s’agit à présent pour ce même auteur de ne pas utiliser d’écrans non accompagnés avant 3 ans (PéVer2, l. 238-240). Sans en connaitre la cause, la pédagogue a cependant bien ressenti le malaise et a adapté son utilisation en conséquence : « y’a des fois où je l’aurais amenée, moi, si j’avais été seule, et pis que je l’ai pas amenée en disant « non mais la maman elle va pas être contente » » (PéVer2, l.477-479). Il semble ainsi qu’il y ait, pour la dyade 2, quelques petites lacunes au niveau des échanges d’informations et de la négociations commune, cependant la mise en application conjointe et la participation active sont très bien réalisées.

Dans la dyade 3, la pédagogue a d’abord demandé à la maman l’autorisation d’utiliser l’outil avec son fils. La maman était d’accord et elle a rapidement montré de l’intérêt pour les applications utilisées en séance, malgré le fait qu’elle n’y participe pas souvent. La pédagogue explique à ce sujet :

« elle est souvent fatiguée, donc elle profite aussi de ce moment-là pour se faire à manger, des moments elle dort... Alors si je veux vraiment la solliciter je l’avertis, je lui dis « mais vraiment, on a besoin de vous pour faire un jeu », et puis elle est contente de venir. Mais je sais que je dois... doser mes demandes, parce qu’elle va le faire, elle est vraiment de bonne volonté, mais je sais aussi que le reste du temps elle est seule avec les trois […] si elle voit que son fils fait quelque chose qu’elle pensait pas, qu’elle savait pas alors là elle va dire « waouw » pis là elle va venir regarder » (PéVer3, l.298-308).

De ce fait, les discussions autour de la tablette semblent également rares. La maman 3 a uniquement demandé à la pédagogue comment choisir et installer des applications. Par malchance, cette unique question était restée sans réponse au moment de notre entretien, car la pédagogue ne savait pas comment s’y prendre, sur ce système différent du sien. Concernant les échanges, la maman n’a pas su nous expliquer quels sont les objectifs du projet éducatif liés à l’utilisation de la tablette, alors qu’ils sont au contraire extrêmement clairs pour la pédagogue. Cette particularité peut rencontrer plusieurs explications. D’une part, la pédagogue 3 ne se sentait pas à l’aise de conseiller des applications à la maman, car la plupart de celles qui sont installées sur leurs tablettes sont payantes. De ce fait, l’utilisation des applications par la maman

Résultats pédagogue. D’autre part, la pédagogue n’aurait pas souhaité que la maman reprenne ses exercices durant la semaine : « ça serait quand même compliqué… mon objectif ça serait pas de dire aux parents « ben voilà, faites des exercices sur la tablette tous les jours dix minutes » c’est pas ça le but quoi. » (PéVer3, l.487-490).

Elle lui a néanmoins volontiers montré quelles applications elle utilisait. Ce manque de discussion se ressent également au niveau des aspects préventifs : alors que la pédagogue est attentive à beaucoup d’aspects, la maman n’est pas consciente des risques pour son enfant. Cependant, la pédagogue ne se sentait pas à l’aise d’aborder ce sujet, à cause de diversité et de la rapidité d’évolution des préconisations de la littérature.

Notons également que nous avons été forcés d’utiliser l’anglais avec la maman 3 et que nous ne connaissons pas le niveau de la pédagogue 3 dans cette langue, ce qui peut avoir compliqué la situation.

Au sein de la dyade 3, il semblerait ainsi que ce soit principalement la pédagogue qui prenne en charge le projet. Cela peut cependant s’expliquer en partie par la situation de cette mère célibataire de trois enfants, très fatiguée et par les difficultés de partage des applications éprouvées par la pédagogue.

6.4.3. Co-construction : conclusion et éléments saillants

Ce chapitre nous a permis de mettre en lumière d’intéressants constats. Afin d’en discuter, revenons de manière plus comparative sur les éléments exposés. Un tableau qui résume les résultats de ce sous-chapitre se trouve en Annexe 4.

Le premier constat concerne l’inclusion de la tablette parmi les moyens d’atteindre les objectifs du projet éducatif individualisé, et semble être le suivant : la tablette n’est pas toujours utilisée pour son contenu, pour poursuivre des objectifs d’apprentissage de manière directe, par l’utilisation de ses applications. La pédagogue 1 l’utilisait effectivement pour motiver l’enfant à effectuer les autres activités. De plus, toutes les pédagogues l’utilisaient dans le but d’apprendre à l’enfant à réguler sa consommation d’écrans, et de montrer aux parents que cela est possible. Bien que nous n’ayons pas jugé ce type d’intervention comme une utilisation éducative du contenu de la tablette à proprement parler, nous estimons que le processus en soi pourrait être relié à une forme d’apprentissage de la gestion de la frustration pour l’enfant, et à un partage de méthodes éducatives avec les parents. Pour ce qui est des utilisations du contenu de la tablette, nous avons pu recenser des objectifs liés aux connaissances sur le monde extérieur (cris d’animaux) et au développement du raisonnement logique.

La seconde partie de nos constats concerne l’application des principes de l’approche centrée sur la famille.

Premièrement, la participation active des parents sous forme de participation aux prises de décisions et en même temps à la mise en œuvre des objectifs, n’a été trouvé chez aucune dyade. La négociation commune des objectifs éducatifs à atteindre au moyen de la tablette n’a d’ailleurs été retrouvée dans aucune dyade. Il se pourrait cependant que cela soit dû au fait que l’utilisation de la tablette n’est pas un objectif du projet éducatif mais uniquement un moyen d’atteindre cet objectif, et de ce fait la fonction de chaque objet ne serait pas explicitée. Cela reste tout de même surprenant, car lors de l’introduction de la tablette dans les familles, toutes les pédagogues se sont justifiées en expliquant les raisons et objectifs de leur volonté d’insérer cet outil. Dans le cas de la dyade 2 par exemple, bien qu’elle n’estime pas avoir contribué à cette décision, la maman a été capable de nous dire quels objectifs étaient poursuivis à l’aide de cet outil.

En revanche, l’identification des besoins de la famille par les pédagogues semble avoir mieux fonctionné, à l’exception du léger malentendu dans la dyade 2 quant à l’âge d’introduction préconisé. Le partage des

Résultats informations a lui aussi connu davantage de succès, si ce n’est une certaine gêne au niveau de la prévention contre les écrans.

Ces résultats, qui seront discutés dans le prochain chapitre, ne sont pas sans rappeler les recherches d’Espe-Sherwindt (2008) et de Tamborino Lopes (2017) concernant la plus grande difficulté des pédagogues à appliquer les pratiques visant à faire participer les parents, que celles visant à construire avec eux une relation d’écoute active et d’empathie, encourageant le partage des informations.

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