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2. CADRE THÉORIQUE

2.4. C O - CONSTRUCTION PARENTS - PÉDAGOGUE

Dans le cadre du service éducatif itinérant (SEI), dans lequel se situe notre recherche, l’une des valeurs fondamentales est le partenariat avec les parents, afin de construire et appliquer ensemble un projet éducatif qui corresponde aux besoins spécifiques de chaque enfant. Ce projet se nomme « projet éducatif individualisé » (PEI) et doit respecter différents critères, que nous développerons ci-dessous. Nous aborderons d’abord dans ce chapitre les définitions du PEI, de l’approche centrée famille du partenariat, avant de porter une réflexion sur les collaborations qui se mettent réellement en place entre parents et pédagogue au SEI.

Cadre théorique 2.4.1. Les outils de l’EPS : le projet éducatif individualisé et l’approche centrée famille

2.4.1.1. Le projet éducatif individualisé

Comme stipulé en 2017 par la CDIP 12 [Conférence suisse des Directeurs cantonaux de l’Instruction Publique], organe suisse de l’instruction publique, les pédagogues en éducation précoce spécialisée sont mandatés pour concevoir un « plan de soutien individuel » pour chaque enfant suivi. Les standards de qualité mentionnent également que pour obtenir la reconnaissance, les prestataires doivent assurer pour tous les enfants un « projet éducatif individualisé », fondé sur un diagnostic, conduit de manière continue et faisant l’objet d’une vérification régulière en regard de son efficacité. En parallèle, la méthode SMART13 (Jung, 2007) stipule que les objectifs contenus dans ce projet éducatif individualisé doivent respecter plusieurs autres critères. Ils doivent être Spécifiques en proposant un langage clair et sans ambiguïtés, être Mesurables en indiquant à l’aide d’un verbe d’action la quantité de comportements que l’on souhaite obtenir, être raisonnablement Atteignables quant à ses exigences, être pertinents (Relevant) et fonctionnels aux yeux de la famille en étant basés sur les compétences actuelles de l’enfant et les routines présentes dans la famille, et finalement présenter un délai (Temps) de réussite, relativement court.

Lesar (1998, cité dans Boavida, Aguiar, McWilliam, & Pimentel, 2010) précise que le projet éducatif individualisé doit permettre à l’enfant des apprentissages sur différents plans. Les projets devraient ainsi poursuivre des objectifs d’ordre cognitif, permettre à l’enfant de s’adapter à son environnement et de développer les compétences nécessaires à sa vie quotidienne comme les interactions sociales, la communication ou encore les compétences de jeu. Lorsque cela est pertinent, des objectifs d’ordre moteur sont également mis en place. Le projet a donc une visée très complète et requiert la collaboration des différents acteurs que sont l’enfant et sa famille, le professionnel, ainsi que les éventuels thérapeutes de l’enfant (logopédiste, psychomotricien, ergothérapeute, physiothérapeute, etc.). Le projet vise à renforcer le développement de l’enfant dans les domaines précités ainsi qu’à encourager les interactions au sein de la famille, à guider les professionnels et les familles pour obtenir des résultats sur le développement de l’enfant, et à améliorer l'accès des familles et des professionnels à l'information et au réseau. D’un point de vue plus global, l’objectif du projet éducatif individualisé est d’offrir à l’enfant des situations de réussite dans ses environnements naturels et d’améliorer sa qualité de vie ainsi que celle de sa famille.

Ces objectifs reflètent un idéal à atteindre, car le terrain ne semble pas montrer des résultats aussi nets. Une enquête menée au Portugal (Boavida, Aguiar, McWillam & Pimentel, 2010) auprès de 32 enseignants préscolaires spécialisés, s’occupant de 83 enfants avec difficultés, a mis en évidence de nombreuses différences par rapport à la théorie : la moitié des objectifs n’étaient pas fonctionnels, utilisaient rarement un vocabulaire spécifique, ne proposaient que rarement des objectifs mesurables, n’étaient pas basés sur des comportements observables et ne comportaient pas de critères de réussite. Le nombre d’objectifs également variaient de 4 à 95 d’un enseignant à l’autre (p. 238). Il est intéressant de noter que suite à ce constat, les auteurs (Boavida, Aguiar, McWilliam, 2014) ont mis sur pied un programme pour apprendre à 284 pédagogues à formuler des objectifs de qualité. Comme nous le montre le Graphique 2 (p. 209), les résultats se sont avérés extrêmement encourageants :

12 http://www.edk.ch/dyn/14970.php, consulté le 10 novembre 2019

13 SMART représente l’acronyme des principes de la méthode, ainsi, les objectifs doivent être Specific, Mesurable,

Cadre théorique

Graphique 2: Qualité des objectifs avant/après la formation

2.4.1.2. L’approche centrée famille et le partenariat

Afin d’atteindre les critères d’individualité souhaités par le projet éducatif, il est nécessaire qu’il soit établi en étroite collaboration avec les parents, en tenant notamment compte des préférences et réalités familiales et des caractéristiques culturelles (Wang, Kinzie, McGuire & Pan, 2010). La CDIP stipule que les pédagogues

« travaillent également avec les parents, dans l’environnement familial », mettant l’accent sur l’importance d’inclure les familles dans les projets et de s’appuyer sur le contexte naturel de l’enfant. En 2008, Espe-Sherwindt décrit en ce sens une approche d’intervention relativement récente, celle « centrée sur la famille ». En effet, les familles des enfants à besoins spécifiques ont longtemps été discréditées dans leur rôle éducatif, voire accusées d’être à l’origine des déficiences de leur enfant. Heureusement, la situation a aujourd’hui évolué, avec notamment le modèle écosystémique de Bronfenbrenner en 1979, propulsant la famille en tant que principal levier du développement de l’enfant. Cette évolution amène à considérer l’importance de construire les objectifs éducatifs en partenariat avec la famille pour plusieurs raisons : d’une part, la famille connait l’enfant mieux que quiconque et de ce fait constitue une aide précieuse à l’établissement d’objectifs personnalisés. D’autre part, le fait de participer à la co-construction du projet motive les familles à appliquer eux aussi les stratégies mises au point ensemble, ce qui maximise les chances de réussite. Finalement, cela permet au professionnel de prendre connaissance des éventuels événements, progrès, points d’attention survenus pendant la semaine.

Le terme de partenariat n’est pas anodin et mérite de s’y attarder quelque peu. En effet, il n’est pas à confondre avec la collaboration, qui revêt une signification bien moins forte. Il possède de nombreuses définitions qui se complètent ; nous en présenterons ici deux qui témoignent de cette diversité. Chatelanat

& Pelgrims (2003, p. 175) définissent le partenariat comme suit :

« un partenariat suppose une ou plusieurs personnes réunies autour d’un intérêt ou des objectifs communs, chacun fournissant un apport particulier pour atteindre ces objectifs. Les partenaires ont la conviction qu’une mise en commun des compétences et un partage des ressources permettent des réalisations qu’il serait

Cadre théorique difficile, voire impossible, d’accomplir seul. Qui dit partage, dit en général aussi

division : division du travail, des tâches, des fonctions ».

Dans cette définition, le partenariat définit une relation de complémentarité qui permet, par le partage des compétences ainsi que des tâches, d’atteindre des objectifs supérieurs que chacun ne pourrait le faire seul.

D’autres auteurs (Bouchard, Talbot, Pelchat & Boudreault, 1998, p. 190) définissent quant à eux les caractéristiques du partenariat comme suit :

« Le partenariat est défini comme l’association de personnes (l’élève, la personne présentant certaines incapacités, ses parents et les intervenants), par la reconnaissance de leurs expertises et de leurs ressources réciproques, par le rapport d’égalité entre eux, par le partage de prise de décision, par le consensus entre les partenaires au niveau, par exemple, des besoins de l’enfant et de la priorité des objectifs ou de réadaptation à retenir »

Cette définition permet d’insister sur le respect et l’absence de hiérarchie entre les acteurs, dans cette relation symétrique où la recherche de consensus figure parmi les préoccupations centrales. Ainsi, le partenariat semble se définir essentiellement par une relation symétrique de respect et de complémentarité entre les différents acteurs de la relation. Chacun apporte ses compétences et remplit une fonction propre dans la prise en charge de l’enfant, ce qui valorise considérablement le rôle du parent auprès de son enfant, par rapport aux modèles précédents mentionnés plus haut. La forme des prises en charge s’est donc peu à peu transformée, passant autrefois d’un modèle où l’enfant était arraché à ses parents qui étaient considérés comme néfastes, à un modèle où les parents deviennent indispensables à une prise en charge individualisée, adéquate et complète.

Dans le même sens, une approche centrée sur la famille peut se définir à travers quelques critères relatés par Espe-Sherwindt (2008, p. 137). La famille est valorisée dans son rôle de constante dans la vie de l’enfant, et les différences culturelles, ethniques, raciales et socio-économiques sont traitées avec dignité. Les idéaux éducatifs sont respectés et les forces de la famille sont reconnues. Le professionnel s’investit dans le partenariat avec la famille et partage continuellement des informations complètes et non biaisées. Il oriente, au besoin, la famille vers un soutien émotionnel et financier et encourage les parents à participer à des réseaux de soutien entre parents d’enfants à besoins spécifiques. Finalement, le professionnel fait preuve de tolérance, de flexibilité et d’accessibilité et reste à l’écoute des besoins et observations de la famille. Une telle approche nous semble aujourd’hui évidente, pourtant elle est le fruit d’une lente progression et rencontre aujourd'hui encore bien des réticences et des difficultés de mise en place effective. Selon Rouse (2012, cité par Tamborino Lopes, 2017, p.9), la mise en pratique concrète de l’approche centrée sur la famille nécessite l’application, par le pédagogue, de pratiques d’aide relationnelles ainsi que participatives. Les pratiques relationnelles impliquent que le pédagogue fait preuve envers la famille « d’empathie, d’écoute active ou d’absence de jugement ». Les pratiques participatives quant à elles impliquent que les professionnels :

« permettent aux familles d’être activement impliquées dans le processus de décision […] considèrent également la famille et ses membres en tant que participants actifs pour atteindre les résultats souhaités et renforcer les compétences existantes. La nature réciproque de la pratique centrée sur la famille invite la participation des familles […] C’est le dernière composant, le comportement

Cadre théorique participatif, qui est considéré comme essentiel dans la mise en place de la pratique

centrée sur la famille »

Si nous assemblons brièvement la notion de projet éducatif individualisé développée ci-dessus avec les principes de l’approche centrée sur la famille et du partenariat, il semble évident qu’un projet éducatif qui soit réellement individualisé, adapté à chaque enfant, ne peut être établi sans la famille. Les observations faites durant la semaine, les préoccupations, les connaissances de l’enfant apportées par la famille sont de précieuses informations sur lesquelles parents et professionnels peuvent se baser pour construire ensemble les objectifs et les moyens d’y parvenir. Ces points d’attention valorisent le rôle des parents et devraient assurer une satisfaction de leur part concernant l’intervention réalisée. Intéressons-nous à présent aux réalités du terrain à ce sujet.

2.4.1.3. Réalité du terrain : PEI et ACF, un constat mitigé

Comme souvent lorsqu’il s’agit de relations humaines, la réalité côtoie seulement la théorie. Sur le terrain de l’éducation précoce spécialisée, une collaboration s’installe effectivement entre parents et pédagogue, et ceci pour deux raisons. Premièrement, car dans la plupart des cas les parents sont demandeurs de soutien (88% selon l’étude de Douma, Dekker & Koot, 2006 effectuée en Hollande auprès de 745 parents), principalement pour que leurs besoins soient entendus, pour obtenir des informations et recevoir de l’aide pour leur enfant. Deuxièmement, car les professionnels s’efforcent d’atteindre les objectifs de l’approche centrée sur la famille et du partenariat. Selon l’étude de Chabbey (2017) menée en Suisse auprès de 4 pédagogues en SEI, les professionnelles appliquent le partenariat en questionnant les parents, en les écoutant, en leur transmettant les informations, en leur offrant un rôle actif ou encore en leur expliquant l’importance que revêt une intervention commune.

Pourtant, si les professionnels sont conscients de l’importance de ce partenariat, l’application de ses principes ne s’avère pas toujours si simple, que ce soit du côté des professionnels ou des parents. Alors que pour certains parents, leur propre participation aux séances va de soi, pour d’autres il est plus compliqué de se rendre disponible. Certains parents sont très fatigués par leur train de vie et préfèrent se reposer ou doivent utiliser le temps des séances pour s’occuper des tâches domestiques ou de la fratrie. Du côté des professionnels, le changement de conceptions concernant le rôle des familles reste relativement récent, et changer ses habitudes n’est pas toujours simple. À l’heure d’aujourd’hui, les professionnels restent plus habiles pour ce qui est des pratiques relationnelles que participatives (Espe-Sherwindt, 2008 ; Tamborino Lopes, 2017). En résultent évidemment des avis mitigés de la part des parents concernant les interventions reçues : alors qu’une recherche suisse a montré des résultats très positifs par rapport au soutien apporté (Tamborino Lopes, 2017, enquête effectuée auprès de 77 familles), une autre enquête effectuée en Hollande (Douma & al., 2006, effectuée auprès de 745 familles) a relevé des opinions bien plus mitigées. Beaucoup de parents ont déploré un manque de soutien, d’informations, d’idées d’activités, de conseils et d’orientation vers d’autres services utiles. Il semblerait donc que les prestations des professionnels ou les attentes des parents diffèrent d’un pays à l’autre ou en tout cas, d’un contexte à l’autre.

Il serait intéressant d’investiguer comment se déroule cette collaboration entre parents et pédagogue dans le cas de l’utilisation de la tablette tactile. C’est en effet un outil particulier, pouvant susciter motivation comme réticence, ce qui pourrait avoir un impact sur la relation parent-professionnel. Cependant, aucune recherche n’a été trouvée à ce sujet. Nous pourrions nous attendre tant bien à des résultats similaires à ceux exposés ci-dessus, s’agissant d’une activité parmi tant d’autres, tout comme à des résultats différents dus à la place spécifique occupée par cet outil, sujet d’espoirs pour certains et de préoccupations pour d’autres.

Cadre théorique 2.4.2. La co-construction sur le terrain : des idéaux encore non atteints

Nous avons développé dans ce chapitre la question compliquée de la co-construction des projets éducatifs individualisés avec les familles et nous avons pu mettre en évidence différents éléments. Premièrement, nous avons vu que les projets éducatifs doivent répondre à un certain nombre de règles, qui ne sont pas toujours respectées et que des formations appropriées peuvent pallier efficacement cet écueil, afin d’individualiser les interventions auprès de l’enfant et de sa famille. Afin d’en arriver là, les théories ont évolué au cours des dernières décennies jusqu’à définir le rôle des familles comme partenaires centraux permettant à l’enfant de se développer. Deuxièmement, nous avons vu que les théories et la réalité se côtoient mais ne se rejoignent pas, ou pas encore, laissant apparaitre des déséquilibres entre l’aide apportée par les professionnels et la participation des parents aux décisions et à la co-construction des projets. Finalement, nous avons mis en évidence que ce dysfonctionnement peut être généré tant bien par les parents que par les professionnels, et cela pour diverses raisons.