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A) Une tentative de classification des crues de la Lauch

1) Le choix du modèle

Précisément, il s’agit de parvenir à établir une hiérarchie entre les crues en distinguant divers niveaux d’intensité permettant d’identifier et de définir les phénomènes exceptionnels survenus dans la vallée de la Lauch depuis 1778.

Sans entrer ici dans le détail (des avantages et inconvénients) que présente chaque méthode de travail proposée par les historiens ou géographes ayant déjà réfléchi à ces questions, il convient tout de même d’en esquisser un rapide panorama. Certains chercheurs sont parvenus à établir des systèmes de classement basés sur des calculs d’indices préalablement déterminés. Par ce biais, les données qualitatives contenues dans les archives deviennent quantifiables et peuvent être mises en scène par des graphiques mathématiques.

176 Précurseur, l’historien espagnol Marciano Barriendos72

a ainsi mis au point un système de classement permettant d’identifier les évènements inondables d’ampleur majeure à partir des informations figurant dans les processions religieuses et à partir des effets induits par les dommages, liés aux inondations elles-mêmes, sur la société et l’économie (sphère socio- économique). Néanmoins, cette méthode ne prend pas en compte la modification d’échelle, comme l’a souligné Emmanuel Garnier73. En effet, les conséquences d’évènements à

retentissement local sont mises au même plan que celles ayant un retentissement à un niveau plus global (au niveau d’un bassin versant par exemple). Aussi, cette méthode tend à minorer, voire à lisser, la portée des évènements majeurs. Par conséquent, la notion d’échelle liée au retentissement géographique et économique doit être prise en compte.

L’historien suisse du climat, Christian Pfister, propose un système indiciel réalisé à partir du recueil d’une multitude d’observations climatiques (valeurs thermiques et pluviométriques) et de l’analyse de documents portant indirectement sur le climat (dates de vendanges, moissons des blés, moutures diverses)74. La méthode proposée75 dénombre sept indices allant de -3 à +3 correspondant chacun à un niveau d’évènement. Les indices négatifs (-3 à -1) correspondent à une gradation des périodes de sécheresse hydrologique (-3 étant la période d’extrême sécheresse) et les indices positifs (+1 à +3) correspondent à une gradation des périodes humides à très mouillées (où 3 représente la période d’extrême humidité souvent accompagnée d’inondation). L’indice 0 correspond, quant à lui, à la situation médiane.

Dans le même ordre d’idée, le géographe allemand Paul Dostal76

a développé un système de 8 indices également basé sur l’observation des températures et des précipitations. Ainsi, reposant sur l’observation de longues séries de températures, les modèles de Pfister et Dostal ont permis de classifier les extrêmes climatiques. Pour ce qui est des inondations, un classement pourrait très largement être imaginé à partir de ces deux modèles mais supposerait d’importantes modifications et surtout nécessiterait des informations continues sur les crues.

72 BARRIENDOS M., MARTIN-VIDE J., « Secular climatic oscillations as indicated by catastrophic floods in

the spanish mediterranean coastal area (14th-19th centuries) », Climatic Change, n°38, 1998, p. 474-491.

73 GARNIER E., « Histoire d’eau, histoire du climat. Matériaux et méthodes d’une histoire du climat en milieux

fluvial (XVIè –XIXè siècles) », Les Actes du CRESAT, n°5, Mulhouse, Editions du CRESAT, 2008, p.23-24. 74

PFISTER Ch., Klimageschichte der Schweiz von 1525-1860, 2 vol., Aufl., Bern, Stuttgart, 1985, 184 p. ; PFISTER Ch., « Das Klima der Schweiz von 1525 bis 1860 und seine Bedeutung in der Geschichte von Bevölkerung und Landwirtschaft. Bevölkerung, Klima und Agrarmodernisierung 1525-1860 », Academica

Helvetica, 6, vol. 2, Bern, Switzerland, 1985, 163 p. ; PFISTER Ch., Wetternachhersage, 500 Jahre

Klimavariationen und Naturkatatrophen 1496-1995, Bern, Switzerland, 1999, 340 p.

75 PFISTER Ch., WEINGARTNER R., LUTERBACHER J., « Hydrological winter droughts over the last 450

years in the Upper Rhine basin: a methodological approach », Hydrological Sciences - Journal des sciences

hydrologiques, n°51, oct. 2006, p. 966-985.

76DOSTAL P., « Klimarekonstruktion der Regio TriRhena mit Hilfe von direkten und undirekten Daten vor der

Instrumentenbeobachtung », Berichte des Meteorologischen Institutes der Universität Freiburg, n°13, Freiburg, 2005, p. 33-36.

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L’idée d’inclure des variables négatives est néanmoins très intéressante et peut parfaitement se justifier au regard des sources documentaires disponibles. Cependant, signalons qu’une fois de plus, aucune référence à une échelle spatiale n’apparaît avec ces deux méthodes.

Nombreux sont les chercheurs à avoir développé ou proposé des méthodes similaires reposant sur des systèmes d’indices. Citons par exemple le Professeur Rüdiger Glaser77

de l’Université de Fribourg-en-Brisgau qui a établi un système de trois indices pour la classification des crues historiques. Le premier indice correspond aux petites inondations régionales de courte durée, le second aux inondations interrégionales de durée moyenne et le troisième indice aux inondations interrégionales d’ampleur extrême dont la durée peut atteindre plusieurs jours voire plusieurs semaines. Si la notion d’échelle géographique est ici bien présente, elle n’est cependant pas adaptée à un petit bassin versant comme celui de la Lauch car elle n’est pas assez précise. Néanmoins, la méthode de Glaser peut être transposée, pour la Lauch, l’échelle communale se substituant à l’échelle régionale et celle du bassin versant se substituant à l’échelle interrégionale.Remarquons, que cette méthode introduit une variable supplémentaire très appréciable, la durée de submersion.

Pour procéder au classement des crues de la Lauch, une multitude de possibilités était envisageable, mais après réflexion, nombre d’entre elles se sont révélées irréalisables ou alors dépourvues d’intérêt. Nous avions immédiatement pensé à une classification « idéale », reposant sur des données quantitatives réelles telles que les hauteurs d’eau, les débits ou les périmètres inondés. Très vite, il nous fallut abandonner cette idée car, si la plupart des observations et relevés opérés sur les fleuves et grandes rivières françaises78 (par exemple sur le Rhône79, la Loire, l’Isère, etc. et plus localement, sur le Rhin et l’Ill) datent du milieu du XIXe siècle, pour la Lauch, hormis quelques relevés ponctuels, les informations hydrologiques disponibles ne remontent que jusqu’aux années 1960, date d’installation des

77 GLASER R., « Historisches Hochwässer im Maingebiet. Möglichkeiten und Perspectiven auf der Basis der

Historischen Klimadatenbank Deutschland (HISKLID) », Erfurter Geogr. Studien, n° 7, 1998, p. 109-128 ; GLASER R., STANGL H., « Historical floods in the Dutch Rhine delta », Natural Hazards and Earth System

Sciences, 3, 2003, p. 1-9.

78D’après D. Cœur et M. Lang, les premiers services spécialisés en hydrométrie et annonces des crues ont été

mis en place sur les grands bassins versants français, dans les années 1840-1850 et se sont développés, de manière inégale selon les régions, au cours de la seconde moitié du siècle. La mise en place de ces services marque le point de départ des longues séries de relevés hydrauliques journaliers, des grandes études avec plans, profils, jaugeages, au gré des circonstances. Des données météorologiques sont aussi disponibles (précipitations), ainsi, l’Institut de Physique du Globe de Strasbourg dispose de longues séries de relevés dont les premiers relevés pluviométriques journaliers remontent à 1803. Cf. CŒUR D., LANG M., « L’enquête en archives et la connaissance des inondations » Granet-Abisset A.-M. et Brugnot G., dir., Avalanches et risques :

regards croisés d’ingénieurs et d’historiens, Publications de la MSH-Alpes, Grenoble, 2002, p. 134-135. 79 Selon Bethemont, 6 stations étaient en activité sur le Rhône en 1840. Cf. BETHEMONT J., op. cit., p. 7.

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premières stations80. Cependant, en ce qui concerne les données quantitatives absolues (notamment les hauteurs d’eau), il convient de rester prudent sur la longue durée. En effet, la fiabilité de telles valeurs dans le temps est discutable au regard de l’évolution du lit des cours d’eau à chaque crue. Ainsi, le lit de la Lauch en février 1990 n’avait certainement pas la même profondeur ni les mêmes profils que lors de la crue de l’hiver 1801-1802. Les travaux d’aménagement et de curage entrent également ici en ligne de compte. Le lit du cours d’eau, connaissant des périodes d’alluvionnement et de surcreusement, a une profondeur variable dans le temps, remettant en question la fiabilité des données telles que les hauteurs d’eau. Si ces données sont discutables, elles ont néanmoins le mérite d’exister mais sont à utiliser avec beaucoup de prudence, dans un but purement informatif.

Une autre option était d’envisager, une classification à partir de l’origine des crues (pluviales, nivales, pluvio-nivales, remontées de nappe). Cependant, ce système est pour le moins réducteur puisqu’il ne permet en aucun cas de faire apparaître une hiérarchisation des crues. Pour pallier cette limite, il conviendrait d’introduire à l’intérieur de chaque catégorie (de crues) des indices d’intensité, permettant alors de distinguer les crues faibles, moyennes, fortes et extrêmes. Ainsi, il est impossible de distinguer, entre les catégories, quelle crue extrême est la plus puissante ou la plus dommageable. Un problème supplémentaire s’est également posé, celui du manque de renseignements dans les archives. En effet, ces dernières ne mentionnent pas systématiquement l’origine des crues, aussi un trop grand nombre d’évènements s’est alors révélé inclassable. La perte d’information relative aux évènements décrits par les sources comme « très dommageables » était trop importante pour motiver notre choix en direction de ce système de classement. N’offrant aucune lisibilité sur la réalité des faits, ce dernier a dû être écarté.

Finalement, après plusieurs tentatives infructueuses, la solution la plus pertinente et la plus transposable à la Lauch était de procéder, comme l’ont fait avant nous Denis Cœur pour les crues de l’Isère et du Drac81

ou encore Emmanuel Garnier dans son étude sur les milieux humides82, à une classification reposant sur les dommages occasionnés lors des crues.

L’historien Denis Cœur a élaboré, pour les inondations de l’Isère et du Drac, un « classement qualitatif des évènements selon leur gravité (…) à partir des effets induits sur le lit et les

80

Précisément en 1961 pour la station de Linthal – Lac de la Lauch et en 1962 pour celle de Linthal Saegmatten.

81 CŒUR D., La maîtrise des inondations dans la plaine de Grenoble (XVIIème-XXème siècles) : enjeux techniques, politiques et urbains, Thèse de Doctorat d’Histoire sous la direction de R. Favier, Université Pierre

Mendès-France, Grenoble, 2003, 3 volumes, 348 p., 172 p. et 293 p.

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territoires environnants83 ». Dans son système, D. Cœur distingue 3 niveaux de gravité : les évènements faibles ou moyens, touchant une partie ou l’ensemble du cours d’eau et provoquant peu de dommages ; les évènements forts, concernant une partie importante ou la totalité du cours d’eau et occasionnant des dommages conséquents ; enfin, les évènements exceptionnels, affectant l’ensemble du cours d’eau et provoquant des dommages immenses84

. Pour chacun de ces niveaux, des catégories de dommages ont été déterminées, auxquelles ont été associés différents niveaux d’intensité, ainsi que des indications géographiques d’échelle variable. Par ce biais, la méthode de D. Cœur répond au problème d’échelle soulevé précédemment. Il s’agit néanmoins d’y ajouter une variable complémentaire, mise en exergue

par l’historien E. Garnier, dans sa « méthode de calcul de l’indice de sévérité des inondations85 ». Consistant à rester fidèle aux sources historiques, notamment en conservant les changements d’échelle, mentionnés dans les archives, cette méthode entend regrouper les évènements en les quantifiant. Ainsi, l’inondation survenue à l’échelle communale sera conservée et non « diluée » dans les informations relatives à une inondation plus importante se déroulant par exemple à l’échelle du bassin versant. A partir de l’ampleur des dommages, E. Garnier propose un classement de la gravité des inondations comprenant 5 indices correspondant, dans l’ordre croissant, aux 5 catégories suivantes : peu de dommages, quelques dommages, dommages conséquents, gros dommages, évènements exceptionnels par son impact géographique et économique.L’historien a mis en place un sixième indice, négatif (-1) correspondant aux « évènements avérés » figurant dans les sources, mais pour lesquels aucune information supplémentaire (durée, localisation, dégâts) n’est disponible86

. Cela permet de conserver l’information historique sans pour autant fausser le reste du classement. Cette méthode est remarquable quant à l’affinage des caractéristiques des dégâts et quant à la création de cette dernière variable négative, évitant toute perte d’information.

A l’instar de ce que Denis Cœur a réalisé et en l’absence de données hydrologiques (débits, cotes de hautes eaux, etc.) pour la Lauch, nous avons fait le choix d’établir un classement de l’intensité des crues à partir des dommages mentionnés dans les sources, même si ces dernières, de nature qualitative, sont très subjectives. En conséquence, une combinaison des méthodes développées par D. Cœur et E. Garnier semblait adaptée à la Lauch. En effet, au vu du grand nombre d’évènements « inclassables » répertoriés pour la Lauch, l’intégration de la variable (négative) proposée par E. Garnier a été rendue nécessaire afin d’éviter une vision

83 CŒUR D., op. cit., p. 28. 84 CŒUR D., op. cit., p. 29. 85

GARNIER E., op. cit., p. 24.

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globalisée, lissée. Par ailleurs, il convient d’affiner encore davantage les catégories de dommages pour notre rivière.