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Conclusion du Chapitre 2

Section 2 : Entre holisme et

3.1.1. Notre cadre de référence

La principale difficulté intellectuelle que nous avons rencontrée est de trouver comment mener une recherche scientifique valable, rigoureuse et avec des résultats valides sans tomber dans le piège de la rédaction de nos mémoires. Nous nous trouvons dans la position schizophrénique décrite par Edgar MORIN (1990, p 256) avec l’incompatibilité entre la vision du vécu et la vision dite scientifique. Pour reprendre l’approche de Thierry LEVY-TADJINE (2004) qu’il attribue à Pierre BESNARD119, le choix de notre sujet et la manière dont nous souhaitons le traiter sont influencés par notre cadre de référence, par notre triple expérience professionnelle120. La présentation de l’environnement du chercheur autour de cinq pôles nous parait pertinente dans notre cas avec pour seul aménagement la mise en exergue de notre expérience du terrain, notre pôle anthropologique. C’est lui qui va conditionner et influencer le plus fortement les autres pôles. C’est notre histoire et la manière dont elle a forgé en nous des schémas et une certaine perception de la réalité qui va façonner l’idée que nous nous faisons de cette réalité ou la méthodologie que nous souhaitons appliquer. La représentation de Thierry LEVY-TADJINE, reprise de Sandrine EMIN, est dans la Figure 3.01.

Le travail doctoral que nous menons apparaît comme la résultante de notre histoire, de l’objet de notre recherche au sens épistémologique et de la méthode d’appréhension du réel que nous allons développer. Cette approche de la réalité est complétée par les idées qui sont les nôtres. De nombreux auteurs ont mis en évidence l’importance de ce cadre idéologique de référence. Jean PIAGET (1977, p. 81), par exemple, pense « (qu’) un

homme de sciences n’est jamais un pur savant, mais il est toujours également engagé en quelques positions philosophiques ou idéologiques ». De son côté Lucien GOLDMANN

(1986, p. 1002) illustre cette situation reprise par Thierry LEVY-TADJINE car « très

souvent, le facteur idéologique intervient [précisément là] en influençant d’avance les résultats ultérieurs de la recherche ».

119

Voir LEVY-TADJINE Thierry (2004, p 148).

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À savoir conseiller financier, porteur de projet de création d’une TPE et enseignant. Ces éléments sont développés dans le chapitre 4.

Pôle Épistémologique Pôle Méthodologique

Pôle Anthropologique

Pôle Idéologique Pôle Ontologique

Figure 3.01 : les cinq pôles de la production de recherche.

Source : d’après LEVY-TADJINE (2004).

Avant de pouvoir rentrer dans une approche détaillée de notre positionnement épistémologique, il nous a paru nécessaire de réfléchir sur l’impact de notre expérience sur la qualité de notre production de connaissances. Nous avons pour cela parcouru la littérature consacrée à l’épistémologie ainsi que les ouvrages traitant de l’introspection en tant que source de connaissances. Loin de vouloir nous contenter d’une simple étude de nos souvenirs, cette analyse a pour but de savoir comment gérer les interférences entre ces souvenirs et notre approche de la réalité. Il ressort de ces lectures que l'introspection connaît une certaine validité dans des champs scientifiques précis, mais que son utilisation stricte en Sciences de Gestion doit être évitée121. C’est l’idée même d’objectivité de notre démarche que nous souhaitons éclaircir. Dans notre cas, la décentration nécessaire pour observer le réel en toute objectivité est plus difficile. À l’instar de PIAGET (1977)122, il est nécessaire de connaître ces difficultés issues des divers aspects de la relation circulaire sujet – objet pour en éviter les écueils : déformation, présupposition, influence de l’histoire antérieure. Pour THIETART (2003, p 68), le chercheur ne peut pas être indépendant de ses connaissances et il ne peut pas en faire « table rase » pour explorer un phénomène. La frontière entre les connaissances à découvrir et les éléments vécus n’est pas nette, loin de là, et l’observation ne doit pas être l’occasion de revivre des événements, ce qui a pour

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PIAGET Jean, 1977, p 50 : « L’introspection est donc insuffisante autant parce qu’elle modifie les phénomènes à

observer que par ce qu’elle est dès le départ déformée par eux ». 122

PIAGET Jean, 1977, p 47 : « Le fait d’être à la fois sujet crée, dans le cas des sciences de l’homme, des difficultés

supplémentaires. […] La frontière entre le sujet égocentrique et le sujet épistémique est d’autant moins nette que le moi de l’observateur est engagé dans les phénomènes qu’il devrait pouvoir étudier du dehors. Dans la mesure même où l’observateur est engagé et attribue des valeurs aux faits qui l’intéressent, il est porté à croire les connaître intuitivement et sent d’autant moins la nécessité de techniques objectives ».

obligatoire conséquence de déformer la réalité en la teintant de ressenti bon ou mauvais. La proximité entre notre objet de recherche et la personnalité, le vécu du chercheur, est source de biais potentiels importants. Il nous paraît donc indispensable de se prémunir contre des déformations susceptibles d’invalider nos résultats. Sortir de l’observé pour observer doit également permettre de ne pas donner de valeur à certains éléments de la réalité plutôt qu’à d’autres. Tout l’intérêt de notre réflexion actuelle est de quitter l’intuitif pour se consacrer à l’observable, sans le déformer ou tout au moins en ayant une réflexion autocritique et autoréflexive pour reprendre l’idée d’Edgar MORIN123 (1990). Dans un premier temps, il est utile pour le chercheur de mener cette réflexion pour connaître les risques auxquels sa situation personnelle l’expose.

Limiter l’introspection comme source de connaissances ne peut cependant pas effacer notre mémoire. À l’instar de MILES et HUBERMAN (1991, p 45), nous pensons qu’aucun chercheur ne peut prétendre mener un travail en Sciences Sociales sans être influencé par des éléments personnels, par son pôle anthropologique. Notre histoire doit être prise comme une richesse plutôt qu’un piège. Nous avons l’avantage de connaître notre sujet, ses comportements et son entourage. Notre histoire nous permet d’avancer des propositions, des intuitions qui, corroborées par le terrain, donnent des hypothèses à vérifier et dont les résultats peuvent être triangulés par la littérature. Mener cette réflexion doit nous permettre de limiter les biais et leurs effets.

Une réflexion épistémologique consubstantielle, au sens de MARTINET (1990), à la préparation de ses travaux permet au chercheur de trouver une densité et une cohérence nécessaires à son discours. Adopter un point de vue épistémologique consiste à analyser la production de connaissances pour leur donner une légitimité scientifique, une validité tant au niveau des résultats que de leur formation. L’enjeu de cette démarche et son importance au sein de la communauté scientifique est de bénéficier de travaux ayant davantage de rigueur et de cohérence grâce à des paradigmes régulateurs. Sans aller jusqu’au partage des idées, le fait de respecter une certaine approche de la réalité et des outils existants pour l’aborder permet à la communauté de partager les résultats d’un chercheur en admettant un certain niveau de « scientificité » tant au niveau des avancées théoriques que des

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MORIN Edgar, 1990, p 29 : « Nous voyons que le progrès même de la connaissance scientifique nécessite que

l’observateur s’incluse dans son observation, que le concepteur s’incluse dans sa conception, en somme que le sujet se réintroduise de façon autocritique et autoréflexive dans sa connaissance des objets ».

articulations entre la ou les théories et les données empiriques, ainsi que la manière dont a été abordé le terrain. Le fait de rechercher cette reconnaissance de la communauté scientifique autour de notre utilisation de la « boîte à outils du chercheur » ne doit pas nous scléroser dans une démarche purement méthodologique sous prétexte qu’elle est « admise ». MARTINET (2007) va plus loin et parle de « ruine de l’âme » pour ceux qui se concentrent sur un établissement de « l’ordre organisationnel » sans questionnement ni réflexivité sous prétexte qu’il est « scientifiquement correct ». Nous nous efforcerons donc de respecter une méthode de recherche tout en gardant à l’esprit les limites à cette démarche et la possibilité de réfléchir sur de nouveaux outils plus judicieux. C’est ce que nous essayons de faire, avec conscience, dans le cadre de ce travail de recherche et dans le positionnement épistémologique que nous choisissons.

3.1.2. Besoins épistémiques du chercheur

Le choix de notre positionnement épistémologique dépend de notre sensibilité vis-à-vis des notions de réalité ou d’ontologie, de monde social et de la relation entre le sujet et son objet d’étude. L’ancien clivage entre les partisans du positivisme et les défenseurs du constructivisme semble ne plus être sur le devant de la scène. Il a laissé place à des aménagements épistémologiques et leurs corollaires méthodologiques dont les aspects pluriels, certes moins radicaux, permettent d’enrichir la recherche (CLENET, 2007). Le rattachement à un paradigme radical au sens de KUHN n’est plus une condition sine qua non de validité des connaissances produites. Le chercheur est conduit à aménager le cadre épistémologique de sa recherche, comme le constate THIETART124 ou comme le présentent de manière synthétique MBENGUE et VANDANGEON-DERUMEZ (1999). Il convient malgré ce relâchement de préciser la nature du travail du chercheur, la validité interne de ses approches, afin de donner le crédit nécessaire obtenu par le regard des autres et la confrontation de leur jugement. Pour THIETART, la validité interne d’une

recherche qualitative repose principalement sur la capacité et l’honnêteté du chercheur qui décrit très concrètement le processus entier de sa recherche, en particulier dans les phases de condensation et analyse des données collectées.

Aménager le positionnement épistémologique n’est pas une démarche simplifiant le

124

THIETART R.A. (2003, p. 31) : « on peut constater que le nombre de recherche en sciences de l’organisation tente

travail. C’est au contraire une démarche nécessitant davantage de précision pour mettre en évidence les choix faits et justifiés par le chercheur, choix qui conditionnent la production de connaissances et leur validité. L’assurance qualité au sens de SAVALL et ZARDET (2004) est une règle du jeu rendant lisibles les résultats proposés par les autres membres de la communauté scientifique. Il est nécessaire de donner cette grille de lecture.

Notre démarche, née de notre expérience professionnelle et de nos convictions personnelles, influence le choix d’un positionnement épistémologique de deux manières que nous reprenons ci-dessous.

 Nous bénéficions d’un stock d’informations qui nous influence fortement dans nos propositions et nos accès au terrain, si bien qu’une démarche purement inductive n’est pas possible. Nous attendons de ce terrain les éléments moteurs de notre recherche. Cette part de connaissance non scientifique rend possible la création théorique. C’est ce que soutient Edgar MORIN quand il dit qu’il y a un noyau non scientifique dans toute théorie scientifique125. Nous adoptons un profil de modestie sur les connaissances que nous avons en gardant à l’esprit que le terrain peut les confirmer, mais surtout que l’important réside dans ce que nous ne savons pas. Nous devons donc nous démarquer de ce que nous connaissons pour percevoir ce que nous ne connaissons pas.

 Nous pensons que notre objet de recherche, bien que contingent, fortement lié à un contexte, présente des régularités et une réalité qui peuvent être mises en évidence et dont nous pourrons parler d’une certaine objectivité.

Notre positionnement épistémologique commence par une expression personnelle de la perception de la réalité. Notre croyance en la réalité objective des choses et du monde est issue de ce que HUSSERL nomme «l'attitude naturelle126». Nous pouvons présenter sur la

125

MORIN Edgar (1990, p. 173) cite les présupposés métaphysiques de Popper, les thématas d’Holton ou les paradigmes de Khun.

126

L'attitude naturelle ne se soucie pas des problèmes de la possibilité de la connaissance. L'attitude philosophique, par opposition à l'attitude naturelle, doit donc viser sans cesse ce que l'on pourrait appeler une "évidence apodictique" obtenue par l'exposition d'une preuve nécessaire. Nous n’avons pas réalisé ce travail philosophique pour expliquer

Figure 3.02 cette perception grâce aux continuums développés par MBENGUE et VANDANGEON – DERUMEZ (1999).

Interprétée

Objective Construite

Notre perception

Les données sont des mesures de la réalité qui est considérée comme objective

Les données sont des interprétations de la réalité qui peut être

considérée comme objective.

Les données sont des interprétations de la réalité qui est considérée comme subjective.

Les données sont le résultat d’une construction par interaction entre le chercheur et l’objet étudié.

La réalité est unique La réalité est multiple

Figure. 3.02 : La perception de la réalité.

Source : adapté de MBENGUE et VANDANGEON – DERUMEZ (1999).

Nous situons notre démarche dans la partie grisée de la figure. Les données que nous collectons concernent le ressenti des banquiers et leur perception du financement d’un porteur de projet qui défend son dossier en face de lui. Ce sont bien évidemment des éléments subjectifs, individuels et contingents. Cependant, bien qu'étant des interprétations de la réalité, nous pensons qu'il existe des régularités objectives dans les différents éléments que nous étudions, qu'il existe une unicité de la réalité. C’est au chercheur, à travers les représentations des acteurs, de trouver l’unicité de la réalité. Nous ne souhaitons pas interpréter ces données et modéliser la perception des acteurs, mais dégager de ces perceptions plurielles les éléments récurrents et indépendants des individualités. Nous pensons que ces phénomènes sont indépendants de la volonté, de la conscience des

acteurs. Les entretiens que nous avons menés, montrent par exemple une certaine

régularité dans la construction de stéréotypes par les conseillers financiers, stéréotypes qui les aident dans leur processus de prise de décision en l’absence d’une information parfaite. Nous avons réussi à dégager ces stéréotypes alors que les conseillers ne semblaient pas

notre perception personnelle de la réalité ; nous croyons que la réalité existe sans avoir réfléchi longuement sur les fondements de cette croyance.

avoir conscience de cette heuristique cognitive127.

L'idée d'objectivité des données et leur indépendance à l'égard des acteurs que nous observons renvoient à un déterminisme certain, sans être absolu, qui régit les comportements. Nous pensons que les banquiers comme les porteurs de projet sont doués de leur volonté propre et de leur capacité à agir indépendamment pour arriver à leurs fins. Malgré tout, ils subissent le poids d’un système dans lequel ils ont été formés. L’aspect déterminé se traduit par des liens de causalité prévisible au sens de HUME128 entre une action et ses effets. Cependant, la liberté d’action, les possibilités et les comportements opportunistes, la dimension temporelle, le caractère contingent des événements et, surtout, leur multiplicité rendent imprévisibles les conséquences des actions de porteurs de projet, que ce soit pendant l’entretien de financement ou une fois la relation engagée. Dans notre problématique, l’aspect déterminé des comportements et des actions se traduit par la pression de l’organisation bancaire sur son employé et la réduction de sa capacité de jugement et d’initiative. Là, les actions du conseiller ont des résultats prévisibles et déterminés, surtout en cas de défaillance de son client : sanctions plus ou moins importantes, incertitudes concernant sa carrière, transfert du dossier client au département contentieux. Pour les porteurs de projet, la formulation de leur idée d’affaires répond à certaines normes institutionnalisées édictées par les banques et les chambres consulaires : formalisme du plan d’affaires, ratios de financement, garanties personnelles… mais également de leurs capacités personnelles, de leur positionnement social qui influencent l’action. Entre dossier-type pour les uns et exigences de rentabilité et de gestion du risque pour les autres, la marge de manœuvre individuelle est étroite, mais le comportement imprévisible lié au caractère humain de ces décisions, aux possibilités d’opportunisme se traduit par une confusion et par le caractère aléatoire de leurs conséquences. Capacité d’initiative : oui, mais dans un contexte exerçant un fort conditionnement, à savoir le poids du « système ». Nous entendons sous ce terme de système le poids de la société en son sens le plus impersonnel où le groupe sans identité impose des comportements, des normes, des règles auxquelles les individus se conforment inconsciemment, car c’est également ce système qui leur construit leur mode de pensée par la socialisation, la transmission de valeurs, d’us et de coutumes relatives au monde des affaires. Nous verrons plus loin l’importance de ce système en tant que garantie de la bonne fin de la relation : la

127

Nous apporterons plus de précisions dans une section ultérieure.

128

confiance institutionnelle. MBENGUE et VANDANGEON – DERUMEZ (1999) citent CROZIER et FRIEDBERG (1977, 29-30) et illustrent notre propos : « Des acteurs à part

entière qui, à l’intérieur des contraintes souvent très lourdes que leur impose “ le système ”, disposent d’une marge de liberté qu’ils utilisent de façon stratégique dans leurs interactions avec les autres ».

Considérant les données à collecter comme objectives, nous devons nous attacher à ce que notre mode de collecte permette de conserver cette objectivité. Bien que nous basions notre travail sur une représentation subjective129 de l’entretien de financement par nos sujets, nous montrons qu’il existe des régularités indépendantes de l’aspect conscient et volontaire des individus et que, de ce fait, nous pouvions les considérer comme objectives, du moins en partie. Nous attachons donc un soin particulier afin de ne pas influencer les réponses par nos questions (SHAVER et SCOTT, 1991). Cette démarche passe par une définition précise de notre approche méthodologique, en commençant par ses soubassements philosophiques.

3.2. Position méthodologique et