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aux sans-papiers ?

2. Comprendre les éléments bloquant ou facilitant l’émergence d’une politique publique propre au

2.1. L’approche par le haut (top-down).

Cette approche par le haut permet d’identifier plusieurs types de facteurs de distorsion entre l’étape de décision et celle de la mise en œuvre.

Dans L’État au concret, Jean-Gustave Padioleau182 a recourt à l’exemple de la politique de

défrichement des bois et des forêts. Mise en œuvre en 1960, cette politique cherche à contrôler les défrichements qui se multiplient à cette époque du fait de la croissance urbaine, des opérations industrielles et de spéculations agricoles. Pour des raisons à la fois économiques et environnementales, le gouvernement veut restreindre les autorisations de défrichement. Il va donc prendre une circulaire qui introduit un nouveau motif de refus d’autorisation de défricher la conservation des bois reconnus comme nécessaires à « l’équilibre biologique d’une région ». Mais, en l’absence d’une caractérisation précise de ce qu’est « l’équilibre biologique d’une région », ce texte va conduire à une application très différenciée selon les départements, laissant ainsi jouer un rôle déterminant à l’administration chargée d’examiner individuellement les dossiers de défrichement : dans les zones de grande culture ou de forte densité urbaine, les refus seront nombreux et systématiques alors que dans le Sud-Ouest, la mise en œuvre restera très limitée, notamment du fait de la concurrence avec d’autres politiques publiques telles que la lutte contre les incendies, le développement des cultures ou l’aménagement touristique.

182 Nioche Jean-Pierre. Padioleau Jean-Gustave : L'État au concret. In: Politiques et management public, vol. 1,

Dans Sociologie de l’administration française, François Dupuy et Jean-Claude Thoenig183

utilisent l’exemple du transport terrestre de marchandises. Ce mode de transport se trouve fortement réglementé, mais la réglementation est mal appliquée. Le non-respect concerne le temps de travail, le tonnage du véhicule et la vitesse. Ces distorsions sont liées à la faible pertinence de deux postulats fondant l’action publique en ce domaine : la centralité du transporteur qui supporte quasi exclusivement la réglementation, alors que les chargeurs et les auxiliaires sont faiblement intégrés dans le champ d’intervention étatique. Le transporteur est en bout de chaîne et est en situation de dépendance par rapport aux autres acteurs. Pour survivre économiquement, il doit contourner la réglementation, ce qui est permis par la tolérance de certaines infractions par l’administration qui les contrôle et les sanctionne peu.

La multiplicité des acteurs joue donc un rôle de distorsion dans la mise en œuvre des politiques publiques. Dans Implementation, Jeffrey Pressman et Aaron Wildavsky184 réalisent une étude

sur la mise en œuvre des politiques de l’emploi aux États-Unis. L’État fédéral décide de subventionner les entreprises qui embauchent des chômeurs de longue durée issus des minorités à Oakland en Californie. Mais ils constatent que le programme a un impact restreint : les fonds ne sont pas dépensés en totalité et servent peu au public cible. Mais ils n’en imputent pas la cause à la décision, car celle-ci faisait l’objet d’un consensus et était à la fois simple et claire. Selon eux, les obstacles à la mise en œuvre de ce programme ont reposé essentiellement dans la multiplicité des acteurs faisant le lien entre le lieu de la décision et le lieu d’exécution. Des distorsions sont en effet apparues entre le niveau fédéral de la décision et le niveau local du lieu d’exécution. Ce sont ces niveaux intermédiaires qui ont conduit à des retards par rapport aux objectifs initiaux, notamment du fait de la nécessité de négocier avec de nombreux participants. Ils estiment ainsi qu’un nombre important de « points de rencontre » (clearence points) entre des participants nombreux et indépendants augmente le risque qu’un programme d’action publique n’atteigne pas ses objectifs.

183 Charle Christophe. François Dupuy et Jean-Claude Thoenig, Sociologie de l'administration française. In:

Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 39ème année, N. 3, 1984. pp. 646-648.

184 Jeffrey L. Pressman and Aaron B. Wildavsky, Implementation. Berkeley : University of California Press, 1973,

Par conséquent, même si tous les acteurs partagent l’objectif principal du programme d’action publique, Pressman et Wildavsky185 considèrent que la multiplicité des interactions entre

acteurs divers nuit à la mise en œuvre. Finalement, pour que la mise en œuvre soit en adéquation avec la décision, il faut réunir les moyens financiers, humains et techniques.

Dans les politiques mises en œuvre par l’Union européenne en termes de lutte contre l’immigration irrégulière, l’approche par le haut (top-down) est utilisée. Elle part en effet directement de la décision et est au service des décideurs. Le pacte européen sur l’immigration et l’asile, mère des politiques publiques nationales mises en œuvre par les gouvernements pour lutter contre la présence de sans-papiers sur le territoire, nous montre clairement que les décideurs ont adopté un certain nombre de directives (cinq précisément) sans pour autant analyser les effets que cela produirait dans les conventions relatives aux droits de l’Homme dont elles sont états partis.

Comme je l’évoquais précédemment, la politique publique propre aux sans-papiers est un pan de la politique globale de lutte contre l’immigration illégale, issue du pacte européen sur l’immigration et l’asile de 2008. Indépendamment des recherches que j’ai effectuées ainsi que de mon double terrain de thèse, il m’a été impossible de voir l’émergence réelle de cette politique publique singulière dans les deux milieux institutionnels étudiés.

L’état des lieux des politiques publiques à travers une comparaison franco-suédoise (chapitre 2) m’a permis de retracer l’itinéraire des politiques mises en place par la France et la Suède en matière de sans-papiers : ces politiques, loin d’être des politiques publiques à caractère inclusif, portent le nom de politique de lutte contre les sans-papiers, dans leur totalité. Elles revêtent donc un caractère exclusif couplé d’une négation alarmante de droits humains.

Quels ont été alors les éléments bloquant l’émergence d’une politique publique singulière propre aux sans-papiers aussi bien en France qu’en Suède ? En me basant sur l’approche par le haut (top-down), j’avais évoqué les trois distorsions qui ne permettaient pas l’émergence réelle d’une telle politique.

185 Hassenteufel, Patrick. « Chapitre 4 - La mise en œuvre de l’action publique », Sociologie politique : l'action

ü La première distorsion est liée à l’écart existant entre la décision d’appliquer cette politique publique et les objectifs de l’Union européenne en termes de lutte commune contre l’immigration irrégulière à travers le pacte européen étudié précédemment. À la lumière de son adoption les 15 et 16 octobre 2008 par les chefs d’état et de gouvernement, ainsi que la consécration de ce pacte dans les différentes législations nationales, il semble difficile voire improbable que les états puissent en amont créer une politique publique singulière propre au sans-papiers. Dans un objectif de mise en œuvre commune, premier volet d’un point de convergence de la part de l’ensemble des pays de l’UE, la lutte contre l’immigration irrégulière revêt un caractère primordial pour l’Union. De ce fait, la juxtaposition de l’agenda européen dans l’agenda national des différents pays membres montre qu’ils s’alignent à lutter efficacement contre l’irrégularité sur leur territoire. Dans la hiérarchie des normes, les normes européennes et internationales semblent primer, même si nous constatons que chaque état se déclare souverain en matière d’immigration et même s’ils sont tous unanimes sur la lutte contre l’immigration irrégulière.

ü La deuxième distorsion est liée à la multiplicité d’acteurs dans tout ce qui relève du public des sans-papiers. Au niveau institutionnel, comme nous avons pu le voir dans les deux pays (France et Suède), les ministères de l’Intérieur ou de la Justice sont chargés de la mise en œuvre de la politique gouvernementale en matière d’immigration et de l’application du pacte européen sur l’immigration et l’asile. Cependant, compte tenu de l’ampleur du phénomène des sans- papiers en Europe ainsi qu’au niveau national, plusieurs autres acteurs institutionnels gravitent autour de la question à travers d’autres problématiques liées notamment aux droits sociaux et fondamentaux qu’ils peuvent prétendre même en étant illégaux.

C’est le cas des ministères de la Justice (en France), du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, du ministère des Solidarités et de la Santé, du ministère du Travail, du ministère de l’Éducation nationale.

Malgré la compétence du ministère de l’Intérieur à gérer cette politique, d’autres acteurs nécessaires à sa mise en place sont aussi représentés. Il est donc évident que trouver un point de convergence entre tous ces acteurs n’est pas une tâche aisée. Et même si un point de convergence avait été opté de façon unanime, des risques liés notamment à la non-réalisation des objectifs des politiques publiques pourraient en découler. Les possibilités de désaccords et de retards, des différences dans les hiérarchies des priorités, pourraient aboutir à une mise en œuvre limitée du programme.

ü La troisième distorsion est le contexte politique. Comme nous l’avons vu précédemment, chaque changement de gouvernement entraîne inévitablement une reconsidération des politiques, de nouvelles priorités du gouvernement, ainsi que des objectifs nouveaux. La coloration politique ainsi que les promesses de campagne jouent un rôle majeur dans la mise en œuvre d’une politique publique. L’exemple clé que l’on peut donner est la naissance du pacte européen sur l’immigration et l’asile de 2008. Ce pacte tient son essence même de la promesse de campagne de Nicolas Sarkozy en 2007 qui allait déployer tous les moyens possibles pour combattre l’immigration irrégulière. Son ministre de l’Intérieur, Brice Hortefeux, s’était chargé de convaincre unanimement les autres ministres de l’Union en charge de la question. Il n’y avait aucune possibilité de régularisation du public sans-papiers à l’époque. Cette coloration politique nous semble être d’une grande importance dans l’articulation des politiques publiques. En effet, le gouvernement qui a succédé à celui de Nicolas Sarkozy semblait avoir des objectifs politiques différents de ceux du précédent. De par l’engagement relatif au pacte européen sur l’immigration et l’asile ainsi que sa création et sa mise en œuvre par la France, il semblait difficile pour le nouveau gouvernement de François Hollande d’aller à son encontre. Le pourcentage d’attention alloué à l’immigration dans l’agenda des Premiers ministres a nettement évolué entre 2007 et 2012. Ceci dû à un gouvernement différent aussi bien en idéologie qu’en termes de priorité. La circulaire VALLS de 2012 en est un exemple probant ainsi que les différents projets de loi asile et immigration que chaque gouvernement tente de réformer lors de leur accession au pouvoir.

Ces trois principales distorsions relevant de l’approche par le haut semblent être les facteurs bloquant l’émergence d’une politique publique singulière propre aux sans-papiers. Les dernières décennies ont été marquées par un discours récurrent sur le déclin des partis politiques et l’émergence de nouveaux canaux de participation et de représentation.

Pourtant, le lien entre partis politiques et politiques publiques est au cœur des théories de la démocratie représentative. Les partis s'y voient attribuer des fonctions de sélection du personnel politique, d'agrégation des préférences, d'élaboration des propositions programmatiques et de mise en œuvre des politiques publiques (Bernard Manin, 1995). Les citoyens, en choisissant de voter pour tel ou tel parti, évaluent les choix passés et mandatent ce parti pour les choix futurs. Le socle des régimes politiques modernes repose donc sur cette double capacité des partis politiques à mettre en œuvre les politiques publiques pour lesquelles ils ont été élus et à se distinguer dans cette tâche. Les travaux analysant l'articulation entre partis politiques et politiques publiques sont pourtant peu nombreux.

Dans ce champ, il existe une forte séparation entre spécialistes des politiques publiques s'intéressant à l'importance du parti au pouvoir dans le contenu des politiques publiques, et spécialistes des partis et des élections cherchant à évaluer le rôle des idées dans la compétition partisane. Il m’apparaît pourtant que ces deux courants posent de bonnes questions et qu'il serait fructueux de confronter leurs résultats.

Si l'on prend la théorie démocratique au sérieux, un changement de parti au gouvernement devrait transformer le contenu des politiques publiques. Des réponses plus ou moins nuancées ont été données à la question. En effet, la cartellisation des partis, l’affaissement des idéologies traditionnelles, la montée des mouvements sociaux et l’augmentation de la volatilité électorale auraient affaibli le rôle des partis, y compris dans leur fonction d’élaboration des politiques publiques. Il semble intéressant de reposer cette question à l'aune d'un affinement des hypothèses relatives à l'impact des partis sur les politiques publiques, et d'un renouvellement méthodologique : à quelle étape du « policy process » les partis peuvent-ils avoir un impact ? Quelles sont les variables à prendre en compte pour mesurer l'impact partisan, tant au niveau des variables dépendantes (variations budgétaires, choix d’instruments) qu'indépendantes (stratégies partisanes, cycles électoraux, imminence des élections) ? Quelles sont les interactions des partis avec d'autres acteurs de politiques publiques ? Comment les idées circulent-elles entre les différentes arènes ?

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