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2. CADRE THEORIQUE

2.2 A LTERNANCE EN FORMATION

Dans ce chapitre, il s’agira de cerner en quoi un dispositif de formation dual, tel que l’on retrouve dans la formation des assistant(e)s socio-éducatif(ve)s, peut être générateur de tensions de part les différents types de savoirs qui sont mobilisés dans les différentes sphères du système (école et lieu de travail). Pour ce faire, il apparaît comme indispensable de définir ce que l’on entend par « savoir » et d’en déterminer les fonctions dans un dispositif de formation. Ensuite, il s’agira de comprendre de quelle façon évolue l’identité de l’apprenant en rapport à ce dispositif dual et quelles représentations de soi il est à même de se faire par les différents champs d’activités qu’il traverse. Enfin, des pistes interactionnelles seront présentées comme outil permettant la liaison entre les deux pôles de l’alternance. Au final, l’idée est de dépasser le clivage « théorie – pratique », encore prégnant dans le modèle

« applicationniste » de la formation, et d’explorer en quoi ce hiatus génère une mise en tension à la fois dans les savoirs et les identités (Merhan & al., 2007b).

2.2.1 Le statut des savoirs en tension

Apprendre en situation de travail génère bien souvent des tensions marquées par le clivage entre « théorie » et « pratique ». D’un côté les capacités cognitives de l’apprenant sont stimulées par la production d’un discours orienté vers l’objectivation et de l’autre, le rapport à la réalité du métier ancré dans l’expérience singulière est sollicité (Vanhulle, 2012). Or, cet écart à priori problématique devrait être repensé comme une particularité du dispositif favorisant le rapport dialectique entre ces deux sphères plutôt que comme un « gouffre » ou un « écart » inéluctable à la formation duale (Vanhulle, 2012).

Pour comprendre en quoi cet écart peut être perçu comme problématique, il convient de définir les différents types de savoirs régissant ces sphères. Pour Mialaret (2011), qui étudie les savoirs théoriques, scientifiques et d’action en éducation, le savoir théorique pour les éducateurs se réfère aux textes, aux idéologies pédagogiques, à l’ensemble des réflexions ou des savoirs d’actions liés à la pratique. Le savoir empirique est, quant à lui, perçu comme un savoir particulier et local. Pour Barbier (2011), l’acquisition d’un savoir passe par les

discours, qu’ils soient d’action ou théoriques. La différence réside dans l’aspect situé ou général ; les discours d’action s’adressent à des auditeurs situés contrairement aux discours théoriques qui, eux, s’appuient sur des concepts généralisateurs. Barbier use des concepts de modèle « déictique » pour décrire l’action renvoyant à une situation concrète et du modèle

« universel » renvoyant à l’élaboration d’un discours construit hors de toute situation et s’appuyant sur des concepts (Barbier, 2011). Geay (2007) apporte un éclairage sur ces savoirs d’action qui renvoient à la situation de travail concrète. En effet, les savoirs transmis sur le terrain sont d’une nature telle qu’ils ne peuvent être directement transmissibles du fait qu’ils revêtent un caractère ambigu relevant de l’expérience, des savoirs de sens commun, des savoirs ordinaires et « produits pour soi dans l’action » (Geay, 2007, p. 31). Ces savoirs ont un statut implicite, tacite, voire caché et ne sont que peu verbalisés. Pour sa part, Durand (2012b) distingue les savoirs déclaratifs des savoirs procéduraux. Les savoirs déclaratifs sont de nature consciente tandis que les savoirs procéduraux sont moins conscients et sont le plus souvent « stockés » sous forme de règles ou de programmes. Ce sont eux qui par la suite deviennent des « automatismes ». A noter que Mialeret (2011), distingue l’acquisition d’un automatisme de celle d’un savoir ; pour cet auteur, toute action produit un savoir, excepté dans le cas des automatismes qui, selon lui, sont du ressort des expériences, lesquelles représentent elles-mêmes « l’ensemble d’informations, de connaissances, d’attitudes acquises par un individu au cours de son existence par l’observation spontanée de la réalité et de ses pratiques, le tout intégré progressivement à sa personnalité » (Mialaret, 2011, p. 165). Quant aux différentes fonctions des savoirs, Durand (2012b) les décrit en corrélation avec sa définition des savoirs déclaratifs et procéduraux; les fonctions des savoirs peuvent être de deux types : une fonction de connaissance ou de représentation du monde ainsi qu’une fonction de structuration et de régulation de l’action. Cette distinction de fonction des savoirs peut être directement reliée à la distinction de finalités des sphères de l’alternance ; d’un côté nous trouvons une finalité didactique reliée à la sphère « théorique » et, de l’autre, une finalité productive reliée à la sphère du travail (Veillard, 2012), les types de savoirs ayant d’une part une finalité de compréhension sur le monde et, d’autre part, une finalité pragmatique orientée vers l’efficacité pour l’action (Veillard, 2012). Ces deux dimensions de l’activité génèrent un écart et une tension entre les savoirs orientés vers « l’agir versus l’analyse de cet agir » (Merhan et al., 2007a, p. 8). Or, si cet écart peut être perçu comme un problème par le décalage qu’il impose, certains auteurs proposent de le voir comme une particularité du système de formation en alternance et de prendre en compte ce hiatus pour permettre de générer de l’apprentissage. A ce titre, Merhan et al. (2007a), proposent d’appréhender le

dispositif dual comme ayant pour fonction de relever ces écarts entre « travail prescrit » et

« travail réel » afin de les utiliser comme potentiel d’apprentissage. Pour ces auteurs, l’idée est de tisser des liens et de « permettre la construction autonome de compétences par

"couplages auto-organisateurs" entre acquisitions scolaires ou académiques et les apprentissages du travail » (Merhan et al., 2007a, p. 27). Ce décalage entre « théorie » et

« pratique » semble indispensable pour saisir les tensions ; parce qu’il est porteur de savoirs, eux-mêmes fondés sur le dépassement de ces tensions affectives et cognitives (Vanhulle &

al., 2007). Pour Vanhulle (2012), le problème n’est donc pas cet écart entre les deux pôles de l’alternance, mais le rapport dialectique qui devrait s’établir entre ces deux sphères de la formation. Mialaret (2011) vient confirmer cette idée car, pour lui, c’est en confrontant savoir empirique et savoir scientifique qu’il y a enrichissement pour le formé. Les types de savoirs étant l’un et l’autre nécessaires par leur mouvement réciproque à la construction de compétences; « je sais donc j’agis et j’agis parce que je sais » (Merhan et al. 2007a, p. 13).

Nous reviendrons plus loin sur ce qui peut permettre une articulation forte entre les deux pôles du système de formation. Toutefois, un système basé sur l’alternance offre à l’apprenant la possibilité de se connaître et de développer son identité professionnelle (Merhan et al., 2007a). Comme le souligne Petit (2007), l’alternance s’apparente comme étant la base d’une articulation entre dynamique cognitive et identitaire, ce qui nous amène à présent à développer la question suivante : dans quelle mesure l’identité en construction de l’apprenant se forme via cette mise en tension du dispositif de formation en alternance ?

2.2.2 Des identités en tension

Précédemment, nous avons évoqué de quelle manière la particularité d’un dispositif dual génère à la fois de l’écart et possède les ressources nécessaires pour dépasser ce clivage et le transformer en une spécificité du système permettant l’enrichissement du savoir et de la posture du formé. Dans ce système, l’identité de l’apprenant est mise à l’épreuve par les tensions découlant du dispositif en alternance. En effet, selon Cohen-Scali, la formation en alternance alimente deux cultures différentes qui obligent les apprenants « à concilier en permanence des valeurs très différentes, à développer tour à tour des rôles sociaux opposés et à adopter des statuts variés » (Kaddouri, 2008, p. 177-178). Des sentiments contradictoires peuvent alors apparaître pour les jeunes engagés dans un tel dispositif et générer des conflits de rôles. Ainsi, l’alternance contraint les apprenants à se confronter à une double transition : une transition « fonctionnelle » liée aux deux lieux de formation, dans une temporalité différente et avec une logique formative distincte, et une transition « identitaire » liée à ces va

et vient entre ces deux lieux dont les cultures sont diamétralement différentes, voire opposées.

Dans un tel contexte, l’apprenant se voit forcé d’assumer successivement de nouveaux rôles (Kaddouri, 2008). C’est justement dans ces transitions « fonctionnelles » que l’apprenant va opérer des changements sur la représentation de lui-même et du monde, initiant dès lors des remaniements identitaires (Kaddouri, 2008). Ainsi et comme le résume Cohen-Scali, l’alternance est une période de transition identitaire nullement aisée parce qu’elle est « une période difficile faite de ruptures et de contradictions induisant des sentiments d’inconfort psychologique, de dissonances entre différentes représentations de soi » (Kaddouri, 2008, p.

177, cité par Cohen-Scali, 2000). C’est la rencontre de ces différentes cultures qui va permettre la construction de la représentation de soi à travers les multiples identités endossées Aussi et selon Martucceli (2008), l’individu dispose de plusieurs identités qu’il « endosse ».

Ces identités sont issues des multiples positions et peuvent se révéler parfois contradictoires.

Ainsi, pour des apprenants en formation duale, ces derniers vont mobiliser des dimensions identitaires en fonction du champ d’activité dans lequel ils se situent. A noter qu’en fonction des enjeux identitaires émergents, il peut y avoir tension identitaire (Kaddouri, 2006). Mais les représentations de soi permettant l’évolution identitaire dépendent également du niveau de motivation des formés. Chaix (1996) distingue les stagiaires dits « déterminés » des stagiaires dits « indéterminés ». Les stagiaires déterminés possèdent un projet qui a lui-même une influence directe sur la manière dont ils vont utiliser l’alternance et en tirer du savoir. Ces types de stagiaires « ont hâte d’être utiles et d’avoir une activité finalisée socialement » (Chaix, 1996, p. 114). Pour ces apprenants, l’écart perçu entre les deux pôles du dispositif de formation est un élément dont ils vont pouvoir tirer un apprentissage, à l’inverse des stagiaires

« indéterminés », qui eux perçoivent l’écart comme un « handicap » les empêchant d’affronter la réalité du terrain (Chaix, 1996). Les représentations de soi dans l’identité dépendent aussi de la manière dont l’apprenant va négocier son identité en rapport aux autres ; « cette perception de soi est constamment médiatisée par le regard d’autrui (réel ou intériorisé), par le discours de l’autre » (Lipiansky, 2008, p. 37). En effet, l’identité de la personne se définit dans la relation à autrui aidée par les stimuli qu’apportent les interactions, en vue de se définir (Lipiansky, 2008). Pour construire son identité, l’apprenant va activer des stratégies complexes à la fois basées sur la valorisation de soi en vue de se distinguer du groupe et en même temps des stratégies de reconnaissance sociale en vue de s’affirmer comme

« similaire » au groupe (Lipiansky, 2008). Le jugement que portent les autres sur l’apprenant est également un élément influençant la construction identitaire, puisque l’apprenant va évaluer le jugement des autres à son égard en fonction de la perception qu’il a de lui-même,

perception elle-même développée via la comparaison avec les autres (Lipiansky, 2008). Dans le même sens, la personne s’imagine dans le regard des autres et, par cet exercice, anticipe les jugements que l’on peut porter sur elle. On parlera alors de « soi reflété dans un miroir » ; jugement projeté de l’image de soi dans les yeux d’autrui et influençant directement les sentiments liés à la conscience de soi (fierté, gêne, honte…) (Lipiansky, 2008).

Les tensions qui émanent du dispositif de formation dual doivent viser la construction identitaire des individus et ce, d’autant plus que ce dispositif possède la particularité d’articuler trois pôles formatifs (Ecole, cours interentreprise, lieu de travail). Ainsi, comme le souligne Merhan :

« in fine, il s’agit de penser et de mettre en œuvre un modèle de formation susceptible de stimuler les étudiants à combiner un parcours de vie, une logique de trajectoire sociale et une logique d’apprentissage, au-delà même d’une finalité adaptative. La visée formative s’inscrit ici dans une intentionnalité privilégiant des fins d’émancipation et de construction d’une identité sociale et professionnelle » (Kaddouri, 2008, p. 184).

2.2.3 Un outil liant dans l’alternance : le langage

Ci-devant, nous avons développé la question de savoir dans quelle mesure les différents types de savoirs exploités dans les sphères du système généraient un hiatus dont le dispositif d’alternance devrait s’emparer pour permettre le rapport dialectique entres ces deux sphères.

En effet, pour Veillard (2012), « très nombreux sont encore les apprenants, dans différents pays, qui vivent une alternance faite de successions de périodes d’enseignement académique et de travail, sans rien pour les aider à tisser des liens entre ces deux contextes d’apprentissage » (p.158-159). A l’inverse, un rapport logique entre les deux sphères favorise la confrontation entre les différents savoirs et de fait permet l’enrichissement pour le formé.

Suite à cela, nous avons souligné le rôle primordial de l’alternance dans la construction des identités. A présent, il est nécessaire de revenir sur ce qui organise une articulation dialectique entres les deux pôles du système. Pour ce faire, il convient de se demander ce qui favorise un enrichissement à travers l’exploitation de l’écart entre ces deux pôles de l’alternance. Nous retrouvons à nouveau la perspective interactionnelle dans l’apprentissage, puisque c’est le langage qui va permettre la mise en forme de ces apprentissages. Pour Pastré (2005), « le langage rend la perception objective, il organise l’informe. En construisant des significations,

il permet de sortir de "l’ici et maintenant" » (Petit, 2007, p. 93 cité par Pastré, 2005). Merhan et al., (2007a) valident ce point de vue puisque pour ces auteurs il s’agit de repérer les écarts par la description des situations vécues, ce qui permet de donner un sens à ce vécu. Vanhulle (2012) quant à elle, use de la notion d’expérience pour inviter le formé à mettre en récit son activité expérienciée, dans un esprit de co-construction avec le formateur, le tout orienté vers un objectif d’explicitation, de compréhension et d’objectivation du travail. Une nouvelle fois, l’expérience racontée semble primordiale dans l’élaboration des savoirs, comme le souligne Durand (2012b) ; « les savoirs se construisent de et par une mise à distance cognitive de l’expérience, dans des rapports complexes entre action et réflexion » (p.74). C’est ainsi que le retour sur l’action réalisée offre la possibilité pour le formé de transformer ses actions puisqu’il développe une « connaissance sur son action » (De Terssac, 2011). A noter que cette prise de conscience de sa propre pratique développée grâce à la verbalisation de l’expérience, sera intégrée différemment par les individus en fonction de la façon dont ils s’approprient, analysent et comprennent la situation vécue. La compétence de « savoir-dire » devient alors une condition sine qua non pour construire les savoirs pour et sur l’action. Cette compétence est possible à travers les activités d’échange qui, elles-mêmes, « supposent la production et la mobilisation de savoirs d’action "langagière" ou "d’interaction" : stratégie d’influence, gestion de la parole, etc. » (Galatanu, 2011, p. 116). Par exemple, les méthodologies d’explicitation du travail, telles que les entretiens d’autoconfrontation où l’on demande au travailleur de décrire sa situation de travail par le biais d’un matériel (audio, sono) récolté, ou encore par les entretiens d’explicitation où l’apprenant est guidé par un ensemble de questions visant à se souvenir des déclencheurs sensoriels liés à l’action vécue (Clot, 1999), ont pour point commun de favoriser les mécanismes de prise de conscience et d’apprentissage via une posture réflexive (Filliettaz, 2008b). Ces techniques permettent alors d’exploiter le langage comme ressource de l’apprentissage et de donner un sens direct à l’alternance en formation et au décalage généré: « alors, le langage, loin d’être seulement pour le sujet un moyen d’expliquer ce qu’il fait ou ce qu’il voit, devient un moyen d’amener autrui à penser, à sentir et agir selon sa perspective à lui » (Paulhan, 1929, cité dans Clot & al. 2001, p. 23).